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I - Curiosité

- La Folie Des Merveilles -

I – Curiosité

Londres, 1865.

     Dans les ruelles étroites de Whitechapel, la brume matinale drapait les pavés usés et les façades décrépites de son voile opaque. Les cloches de l'église Saint-Amaury résonnaient faiblement, comme un murmure destiné aux âmes égarées, insensibles aux caprices du jour ou de la nuit.

     Un cri déchira soudain l'air, rompant le fragile silence. D'un grincement strident, une porte s'ouvrit et une fine silhouette fut projetée dans la rue.

     — Misérable vipère ! Va-t'en d'ici, qu'on ne te revoie plus jamais... !

     Une fillette atterrit lourdement sur les pavés mouillés, ses boucles brunes tombant sur son visage. Elle ne cria pas. Elle ne pleura pas.

     Derrière, la femme trapue se tenait à l'encadrement, ses joues empourprées par la fureur.

     — Cela t'apprendra, petite insolente, à prendre de grands airs et à te mêler de ce qui ne te regarde point, maudite fouine !

     La petite releva la tête, contrariée.

     — Ce n'est pas ma faute si votre mari trouve plus d'intérêt auprès de votre sœur qu'en vous... ! Répliqua-t-elle d'un ton narquois.

     La fillette avait cette façon de parler, tranchante et assurée, qu'on ne trouvait guère chez les enfants.

     — Comment oses-tu, petite effrontée ?! Ce ne sont que des mensonges !

     Lucie Rail Liddell se releva, époussetant ses vêtements.

     — Allez donc vous en assurer vous-même un mardi soir, au Blackthorn Passage, et vous verrez si je mens...!

     Folle de rage, la femme attrapa une large malette et le jeta vers l'enfant.

     — Prends tes affaires, sale peste ! Et si jamais tu oses reparaître ici, crois-moi, tu finiras fort mal ! À présent, fiche le camp !

     Le lourd claquement de porte mit fin à ses menaces.

     — Ma foi, tant mieux ! Vous n'êtes pas la seule à offrir du travail, et certainement pas la plus généreuse en salaire... !

     La fillette fourra les cigares éparpillés dans sa malle, ses pensées tourbillonnant de frustration. "Faire une faveur à ces gens... et voilà ma récompense." Marmonna-t-elle en ajustant la sangle de sa besace. "Qu'elle passe ses nerfs sur son mari, ça lui rendra service à cette mégère..."

     Ses bottines claquèrent contre les dalles tandis que la jeune fille avançait dans la rue. L'air glacé d'octobre mordait sa peau et elle resserra le col élimé de sa robe grise. Quelques heures plus tôt, Harriet, sa nourrice acariâtre, lui avait donné cette maudite mission :

     « — Tiens, prends ceci et file avant midi.

     Lucie avait roulé des yeux.

     — J'ai bien d'autres affaires à mener que de jouer les coursières.

     — Et qu'as-tu donc l'intention de faire ? Gribouiller sur les murs de ta chambre comme une arriérée ?!

     — Cela se pourrait. Qu'importe à vos yeux, de toute manière ?

     — Comme si ça pouvait te nourrir ! Fais ce que je te dis, gamine, ou tu passeras la soirée à récurer la vaisselle jusqu'à t'en faire saigner les doigts ! Et crois-moi, je prendrai un malin plaisir à te voir patauger dans la crasse... »

     Le souvenir lui fit grincer des dents, ses fins doigts se crispant autour des sangles. Que Lucie pouvait détester cette hideuse harpie... Elle revoyait ce visage sévère et bouffi, ses pupilles de bronze scintillant d'aigreur qui lui donnaient la nausée au cœur.

     En avançant dans Whitechapel, la jeune fille consulta rapidement sa liste griffonnée. Son prochain arrêt était le cabinet Kingsbridge. Mais en arrivant, la petite Liddell, de ses yeux émeraudes, vit aussitôt les fenêtres plongées dans l'obscurité.

     — Docteur ? C'est Lucie. Je vous apporte vos cigares !

     Elle frappa à nouveau, plus fort cette fois.

     — Docteur Livingstone ! Êtes-vous là... ?

     Le cabinet resta muet.

     Lucie poussa un soupir irrité.

"Quel ennui..." pensa-t-elle.

     Elle s'apprêtait à rebrousser chemin lorsqu'un mouvement attira son attention. Une vieille dame était assise sur les marches d'un escalier voisin. Voûtée, ses cheveux gris s'échappaient d'un châle drapé sur ses épaules. Son regard, terne et lointain, était fixé sur la rue, comme si le monde autour d'elle n'avait plus la moindre importance.

     — Hé, m'dame. Avez-vous vu le docteur ? Demanda-t-elle.

     La vieille dame mit un moment à répondre, ses yeux voilés reprenant lentement vie.

     — Parti plus tôt... Une urgence, qu'il a dit.

     Elle laissa tomber sa tête contre le mur, sa voix faible.

     — Où donc ? Va savoir... Le quartier est plein de pauvres gens mal en point...

     La fillette hocha avant de se détourner du porche sombre.

"Encore raté..."

     Le froid du matin semblait s'insinuer jusqu'à ses os, lorsqu'un éclat de rire moqueur résonna dans la ruelle étroite. Elle releva la tête. Un groupe d'enfants s'était rassemblé près d'un tas de caisses en bois à demi pourries.

     Une bande de gamins des rues : des va-nu-pieds aux habits rapiécés, aux haillons bien trop grands pour leurs corps maigres. Leurs visages maculés de terre laissaient à peine deviner leurs traits, et leurs yeux brillants d'espièglerie la fixaient avec malice.

     Un garçon de son âge, les cheveux emmêlés et une dent manquante, la pointa du doigt.

     — Hé, regardez ! C'est Lucie, la Folle Menteuse !

     Les enfants pouilleux aux nez coulants, scandèrent en chœur.

     — Lucie, la Folle Menteuse... ! C'est la Folle Menteuse ! C'est Lucie !

     — Alors, Liddell... Toujours à montrer tes dessous aux hommes comme ta nourrice... ? Railla le garçon, un sourire mauvais.

Mais Lucie ne lui accorda aucun regard.

     — Justement. Ce soir, c'est ton père que je rencontre.

     L'orpheline tourna les talons, bien décidée à ignorer les injures de ces va-nu-pieds et les regards perçants des passants qui avaient surpris son audace.

     Mais les rues de Whitechapel étaient un théâtre où chacun se croyait protagoniste principal. Les ricanements des enfants laissèrent place à une autre mélodie : celle des jugements des adultes, plus glaciale encore.

     — Cette Liddell... une fille sans foi ni loi. Trop fière, trop effrontée... Pas étonnant qu'elle n'ait pas de famille.

     Une dame murmura à une autre.

     — Avec une nourrice comme Harriet, que pouvait-on espérer d'autre... ?! Le WhiteWhale n'est qu'un repaire de dévergondés. Elle finira comme une de ces catins, c'est certain...

     Lucie avança sans un mot, le menton haut, réprimant la boule de rage qui menaçait de l'engloutir.

...

     Dans les ruelles obscures des bas-fonds londoniens, les brouhahas s'éclaffaient depuis la taverne miteuse du WhiteWhale.

     Véritable repaire d'âmes perdues, la brasserie était réputée pour sa piquette bon marché et ses nuits interminables, où chants et disputes se mêlaient.

     À l'intérieur, il se trouvait une chaleur lourde et étouffante. Les effluves âcres de cigares se mêlaient aux relents d'alcool et de sueur, imprégnant les murs de bois usé.

     Derrière le comptoir, Harriet Holman régnait en maîtresse absolue. Imposante et farouche, elle n'était pas une femme à tolérer l'impertinence. Son corsage serré dévoilait une poitrine opulente, attirant autant les regards lubriques que les moqueries mal contenues.

     Un homme à la mine fatiguée, avachi sur une chaise près de la gérante, grogna sa frustration :

     — Ta gamine, là... Lucie. Encore à traîner dans les rues à semer le désordre. Une peste, j'te dis... !

     Harriet, impassible, remplissait une chope.

     — Et qu'y puis-je, mon brave ? Cette enfant fait ce qu'il lui chante. Si cela vous incommode tant, rien ne vous oblige à repasser ici, ni à croiser sa route.

     Le buveur haussa un sourcil, un sourire ironique étirant ses lèvres sèches.

     — On pourrait presque croire que tu l'as recueillie par tendresse. Mais franchement, elle te cause plus de tracas que de compagnie, non ?

     — Il est vrai qu'entre elle et vous autres, j'ai de quoi perdre patience bien plus souvent... !

     L'homme se mit à rire.

     — Ma pauvre Harriet, affublée d'une orpheline tourmentée. Le buveur se penchant vers ses camarades. Vous l'avez entendue, l'autre jour, se disputer dans la rue ? Avec cette poissonnière, là... Un véritable démon !

     — Ah, c'est on ne peut plus vrai ! Mais il faut reconnaître qu'elle a du cran, la fillette ! Ajouta un autre en ricanant.

     — N'auriez-vous pas mieux à faire que de railler une enfant de quatorze ans ? Fichez-lui donc la paix et songez à vos propres soucis. Alors, servez-vous ou partez maintenant !

     Maîtresse du réputé WhiteWhale, Mme Harriet Holman était une femme sans manière.

Une débauche des bas quartiers.

     Ses cheveux de feu étaient toujours ramassés en un chignon serré. Son visage, marqué par les stigmates du temps et des excès, elle tentait en vain d'occulter rides et imperfections sous une couche épaisse de maquillage bon marché.

     Ses yeux de bronze, mêlés de fard verdâtre étaient perpétuellement animés d'aigreur, une fenêtre de sa vie façonnée par les vicissitudes et les rêves déçus.

     En la voyant, les hommes ne pouvaient retenir leurs rires gras qui faisaient trembler leurs épaules voûtées :

     — Regardez-la, cette grande dame du WhiteWhale ! Une authentique pièce de musée, notre Harriet. Et voyez donc ses jarretières, bien en vue... C'est qu'elle cherche à prouver quelque chose... !

     Les femmes, plus acerbes encore, s'échangeaient leurs commentaires d'une fausse discrétion :

     — Ses robes... On dirait des vieux draps retapés ! Et ce décolleté... Misère... Il est plus profond que le puits de la honte ! Bah ! Il lui faut bien attirer les chalands, pas vrai... ?

     Même les enfants, dans leur cruauté innocente, avaient leur comptine :

     — La grosse dame du WhiteWhale, avec ses robes en serpillière, et son sourire de vipère... fait fuir même les rats d'la rivière... !

Mais Harriet... était imperturbable, gardant la tête haute.

     Après tout, c'était là son royaume, et pour rien au monde elle n'aurait laissé les moqueries des uns et les sarcasmes des autres entamer la forteresse qu'elle s'était bâtie.

     — Oh, elle sait y faire... Les hommes sans le sou viennent pour oublier leurs peines, et la catin se nourrit de leurs détresses comme un vautour...

     — Elle les attire, nos époux, nos hommes ! Et après, plus un liard au foyer ! Mais qu'importe... ! Cette Harriet est sans morale. Tant que sa bourse se gonfle, rien d'autre ne compte ! Voilà bien ce qu'elle est...

     Une femme scrupuleuse qui ne pensait qu'à son sac de mise.

Car oui, cette catin était avare.

Oh oui, si avare.

     Elle était une rapiat, sans scrupules, comptant méticuleusement les pièces de sa lourde caisse métallique, un sourire étiré sur ses lèvres rouges.

     Et cette femme connaissait bien les rouages du commerce. Au diable, les racontars qui rabaissaient sa bâtisse. Elle prospérait malgré la grande dépression des bas-fonds.

     C'était un fait.

     Les hommes démunis trouvaient refuge dans les murs crasseux de sa brasserie, échappant aux tourments de leurs existences moroses.

     Pourquoi rester dans des foyers sordides après une journée éreintante, avec des femmes ruminant des querelles sans fin et des enfants criant plus fort que leurs petits corps ?

Il fallait être fou, ou heureux en ménage, mais pour la plupart, cela n'était guère le cas.

     — Vous êtes vraiment sans pitié, Dame Harriet.

     Elle haussa les épaules, comme toujours.

     — La vie n'a jamais été tendre avec moi, alors pourquoi le serais-je avec vous... ?

"Non, mais..."

"Quelle dame dérangeante..."

     "Pourquoi craindre cette Harriet, une simple femme vulgaire ? Depuis quand les prostituées détiennent-elles un tel pouvoir dans leurs mains ?" Les railleries allaient bon train derrière son dos.

Pourtant, personne n'osait défier cette laideuse.

     Derrière son masque sévère se cachait une femme à l'intelligence vive, une maîtresse dans l'art de saisir les secrets des autres.

     Elle possédait un don mesquin : entre deux verres et un nuage de fumée, Harriet savait recueillir confessions et murmures qu'on n'aurait osé dire ailleurs.

     Et ses oreilles, curieuses et attentives soient-elles, étaient toujours à l'affût.

     Si quelqu'un devait écouter aux portes, ce serait elle.

     Si quelqu'un devait écouter aux murs, ce serait toujours elle.

     — Attention à ce que tu dis, elle pourrait t'entendre...!

     — Qui ça ?

     — Devine donc.

     — Harriet ?

     — Comme toujours.

Et celle-ci en savait trop, dirait-on.

     Et surtout, qu'il était dur de la garder silencieuse. Le mutisme ne figurait pas dans son langage.

Oh, loin de là.

     Elle était une grande bavarde, une véritable pipelette. Si par un funeste hasard, Mme Harriet Holman venait à découvrir l'un de vos secrets les plus intimes, soyez prêt à payer un petit capital pour que ses lèvres se taisent.

     — Après tout, le silence est d'or... mais le sien vaut bien moins.

...

     Alors que les murmures et les ombres du WhiteWhale s'évanouissaient dans la froid matinale, Lucie Rail Liddell marchait dans les ruelles avec lassitude.

     Mais derrière elle, un bruit de pas insistant la poursuivait.

Une personne des plus agaçante.

     — Cesse donc de me suivre, Gabin...

     Le garçon pouilleux à la dent manquante, esquissa un sourire narquois. Ses cheveux bruns en bataille lui tombaient sur le front et sa chemise bien trop grande flottait autour de son corps maigre, tel un drapeau malmené par le vent.

     — Pourquoi... ? T'es-tu mise à me craindre, Lucie la Menteuse ?

     Gabin, chef autoproclamé des gamins des rues avançait, savourant l'énervement de la jeune fille.

     — Tu n'as vraiment rien de plus utile à faire que de me suivre comme un chien perdu... ?

     — Moi, te suivre ? Il ricana. C'est plutôt toi qui te pavanes avec tes airs supérieurs. Regarde-toi : toujours fourrée là où personne ne t'attend.

     — Va voir ailleurs. Ton petit numéro de petit chef est ridicule.

     — Quoi ? Tu te prends pour une grande dame ? Arrête de faire semblant, Lucie. Au fond, t'es qu'une orpheline paumée... Personne ne te prend au sérieux. T'es bonne qu'à causer des ennuis.

Les mots trouvèrent leur cible.

     Lucie sentit un nœud dans sa poitrine.

     — Et toi... ? Tu n'es qu'un parasite, vissé aux basques d'autrui. Incapable de faire quoi que ce soit seul.

     Le sourire de Gabin s'effaça aussitôt.

     — Tu as du toupet pour une fille qui vaut si peu ! Qui donc se souciera de toi, de toute manière ?! Même ta précieuse nourrice n'en a rien à faire ! Tu n'es qu'une pauvre orpheline sans personne pour t'aimer... ! Et tu resteras à jamais seule, c'est tout ce que tu peux mériter !

     Une première goutte tomba, salée ou venue du ciel, elle ne sut dire.

Mais ce fut assez pour faire déborder tout le reste.

     La besace glissa de son épaule, tombant dans un bruit sourd. Et d'une rage incontrôlable, la fillette percuta le garçon de plein fouet, l'entraînant à terre.

Une tempête prête à tout ravager.

     Lucie à cet instant, n'était que rage. Gabin, pris de court, se débattit comme il put. Ses mains s'agrippèrent aux mèches trempées de la fillette, les tirant sans ménagement.

     — M-mais tu es complètement folle... ! S'écria-t-il, sa voix vacillante.

     Lucie, insensible à ses protestations, eut pour seule réponse : ses dents se plantant sur son bras.

     — Aïe, lâche-moi ! Espèce de furie !

     Désespéré, le garçon enfonça ses ongles dans la jambe de la brunette, la forçant à lâcher prise. Mais à peine avait-il repris son souffle qu'elle se ruait de nouveau.

     Leurs cris étouffés se perdaient dans le fracas de l'averse. Ils se roulaient à terre, leurs vêtements maculés de boue et leurs corps trempés.

     — Ça t'amuse de t'en prendre à moi, hein... ?! Eh bien, tu vas voir ce dont est capable une fille qui n'a plus rien à perdre... !

     Ses mots claquèrent tel un fouet dans l'air saturé. Ni le froid mordant, ni la pluie glaciale ne semblaient calmer sa furie.

     Alors qu'elle s'élançait, le regard brûlant, Gabin fut plus rapide.

     Il attrapa ses poignets, la bloquant. Un sourire satisfait se dessina sur ses lèvres alors qu'il savourait son avantage.

     — Alors, Liddell ? On ne joue plus... ?

     Ils restèrent figés un instant, leurs regards croisés.

Malheureusement pour le garçon, le sol détrempé joua contre lui.

     Son pied glissa sur les dalles luisantes, s'écrasant lourdement au sol, son dos heurtant la pierre froide. Lucie recula, son souffle haché par l'effort et les paupières fermés.

     — Ça t'apprendra...

     La fillette restait là, le goût amer de la boue sur ses lèvres. Elle rouvrit les yeux, convaincue qu'il allait se redresser, prêt à se jeter de nouveau.

     Mais rien ne se passa.

     Elle regarda autour.

     — Gabin... ?

     Une brume dense s'éleva soudain, effaçant les contours des bâtiments.

     — Ce n'est pas drôle. Montre-toi !

     Elle chercha sa silhouette dans la ruelle. Mais celle-ci semblait s'étirer à l'infini, déformée. Les pavés familiers étaient devenus flous, presque liquides sous l'épais rideau de pluie.

     — Pourquoi te caches-tu ?! Tu crois pouvoir m'effrayer ?!

     Lucie recula, une boule d'inquiétude se formant dans sa poitrine.

"Mais que se passe-t-il... ?!"

     Ses pas résonnaient faiblement sur les dalles mouillées, lentes et hésitantes. Elle ne reconnaissait plus rien, ni les bâtisses, ni les usines. Tout avait pris un air évanescent, comme si la ville elle-même se dérobait, engloutie par des voiles de brume.

     Ses doigts s'agrippaient aux pans de sa robe.

     Un froid intense la saisit, comme si une marée glacée la submergeait, perçant sa peau de mille aiguilles invisibles. Lucie sentit des regards — innombrables, invisibles — rivés sur elle.

     Comme si on la scrutait, l'observait avec une telle insistance qu'elle avait l'impression d'être épinglée sous une loupe géante.

     Sa chair se hérissa.

« Par ici... Approche... »

     La gamine s'arrêta net.

     — Qui est là ? Demanda-t-elle, la gorge nouée.

     Mais le silence lui répondit.

     Lourd. Pesant.

     Et pourtant, Lucie savait qu'elle n'était pas seule.

     Son cœur s'accéléra.

     Des voix retentirent, plus fortes cette fois-ci, s'entremêlant de rires, de soupirs et de chuchotements. Les sons montaient crescendo, emplissant ses oreilles d'un brouhaha incessant, comme si un millier de personnes parlaient en même temps.

« Par ici, par ici... »

« Droit devant toi. »

« Dépêche-toi... Dépêche-toi. »

« C'est presque l'heure... »

« Suis le chemin... Alice... »

"Alice... ?"

     Soudain, une silhouette émergea au loin, apparaissant lentement dans la brume.

     Floue. Indistincte.

     Elle ondulait, défiant la lumière pâle qui peinait à l'éclairer. La fillette plissa les yeux, mais plus elle cherchait à discerner ses contours, plus la silhouette semblait se fondre.

     — Fuis Alice... essaie donc...

     La voix rauque et sifflante, s'éleva comme un souffle glacé. Et l'ombre se mit à glisser dans l'air, serpentant jusqu'à elle.

     Et alors, pour la première fois.

     Lucie sentit le danger, palpable et oppressant.

     Sans réfléchir, l'orpheline courut aussi loin que possible de cette ombre qui la poursuivait.

     La peur contracta ses muscles. Elle accéléra encore plus. Ses jambes fléchirent sous l'effort et ses poumons brûlants imploraient une pause qu'elle ne pouvait s'accorder.

     Les voix crièrent de nouveau dans ses oreilles :

« Il est temps... »

« Viens nous rejoindre... »

« Dépêche-toi... »

« Il te rattrape ! »

     Sa fuite se réduisait à une course aveugle, une échappée sans fin, traquée par un spectre terrifiante qui se rapprochait à chaque instant.

     — Partez ! Laissez-moi !!

     Les ruelles s'étiraient à l'infini.

     Désertes. Lugubres.

     Un piège sans issue.

Mais le destin, implacable et cruel, semblait conspirer contre elle.

     La fillette heurta soudain un obstacle. Propulsée en avant, elle tomba lourdement contre le sol.

     Un cri de douleur lui échappa. Ses paumes, écorchées et brûlantes.

     Elle se retourna et le vit.

     Cette ombre se précipitant avec fureur. L'orpheline était clouée sur place. La panique lui montait au cœur et un cri resta bloqué dans sa gorge. Dans un ultime réflexe de désespoir, elle ferma les yeux, attendant l'impact inévitable.

     — Ah, enfin... Te voilà donc.

     Une silhouette apparut dans la brume.

     Ce n'était pas Gabin.

     Et ce n'était pas un homme ordinaire non plus.

     L'inconnu, vêtu d'une redingote élégante, marchait avec assurance. Il plongea la main dans son veston et en sortit une montre à gousset suspendue d'une longue chaîne dorée.

     — Oh, mais quelle chance. Voilà qui tombe à point nommé...

     Il fit ouvrit le couvercle de la montre, révélant un cadran baigné de lumière et tendit l'objet.

     — Hors de ma vue, traqueur des Merveilles..

     Aussitôt, une force dorée jaillit du gousset. Le spectre poussa un cri strident, un son inhumain qui semblait tordre l'air lui-même. Un tourbillon se forma et la créature finit par disparaître dans une dernière contorsion, engloutie.

     L'homme referma sa montre, le clic du couvercle résonnant comme un point final.

     — Eh bien, un souci de moins... !

     Il balaya la ruelle grisâtre d'un regard, la pluie avait cessé. L'homme, jusque-là impeccable dans son allure, fronça soudain les sourcils.

     Ses oreilles, duveteuses et dressées sur sa tête, tressaillirent.

     — Oh là là... mais par quel chemin est-ce déjà ? Par ici ? Non, c'était sûrement par là... Ou les deux, peut-être ?!

     Le jeune homme, ses cheveux mi-blancs d'un côté et mi-noirs de l'autre, se gratta la tête, sondant les ruelles tortueuses.

     — Mais quelle horrible mémoire, je peux avoir ! Nom d'une théière, quelles sont ces rues qui se ressemblent autant que Bonnet Blanc et Blanc Bonnet... ? C'est à se perdre dans le temps...!

     Il essuya une goutte de sueur qui perlait sur son front, tirant de sa poche la montre à gousset.

     — Oh non, quelle catastrophe ! Il faut que je me hâte, ou je vais être en retard... !

     Sans attendre une seconde de plus, le jeune homme choisit une direction et s'élança maladroitement, courant comme si le destin du monde dépendait de son retard.

Lucie resta au sol, complètement abasourdie.

"Suis-je en train de rêver... ?"

Elle se frotta les yeux.

Une fois...

Deux fois...

"Cet homme, avait-il vraiment des oreilles de lapin sur la tête...?"

     La petite Lucie le suivit du regard, son esprit oscillant entre fascination et incrédulité :

"Non, mais quelle folie suis-je en train de vivre... ?"

     — Hé, gamine ! Ôte-toi de là !

     Un cavalier furieux juché sur un imposant cheval brun passa près d'elle, la frôlant presque. Un instant figée, la fillette comprit soudain que le monde ordinaire semblait avoir repris son cours. Autour d'elle, les bruits familiers de Whitechapel refirent surface : le martèlement des sabots sur le sol mouillé, les cloches résonnants au loin et le murmure incessant des conversations.

Lucie réalisa sa position au milieu de la route de pierres et se redressa brusquement, revenant sur la chaussée. Sa réputation de paria ne nécessitait aucune attention supplémentaire. Puis, son regard se posa de nouveau sur la silhouette insolite de l'homme aux oreilles de lapin.

     Il bondissait à travers la foule, se glissant entre les passants sans que personne ne semble même le remarquer, tel un mirage insaisissable.

La petite Liddell sentit sa curiosité s'enflammer et sans hésiter, elle se lança à sa poursuite.

...

     L'orpheline déboucha dans une cour intérieure, où le temps semblait suspendu. Les murs lépreux et les vitres éventrées semblaient suinter l'abandon. On aurait cru entendre les soupirs résonner entre les briques.

     Les mauvaises herbes s'infiltraient partout, tordues comme des souvenirs mal digérés. Les bouts de verre, eux, reflétaient un passé qu'on avait préféré briser plutôt que regarder en face.

     — Par mes jarretières, Lucie... Toujours dans la misère, ma petite...

     La fillette se tourna vers l'une des fenêtres situées au sommet de la bâtisse. Une silhouette familière se dessinait à contre-jour.

Mais la fillette ne ressentit aucun réconfort.

     Une habituée de la taverne d'Harriet. Une commère notoire dont la bienveillance était aussi rare qu'une journée ensoleillée dans les bas-fonds.

     — Que fais-tu là... ? Lança-t-elle d'un ton accusateur. Encore en quête de problèmes, je présume... !

     Lucie détourna le regard, préférant ignorer l'intruse. L'homme-lapin avait disparu, et tout ce qui restait de sa course folle était ses propres souliers poussiéreux et éraflés. Elle observa la cour : une petite fontaine en pierre se dressait encore au centre, la mousse recouvrait le rebord de pierre et l'eau stagnante était constellée de feuilles mortes.

     — Alors, ainsi ta chère nourrice te fait courir partout en vagabonde... Et voilà que tu t'aventures dans des endroits où tu n'as rien à faire.

     — Occupez-vous de votre linge, vous.

     La femme haussa les sourcils. Elle secoua un drap avec dédain, avant de se pencher un peu plus à la fenêtre, un faux sourire étirant ses lèvres.

     — Que cherches-tu donc ? Je pourrais peut-être t'aider, qui sait...

     — Je recherche un homme.

     Cette commère plissa les yeux, son intérêt piqué.

     — Quel genre d'homme... ?

     — Ceux avec des oreilles de lapin.

     La femme resta un instant figée, avant qu'un rire incontrôlable ne jaillisse de sa gorge.

     — Un homme aux oreilles de lapin... ? Pourquoi pas un prince-chat ou une sorcière aux ailes de corbeau tant que tu y es... !

"Elle a définitivement perdu la tête, cet enfant..."

     — Entre tes mensonges et ton insolence, il serait temps que ta nourrice prenne des mesures pour t'élever correctement... !

     — Croyez ce qu'il vous plaira, cela m'importe peu. Moi, je l'ai vu.

     — Eh bien, va donc chercher ton lapin ailleurs, petite écervelée. J'ai mieux à faire que d'écouter tes délires... !

     Lucie ne répondit pas.

     "Si elle n'avait rien vu, à quoi bon s'attarder davantage ?" La fillette chercha de nouveau l'étranger à gousset.

"Mais où avait-il disparu... ?"

     Sa curiosité était trop vive pour abandonner.

     L'image de l'homme-lapin demeurait gravée, nette et intrigante : ce visage encadré de mèches mi-blanches, mi-noires et ses yeux grisâtres - il restait une énigme qu'elle ne pouvait se résoudre à ignorer.

     Son regard se posa sur une porte en bois, massive et légèrement entrebâillée. Lucie tendit la main et effleura le bois rugueux.

La porte s'ouvrit dans un long grincement.

     Un souffle d'air s'échappa, chargé d'un parfum oublié - entre menace et invitation.

     Devant elle, un couloir.

     Sombre et silencieux.

     Les doigts glissant sur les murs, elle avança, happée malgré tout.

"Ai-je bien fait de venir... ?"

     Cette pensée s'enroulait en boucle dans son esprit, comme un écho troublant qui refusait de se taire.

Un fracas inattendu déchira le silence, comme un coup de tonnerre dans une verrière déjà fissurée.

     Elle voulut crier — trop tard. Le sol se déroba sous ses pieds.

Et la jeune fille se mit à chuter.

Dans un immense gouffre noir.

     Elle tombait dans une nuit sans fond, là où même les cauchemars n'osaient pas descendre, tandis que les mystères les plus enfouis semblaient attendre patiemment de dévoiler leurs plus profonds secrets. 

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2 Comments

14 hours ago
En ouvrant l'application, je suis tombée sur cette histoire un peu par hasard. Grande fan de l'univers d'Alice au pays des merveilles, j'ai tout de suite été attiré par cette histoire donc j'ai lu le résumé, intriguée. Puis ce premier chapitre. Et je dois dire que j'aime déjà beaucoup ! La plume est très agréable à lire, l'histoire déjà captivante. J'ai vraiment hâte de lire la suite ;)
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5 hours ago
Oh, merci beaucoup ! Tu es le tout premier lecteur de mon histoire, et ton message me touche énormément. Je suis trop contente que ça te plaise, vraiment. :) Mon cœur palpite en ce moment... ! J'y ai mis beaucoup d’amour, alors lire un retour comme le tien, ça me donne envie de continuer encore plus fort. Merci du fond du cœur !
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