ISABELA
La villa est... gigantesque.
C'est un mélange absurde d'ancien et de moderne, de colonnes de marbre, de lustres en cristal, de piscines intérieures et d'œuvres d'art contemporaines placées comme si de rien n'était. Le genre d'endroit où tu te demandes si tu dois enlever tes chaussures avant de marcher, ou signer un contrat de non-responsabilité si tu fais tomber quelque chose.
À mon bras, Rhys marche avec un calme olympien, comme si tout cela n'était qu'une extension naturelle de sa vie. Moi, en revanche, j'ai l'impression d'être projetée dans un rêve un peu trop brillant.
Des dizaines de personnes en robes de soirée et smokings élégants se pressent dans l'immense hall. Dès que nous passons la porte, plusieurs regards se tournent vers nous. Enfin... vers lui, surtout. Rhys Volkov, en chair et en costume Armani.
Des murmures s'élèvent autour de nous comme une vague discrète.
Un homme d'âge mûr, cheveux poivre et sel, s'avance aussitôt, un sourire mielleux collé au visage.
— Rhys ! Ça fait plaisir de te voir. Et qui est cette charmante créature ?
Je rougis instantanément. Génial. J'aurais dû prévoir ce moment.
Avant que je ne trouve une réponse spirituelle (ou au moins pas catastrophique), Rhys garde son bras autour du mien et déclare d'un ton neutre :
— Une amie.
Simple, clair, sans détour.
Et pourtant, je capte un léger appui dans sa voix. Comme s'il posait une étiquette pour me protéger, mais aussi pour marquer son territoire.
Un peu plus rassurée, je souris poliment, tout en me promettant intérieurement de ne pas renverser une coupe de champagne sur ma robe ce soir.
Après quelques politesses, nous nous éloignons et pénétrons dans une autre salle, plus intime. Les murs sont recouverts de tableaux, sculptures et installations artistiques, chacun plus impressionnant que le précédent.
Je suis fascinée, incapable de détourner les yeux de tant de beauté.
— Tu aimes l'art ? demande Rhys, sa voix grave dans mon oreille.
Je me tourne vers lui, un sourire sincère sur les lèvres.
— J'adore.
Mon regard file sur une toile abstraite suspendue devant nous.
— C'est... comme lire une histoire sans mots. L'imagination fait le reste.
Rhys hoche la tête, l'air pensif, puis laisse échapper, moitié sarcastique :
— Heureusement que tu es là. Sinon j'aurais pensé que tout ça n'était qu'une excuse pour planquer des millions dans des rectangles colorés.
Je ris doucement, accrochée à son bras, consciente malgré moi de sa chaleur contre la mienne.
— Ce n'est pas totalement faux, je murmure. Mais certains tableaux valent l'évasion, tu ne crois pas ?
Rhys me dévisage une seconde, comme s'il me voyait pour la première fois.
Son regard s'attarde une demi-seconde de trop sur mes lèvres.
— Peut-être que ce soir, je finirai moins inculte, glisse-t-il, avec ce petit accent russe qui roule sous ses mots comme une promesse.
Et soudain, être ici, dans cette villa présomptueuse, ne me semble plus du tout irréel.
Parce que, contre toute attente, je passe un moment... vraiment agréable.
RHYS
Je la sens frémir légèrement à mon bras.
Pas de panique apparente, juste cette petite tension discrète que seuls les très bons observateurs peuvent capter.
Elle est parfaite ce soir.
Trop parfaite.
Sa robe épouse ses courbes sans tomber dans l'excès, ses cheveux tombent en cascade élégante, et son regard est brillant, presque fébrile devant l'art qui nous entoure.
Et moi... je me comporte comme un putain de crétin.
Je me surprends à la regarder plus que je ne regarde les tableaux.
À noter la façon dont elle fronce le nez en observant une sculpture un peu trop abstraite, ou comment son rire s'échappe comme une caresse lorsqu'elle tente de ne pas éclater de rire devant certaines « œuvres ».
À peine entrés, un vieux vautour vient nous aborder, le sourire jusqu'aux oreilles.
— Rhys ! Ça fait plaisir de te voir. Et qui est cette magnifique demoiselle ?
Je serre la mâchoire.
Ces gens...
Ils voient une femme à mon bras, et ils flairent déjà les ragots à exploiter.
D'un ton plat, je réponds :
— Une amie.
Simple.
Efficace.
Et surtout, cela coupe court aux hypothèses.
Je la sens se raidir un peu, mais elle garde ce sourire poli qu'elle maîtrise si bien.
Pas une once d'hésitation.
Impressionnante.
On continue à avancer, mon bras toujours autour du sien, comme une évidence.
Je la garde près de moi, inconsciemment.
Pas question de la laisser seule dans ce cirque.
Elle s'arrête devant une toile abstraite, complètement absorbée.
Ses yeux s'illuminent, et elle me dit qu'elle adore l'art.
Qu'elle voit dans chaque tableau une histoire sans mots.
Je reste silencieux quelques secondes, pris au dépourvu.
Parce qu'il y a dans sa voix une sincérité que je n'entends pas souvent dans ce genre de soirée.
— Heureusement que tu es là, je lâche, moqueur, en glissant mes mains dans mes poches. Sinon, j'aurais pensé que tout ça n'était qu'une vaste opération de blanchiment d'argent dans des rectangles multicolores.
Elle rit doucement, un son que je voudrais enfermer quelque part pour les jours gris.
Sans s'en rendre compte, elle vient de faire de cette soirée prétentieuse quelque chose de presque... supportable.
— Ce n'est pas totalement faux, elle rétorque avec malice. Mais certains tableaux valent l'évasion, tu ne crois pas ?
Je détourne les yeux du tableau pour la regarder.
Pas l'art.
Pas l'argent.
Pas les transactions.
Juste elle.
— Peut-être que ce soir, je finirai moins inculte, je dis, mon accent russe se glissant dans mes mots malgré moi.
Elle sourit, les joues rosies, et je me retiens de faire un geste stupide. Comme lui prendre la main. Ou pire : lui dire que dans cette robe, elle ressemble à une œuvre d'art vivante.
Je me redresse légèrement, reprenant mon masque habituel.
Ce soir, je suis censé être l'homme d'affaires, l'invité VIP, l'homme froid et inatteignable.
Pas un type prêt à vendre son âme pour un autre de ses sourires.
Alors je garde mon calme.
Je la guide doucement vers une autre salle, la main posée au creux de son dos, sous prétexte de la foule compacte.
Mais en réalité, c'est juste une excuse pour la sentir contre moi un peu plus longtemps.
Je nous guidais vers une nouvelle salle, Isabela toujours à mon bras, quand je le vis approcher.
Connor Hastings.
Le genre de type qu'on trouve à chaque gala de ce genre : né avec une cuillère en argent dans la bouche, trop de confiance en lui, et un sourire prêt à vendre sa propre mère pour un deal.
On se connaît vaguement. Pas assez pour que je m'en réjouisse.
Il s'approche d'un pas nonchalant, un verre de champagne à la main, l'air parfaitement satisfait de lui-même.
— Rhys ! lance-t-il d'une voix forte, m'attirant quelques regards. Ça fait un bail qu'on t'a pas vu dans ce genre d'événements. Tu deviens presque une légende urbaine.
Je force un sourire poli, ce qui chez moi ressemble à un haussement de sourcil vaguement menaçant.
— Les affaires avant les mondanités, je rétorque, mon ton aussi sec que le martini qu'il agite entre ses doigts.
Connor éclate de rire, comme si j'avais raconté la meilleure blague de l'année.
Ses yeux glissent aussitôt sur Isabela, et je sens ses intentions avant même qu'il ouvre la bouche.
— Et qui est cette ravissante jeune femme? demande-t-il, son regard dérapant un peu trop longtemps sur elle à mon goût.
— Une amie, dis-je immédiatement, mon bras se resserrant légèrement autour du sien.
Connor me fixe, puis éclate de nouveau de son rire bruyant.
— Sacrament, t'as des amis toi ? plaisante-t-il.
Je laisse passer, préférant ignorer la pique plutôt que de lui accorder mon énergie.
Isabela, elle, garde son sourire poli, mais je sens qu'elle est tendue contre moi, juste une fraction de seconde.
Elle n'aime pas être dévisagée comme un objet.
Moi non plus.
Connor, fidèle à lui-même, ne capte rien et poursuit, s'adressant directement à elle cette fois :
— Tu sais, si Rhys t'ennuie ce soir, tu peux toujours venir me retrouver. Je peux te faire découvrir quelques œuvres bien plus... il appuie lourdement sur le mot, intéressantes.
Elle rit doucement, pure politesse, mais je vois son malaise dans son regard.
Et moi, je suis à deux doigts de lui briser son précieux sourire impeccable.
Je décide de ne pas exploser.
Pas ici.
Pas devant elle.
À la place, je me penche légèrement vers Isabela, effleurant presque son oreille.
— Tu veux aller voir la salle des impressionnistes ? je murmure, ignorant royalement Connor comme s'il n'existait déjà plus.
Elle me jette un regard soulagé, sincèrement reconnaissante.
Elle hoche la tête, et je la conduis tranquillement, la coupant élégamment à l'attention du parasite.
Connor tente de rattraper l'affront avec une boutade pitoyable derrière nous, mais je ne daigne même pas me retourner.
Isabela serre légèrement mon bras alors qu'on s'éloigne dans la foule, et je sens son regard sur moi.
Un petit sourire naît sur ses lèvres, complice, presque admiratif.
Comme si, pour la première fois, elle voyait derrière ma façade froide quelqu'un capable de douceur.
Quelqu'un qui, malgré son sarcasme et sa réputation, savait aussi protéger sans étouffer.
Et putain...
Si elle continue à me regarder comme ça, cette soirée va devenir beaucoup plus dangereuse que prévu.
ISABELA
Je le suis à travers la foule dense, son bras solide et rassurant sous ma main.
On traverse quelques couloirs, un peu plus calmes, jusqu'à une grande salle baignée d'une lumière plus tamisée.
Le panneau à l'entrée annonce : Impressionnisme et post-impressionnisme privé.
Mon cœur s'emballe légèrement.
Devant nous, les tableaux explosent en couleurs vibrantes et en touches rapides, comme autant d'éclats d'âme capturés sur toile.
C'est magnifique.
À couper le souffle.
Je sens Rhys ralentir son pas, me laissant le temps de tout observer.
Je souris, incapable de cacher mon émerveillement.
— T'aimes ça, remarque-t-il d'un ton neutre, presque moqueur, mais son regard trahit une certaine curiosité sincère.
— J'adore, je murmure, mes yeux pétillant en passant d'un Monet à un Renoir. C'est... vivant. On a l'impression d'entrer dans l'instant qu'ils ont peint.
Je me tourne vers lui.
Rhys m'observe, légèrement penché sur moi, un air indéchiffrable sur le visage.
Comme s'il essayait de comprendre ce que je voyais, ou peut-être... ce que je ressentais.
— T'es pleine de surprises, lâche-t-il finalement, un demi-sourire en coin.
— Et toi, je riposte doucement, taquine, je pensais pas que tu traînais dans des salles d'art au lieu de ton repaire de génie du mal.
Il rit, un vrai rire cette fois, grave et bref.
Mon estomac fait un petit looping idiot.
— Je peux apprécier un tableau... tout comme je peux apprécier un plan d'évasion parfait, dit-il avec un clin d'œil sarcastique.
Je ris aussi, plus fort que je ne le devrais.
Quelques regards se tournent vers nous, mais Rhys s'en moque royalement.
Il semble plus détendu, comme si, ici, dans cette bulle d'art et de lumière, il baissait enfin sa garde.
On s'arrête devant une toile particulièrement lumineuse : un champ de blé sous un ciel tourmenté.
— Van Gogh, je souffle, fascinée. C'est beau et triste à la fois.
— Comme beaucoup de choses qui en valent la peine, dit-il doucement, son accent russe glissant sur ses mots avec cette chaleur rauque qui me fait frissonner.
Mon cœur manque un battement.
Son accent ressortait toujours légèrement quand il parlait calmement, ou quand il était troublé, et c'était... magnifique.
Un murmure brut et sincère qui me donnait l'impression d'entendre son vrai lui.
Je sens son regard sur moi, lourd, brûlant, comme s'il voyait tout.
Je rougis un peu, baissant les yeux vers la toile pour cacher mon trouble.
Pendant quelques secondes, ni lui ni moi ne disons rien.
Le monde entier semble suspendu entre nous, comme une note vibrante.
Puis Rhys rompt doucement le silence :
— T'es prête pour la suite ? demande-t-il avec un demi-sourire amusé, comme s'il savait très bien que je ne l'étais pas tout à fait.
Je hoche la tête, sans réussir à chasser ce sourire idiot de mon visage.
Et, cette fois, c'est moi qui resserre un peu plus mon bras contre le sien.
★★★
Je m'excuse doucement auprès de Rhys, lui glissant à l'oreille que je dois passer par les toilettes.
Il hoche la tête sans un mot, les mains croisées dans le dos, toujours aussi impeccable, comme une ombre protectrice postée au milieu de cette salle pleine de murmures feutrés.
Je me faufile dans le couloir adjacent, suivant les panneaux dorés indiquant les commodités.
À peine entrée, je ralentis, surprise par des éclats de voix un peu plus vifs venant du coin des lavabos.
Deux femmes, tirées à quatre épingles, leurs verres à la main, discutent en chuchotant, mais pas assez bas pour que je n'entende pas.
— Tu as vu Volkov ? Toujours à faire genre qu'il est inatteignable...
— T'as surtout vu la fille à son bras ? Ça alors, elle sort d'où celle-là ? Elle fait tâche dans ce genre d'endroit...
Mon ventre se serre un instant, mais je respire profondément.
Sourire. Toujours.
Je suis passée maître dans l'art d'encaisser sans broncher.
Elles ne savent rien.
Et elles n'ont aucune importance.
Je m'enferme dans une cabine, laissant couler leurs voix comme de l'eau sur une vitre.
Quelques minutes plus tard, je rejoins la grande salle.
Rhys est là, exactement là où je l'ai laissé.
Droit.
Sombre.
Et beau à en crever.
RHYS
Elle réapparaît, ses cheveux brillants sous les lustres, sa robe caressant le sol avec grâce.
Je laisse échapper un souffle discret que je n'avais même pas conscience de retenir.
Elle est revenue.
Simple. Naturelle.
Pas comme les autres.
Je me redresse un peu, sentant malgré moi un sourire presque imperceptible étirer mes lèvres.
— Ça va ? je demande, en gardant ma voix neutre.
Elle incline doucement la tête, un éclat amusé dans ses yeux.
— Parfaitement. Merci de m'avoir attendue.
Elle attrape timidement mon bras à nouveau, comme si ce geste était devenu naturel.
Je guide nos pas en direction du hall principal, profitant d'une transition entre les expositions.
— On va prendre l'air quelques minutes, je murmure, avant de se faire coincer par un autre banquier ou une autre duchesse d'opérette.
Elle rit légèrement, et son rire me fait oublier, un instant, tout ce qui cloche ce soir.
Tout ce qui plane comme une menace sourde, juste à la limite de ma conscience.
En passant sous les voûtes dorées, je croise quelques visages familiers.
— Rhys Volkov ! lance un homme d'une cinquantaine d'années, vêtu d'un costume trois pièces hors de prix.
Un vieil "ami" du monde des affaires.
Du genre qui te vendrait sa propre mère pour un zéro de plus sur un compte offshore.
— Ça fait longtemps, Rhys, enchaîne-t-il. Et qui est cette charmante créature ?
Je sens Isabela se raidir légèrement à mes côtés.
Je serre son bras avec douceur, un geste subtil pour lui dire : Ça va aller.
— Une amie, je déclare simplement, mon ton tranchant suffisamment pour dissuader toute autre remarque déplacée.
Mais évidemment, il faut qu'il en rajoute :
— Sacré miracle, toi qui fais l'ermite plus souvent qu'un moine tibétain. Dis-moi, t'aurais enfin décidé de te "sociabiliser" ?
Je l'ignore volontairement, préférant me tourner vers Isabela.
— Viens, je murmure pour elle seule, mon souffle effleurant son oreille.
Elle suit sans discuter, sa main glissant dans la mienne plus naturellement que je ne l'aurais cru.
On avance de quelques mètres vers une petite galerie latérale, quand un bruit sec, déchirant, fend l'air.
Un cri.
Puis deux.
La musique s'arrête brusquement.
Je me retourne, tendu, mon corps déjà prêt à tout.
Derrière nous, à l'autre bout de la salle, un attroupement se forme.
— Quelqu'un s'est effondré, souffle Isabela, sa voix tremblant légèrement.
Mon instinct hurle d'aller voir.
Mais en même temps, quelque chose, là-bas, me met en alerte.
Un détail.
Un frisson d'inquiétude que je n'arrive pas à expliquer.
Je serre un peu plus la main d'Isabela, sans réfléchir.
— Reste près de moi, je dis, ma voix basse, dure comme l'acier.
Parce que quelque chose me dit que cette soirée vient de basculer.