Après le fiasco du cadeau, j'ai décidé de me lancer un nouveau challenge : passer toute une journée dehors, sans personne. Prune m'a fait me rendre compte que j'avais beaucoup de mal à me retrouver seule avec moi-même, ce qui, je suppose, n'a pas dû m'aider quand il a été question de rompre. J'ai eu du mal à me l'avouer, mais en réalité, cela faisait très longtemps que je souhaitais mettre un terme à cette relation. Je me persuadais que c'était normal, que tous les couples passaient par là, sans accepter le fait que j'avais seulement peur d'être seule.
L'idée même d'aller au cinéma ou au restaurant sans personne me terrifie. J'ai peur d'être ridicule, de passer pour une ratée que personne ne veut accompagner. Pourtant, ma meilleure amie a raison. Si je n'arrive pas à apprécier ma propre présence, l'avenir risque d'être compliqué. Je pensais être de ces personnes dans la moyenne, qui ne s'aiment pas follement sans pour autant se détester, vous voyez ? Je n'aurais jamais cru que mon amour-propre était aussi faible. C'est le problème à dépendre des autres pour s'aimer, on finit par se perdre et oublier qui l'on est vraiment. Et lorsque les gens quittent notre vie, notre bancale estime de nous s'en va avec eux.
Je suis postée devant le cinéma depuis deux minutes, cherchant quel film aller voir. Je décide finalement de me rendre à la séance d'une comédie qui me semble des plus amusantes. Rire devrait me faire le plus grand bien. J'attends dans la queue pour acheter mes billets, lorsque deux adolescentes passent près de moi. L'une d'elles me fixe en riant. Je l'entends dire à la seconde :
– Matte-moi sa dégaine de vieille ! Ce qu'elle est moche ! Tu m'étonnes qu'elle attende seule pour aller au cinéma !
Ce ne sont que des gamines... Ce ne sont que des gamines, ne te formalise pas. Je sais qu'elles sont jeunes et idiotes, mais ça fait mal, très mal. Je suis à deux doigts de m'enfuir d'ici pour aller me cacher au fin fond de mon lit. J'allume mon téléphone, prête à raconter ma mésaventure à Prune pour me faire consoler. J'aperçois alors son dernier message :
"Ma douce Anna, je crois fort en toi, je sais que tu vas y arriver ! Et quoi qu'il en soit, je suis fière de toi parce que tu as essayé ! Je t'aime." Elle a ponctué son message d'un petit smiley qui fait un bisou et trois adorables cœurs jaunes. Ses paroles me reboostent, me donnant envie de lui prouver qu'elle a raison d'avoir confiance en moi. Je me redresse, affiche mon plus beau sourire et annonce fièrement à la guichetière :
– Un billet pour la comédie, s'il vous plaît.
– Il vous en faut un seul ?
Non mais bordel, elle fait exprès ou quoi ? Comme si c'était facile de garder la face !
– Oui, merci.
Au fond de moi, je suis dévastée, épuisée et mal à l'aise. Mais d'apparence, je m'efforce d'avoir l'air confiante et heureuse. Je me dirige vers le stand de nourriture, suivie de près par les deux pestes qui ne cessent de chuchoter en rigolant. Je me commande un paquet de pop-corn mi-sucré mi-salé accompagné d'un grand verre de granité bien frais. Et bam, le retour des rires démoniaques. Cette fois, j'entends les mots "gros tas", "tout ça" et "dégueulasse", mais c'est bien tout ce que j'arrive à saisir de leur discours. Qu'à cela ne tienne, je n'ai pas besoin d'en savoir plus. En passant devant elles, je retiens mon envie de buter dans l'une d'elles en lui balançant mon granité à la figure. Déjà, ça ne se fait pas. Ensuite, je suis adulte (enfin, je crois.) et finalement, cette boisson coûte bien trop cher. C'était une folie d'en prendre une, je ne vais pas la gaspiller ainsi.
Par crainte de voir les deux chipies s'asseoir à côté de moi et gâcher ma séance, je décide d'attendre qu'elles se soient installées avant d'entrer. Malheureusement, elles semblent avoir eu la même idée. L'attente me semble infinie. Quand elles rentrent enfin, je me sens à la fois soulagée et ridicule. C'est plutôt pathétique d'avoir peur de filles de leur âge à bientôt trente ans, non ? Je rentre à mon tour dans la salle quelques minutes plus tard. Je les repère assez mal dans la pénombre. Je réussis malgré tout à les voir et remarque qu'elles se sont assises sur les seules places entourées de zones libres. Tout le reste de la salle est plein, à l'exception d'un siège entre un monsieur qui ne cesse de renifler et une dame à l'allure austère. J'aperçois le sourire narquois des adolescentes qui sont ravies de leur sale coup.
Quitte à choisir, je préfère encore être malade demain et ne rien entendre du film, je m'avance nonchalamment du siège libre entre les deux adorables voisins. En montant la marche qui me sépare de la fin de mon calvaire de prépubère, je m'encouble dans la lanière d'un sac. Je trébuche, renversant une partie de mes pop-corn ainsi que tout ce qu'il reste de mon granité.
Je suis mortifiée. La honte est si intense que je ne parviens pas à cacher mon émoi. Et alors que tout le monde s'étouffe de rire durant la séance, moi, je ne fais que pleurer, ce qui a le don d'agacer ma voisine de siège, qui se permet de m'asséner des coups de coudes de plus en plus violents dans les côtes en m'ordonnant de me taire. C'en est trop. J'ai envie de fuir, partir en courant loin de ce cinéma maudit, mais je n'y arrive pas. La peur du jugement me cloue sur place. Et alors que le seul moyen de mettre fin à tout cela serait de passer ce cap, je reste là, figée.
Lorsque les lumières se rallument enfin, je laisse les autres passer, me prenant au passage de nouvelles remarques et bousculades de la charmante dame avec qui je viens de passer une heure trente de ma vie. Je ne me relève pas avant que la salle soit entièrement vidée et que les nettoyeurs aient commencé leur travail.
Cette fois, je suis debout. Je cours comme une dératée, amenant sur moi bien plus de regards que je n'en aurais eus en quittant la salle pendant le film.
Une fois dehors à l'abri des regards, je m'écroule. Il est hors de question que je continue cette journée solo. Alors, pour la énième fois, j'appelle la seule personne qui ne m'abandonne jamais : Prune. Je la supplie de venir me chercher en voiture pour m'éviter le calvaire du bus, chose qu'elle fait sans hésitation. L'avantage d'avoir une amie qui travaille de chez elle, à son compte, c'est qu'elle peut aménager ses horaires à sa guise. Ainsi, je me suis retrouvée sortir de nombreuses galères et ce à des horaires très variés.
Le temps qu'elle me rejoigne, je me suis un peu calmée. Je pensais d'abord lui demander de venir chez moi afin que nous soyons au calme, mais finalement, à défaut d'avoir réussi à aller au restaurant toute seule, je veux m'y rendre avec elle. Je sais, ce n'est pas vraiment compter dans mon challenge, mais au moins, je ne me laisse pas entièrement déprimer par la situation, c'est déjà ça, non ?
Nous nous rendons donc chez SakuRamen, un petit restaurant installé juste à côté du cinéma afin de nous régaler avec un grand bol de Shoyu Ramen. Je profite de l'attente pour raconter toute mon histoire à mon amie, qui me regarde médusée. Elle se confond en excuses à tel point que je peine à l'arrêter.
– Ce n'est pas de ta faute tu sais. Et puis, dans le fond, c'était une bonne idée, j'ai juste pas commencé par le bon lieu. La prochaine fois, j'irai crescendo. D'abord la bibliothèque, puis un café dans mon quartier, pour enchaîner sur une sortie en ville et ainsi de suite. Pour le cinéma et le restaurant, on verra quand je me sentirai plus à l'aise.
- Donc il y aura une prochaine fois ? Hourra ! Je suis si fière de toi ma chérie.
Prune exulte de bonheur. Toute la fierté que je lis dans son visage me rassure. Je saisis pleinement que ce n'est pas parce que ça n'a pas fonctionné aujourd'hui que ça ne se passera jamais bien. Ma Prune, si tu savais à quel point ta présence me fait du bien.