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Seocha
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8. Un silence bienvenu. Un silence terrifiant.

La voix de Justus résonnait depuis l’estrade dans le gymnase rempli de monde. Des rangées de chaises pliantes avaient été alignés dans toute la salle qui était maintenant noire de monde. Cela soulevait le cœur de Sam. Il n’y avait pas le quart des personnes ici présentes qui connaissaient réellement Terry. Ils étaient certainement venus pour bien se faire voir, ou pour enrichir un quelconque drama sur les réseaux sociaux. Il voyait certains élèves filmer discrètement depuis leurs téléphones portables sans honte. Il aurait préféré que le lycée évite de faire une chose pareille, mais Andrea lui avait expliqué, sur le chemin, que cela appuyait auprès du département le besoin essentiel de la protection des élèves à la sortie du lycée. Elle lui avait appris que c’était un dossier qu’elle appuyait depuis déjà deux ans avec le soutien de ses parents, mais que rien n’avait été fait, juste des promesses en l’air et des réponses du genre : « nous voterons le budget pour des travaux de sécurisation à la prochaine assemblée » et comme par hasard, cette question était oubliée ou reportée à la suivante.

Bref, Terry était utilisé par le lycée, par les élèves présents, et, au milieu de ses inconnus présents par intérêt, il y avait Sam, et monsieur et madame Brown.

Assis au premier rang, on ne les voyait presque pas. Madame Brown était toute recroquevillée sur elle-même, tremblante comme une feuille qui allait se perdre dans le moindre filet de vent. Près d’elle, Monsieur Brown la maintenait, droit, le visage fermé et le regard absent. Le jeune homme ne comprenait pas pourquoi ils s’infligeaient une telle torture. Pour lui, c’était déjà dur, alors pour eux… ce devait être complètement insoutenable. Comment ces ombres pouvaient-ils être les parents de Terry ? La chaleur de sa mère était complètement éteinte, tout comme l’humour de son père. Plus un sourire ne borderait ses lèvres. Plus aucune blague lourde qu’il adorait, et dont Terry avait hérité.

Le plus étrange pour Sam était son père. Il n’avait aucune note sous les yeux, et il parlait de Terry, comme s’il le connaissait bien. C’était la première fois qu’il voyait son père dans le cadre de son travail. Il était tout simplement méconnaissable. Lui qui le voyait comme quelqu’un d’assez froid et tranchant, doux seulement avec sa mère, il découvrait qu’il était capable de feindre l’empathie et stimuler les émotions des gens rien que par la parole. Malgré le fait que bien des gens soient présents pour une tout autre raison que Terry, Justus parvenait à faire doucement baisser les téléphones, renifler certaines personnes, et même faire sortir les mouchoirs pour essuyer des larmes inattendues. Comment réussissait-il une telle prouesse ?

Lui, en revanche, ne se sentait pas touché par le long discours de son père. Il n’avait pas l’impression d’être au bon endroit. C’était trop étrange. Cela n’avait rien à voir avec Terry. C’était bien trop triste pour qu’une telle chose ressemble à Terry. Les mains serrées à s’en faire blanchir les phalanges, il marmonnait entre ses dents pour s’empêcher de crisper ses mâchoires de colère.

—    Non, ça ne va pas. Ça ne te ressemble pas.

Sa jambe se mit à s’agiter, victime d’impatience sous le coup de la colère soudaine qu’il éprouvait à se trouver ici. Il voudrait crier un bon coup, hurler que tout le monde devait dégager de là au lieu de faire un tel cinéma. Il n’avait qu’une envie, courir loin d’ici, et oublier la raison fondamentale de cette veillée : la mort de son ami. Mais il ne pouvait rien faire que rester ici, du plomb dans les chaussures, autour de ses poignets et sur sa langue.

Un son trancha soudain dans la salle, coupant la parole à Justus. D’abord interloqué, chacun chercha à savoir d’où venait le bruit. Il se fit de plus en plus fort, jusqu’à ce qu’on reconnaisse le bruit d’une batterie, suivi de guitare électrique. Une voix extrêmement connue retentit alors. Il n’y avait plus aucun doute : c’était Thunderstruck de AC/DC. Les visages choqués cherchaient d’où venaient la musique qui, bien qu’entraînante, était complètement déplacée. Justus fusillait du regard les enceintes, et chercha des yeux son fils qui était aussi étonné que tout le monde. Haussant les épaules, il signifia à son père qu’il ne savait pas ce qu’il se passait.

Près de lui, il vit les épaules de Madame Brown se secouer. Monsieur Brown, près d’elle l’enlaça en levant les yeux au ciel. Ils pleuraient ensemble, mais pas seulement : Sam les entendait rire, et il s’autorisa à rire, finalement, lui aussi, relâchant d’un coup toute la tension qui le parcourait depuis des jours, et la lourdeur de cette cérémonie tomba de ses épaules. Son cœur était plus léger Alors que la voix enchaînait les couplets.

A ses côtés, Andrea le dévisageait, surprise de la réaction de son ami. Elle posa doucement sa main sur l’épaule de Sam pour attirer son attention, ce qui calma immédiatement le rire de Sam, qui rougissait soudain de gêne de s’être laissé aller.

—    Pourquoi tu ris ? Ce n’est pas très respectueux, je ne m’attendais pas à cela de ta part, lui reprocha-t-elle.

—    Ah, c’est que, cette chanson, commença-t-il en cherchant à se justifier.

—    C’est la chanson préférée de Terry, le coupa Madame Brown qui l’avait entendu.

Son visage était encore rougi de larmes, mais le sourire timide qu’elle arborait faisait deviner le soulagement qu’elle devait avoir ressenti, elle aussi, en entendant AC/DC retentir dans la salle.

—    J’ignore à qui nous devons ce coup d’éclat, reprit-elle, mais je suis reconnaissante envers cette personne. Cela ressemble un peu plus à notre Terry. Ne grondez pas votre ami, mademoiselle. Il est juste dans le même état que nous.

Sur ces mots, elle serra Sam dans ses bras. Elle le serrait si fort que Sam comprenait qu’elle ne l’enlaçait pas lui, mais son fils perdu. Les deux garçons se connaissaient depuis la maternelle. Ils avaient fait toutes leurs classes ensemble, et une bonne partie de leur vie avait été partagé ainsi. Il représentait, par la force des choses, tout ce que Terry avait vécu quand ils n’étaient pas là. Même s’ils étaient tous les deux différents, aux yeux de Madame Brown, enlacer Sam, c’était enlacer une dernière fois l’ombre de son fils.

Le jeune homme lui rendit son étreinte. C’était le moins qu’il puisse faire pour elle, et pour Terry. Monsieur Brown, derrière eux, se retenait d’en faire autant, mais ses yeux étaient brillants de larmes.

Sam entendit la voix de Justus ajourner la cérémonie, n’arrivant pas à couper la musique qui paraissait sans fin. Le jeune homme, une fois libéré de l’étreinte de madame Brown, rejoignit son père qui le sommait de venir jusqu’à lui. Alors que les gens sortaient en discutant, se demandant qui était responsable du sabotage de la cérémonie, le maître de cérémonie questionnait son fils, agacé comme jamais.

—    Tu as une idée de qui a pu faire une telle chose ? Quel manque de respect pour la famille en deuil ! s’écria-t-il, outré.

—    Je n’en sais rien, Papa. Mais tout va bien, cette chanson était la préférée de Terry, ses parents l’ont plutôt bien pris. Ça lui ressemble plus…

—    Que cela lui ressemble ou non, cela ne se fait pas ! En tout cas, pas à ce moment-là, maugréa-t-il. Essaie de voir dans le gymnase si tu vois le responsable de ce gâchis.

Sam avait rarement vu son père aussi ouvertement désappointé. Il accepta de jeter un œil aux alentours pour donner un coup de main. Cependant, avant de partir, il reprit la parole.

—    Pourquoi tu ne m’as pas dit que c’était toi qui… « t’occupait » de Terry ?

—    C’était ton ami, et j’apprécie énormément ses parents. Bien sûr que je devais m’en occuper personnellement ! Tu aurais simplement pu le deviner, ou écouter quand on te parle à la maison. J’avoue néanmoins que tu avais de quoi être distrait, ces derniers jours. Je vais raccompagner Monsieur et Madame Brown au funérarium. Quand tu auras fini ta journée, ne tarde pas et rentre à la maison.

Sam acquiesça, se sentant étrangement mal à l’aise. Il ignorait d’où pouvait venir cette sensation, mais elle ne le quittait plus. Il se dirigea alors vers Andrea pour lui dire ce qu’il avait à faire, et elle se proposa spontanément de l’accompagner.

La chanson était finie, les gens étaient déjà presque tous repartis. Ils avaient peu de chance de trouver quoi que ce soit. Terry se serait sans doute moqué de Sam.

Quoi ?! Tu peux te balader en tête à tête avec Andrea et ça ne te suffit pas ? Bouge-toi, Superman !

Il avait l’impression d’entendre la voix de son ami dans la tête. Difficile de se dire qu’il était mort quand il entendait les commentaires de Terry brouiller ses pensées ! Il roula des yeux, comme si celui-ci se trouvait devant lui, mais s’abstint de répondre, ne voulant pas paraître trop bizarre auprès d’Andrea. C’était déjà incroyable qu’elle lui ait pardonné le coup de la rose, alors qu’elle soit auprès de lui aujourd’hui était presque irréel. Il ne fallait pas tout gâcher.

Mais dans les couloirs du gymnase, évidemment, il n’y avait rien. Les vestiaires étaient vides, les placards fermés et la loge du son verrouillée. Ils redescendirent alors vers la loge du gardien, un homme long et mince, qui était en train de regarder son écran d’ordinateur avec insistance.

—    Excusez-nous de vous déranger, dit Sam, je suis le fils de Justus Millenium, il m’a demandé si on savait qui avait pu déclencher la musique.

—C’est exactement ce que je suis en train de chercher, les jeunes, grommela le gardien d’un ton contrarié. Mais ceux qui ont fait ça sont des petits malins : j’ai beau visionner les images des caméras, je ne vois rien ! Je pense qu’ils ont dû créer une boucle de la caméra du couloir menant à la loge son. Je ferais venir l’informaticien pour corriger ça, ce n’est pas du tout dans mes compétences !

—    Est-ce qu’on peut jeter un coup d’œil malgré tout sur les autres caméras ? insista Andrea. Peut-être qu’on pourra voir quelque chose ?

—    Faites-vous plaisir, soupira-t-il en tournant son écran d’ordinateur vers les deux jeunes gens.

Pendant un bon moment, ils scrutèrent les images des quelques caméras, mais rien de flagrant ne leur sauter aux yeux. Hormis une petite chose curieuse, qui titilla Sam. Dans la foule qui sortait, il était sûr d’avoir aperçu un bout de vêtement orange vif, qu’on ne voyait pas dans les autres caméras. Peut-être se faisait-il des idées ?

Sans rien dire, et voyant qu’Andrea ne réagissait pas non plus, il décida qu’il s’était certainement fait qu’une idée. Mye n’était pas là. Dans sa tenue aux couleurs flashy, elle ne pouvait passer inaperçue, et il était certain qu’elle n’était pas venue. Il ne l’appréciait peut-être pas, mais il ne pouvait pas lui mettre cet incident sur le dos sans preuve ! Et puis, elle ne connaissait même pas Terry ! Elle ne s’y intéressait pas des masses non plus, alors elle n’aurait jamais pu savoir quelle était sa chanson favorite !

En sortant du gymnase, Sam s’était complètement enfermé dans ses pensées. Terry n’avait pas forcément beaucoup d’amis, et il ne connaissait personne qui aurait pu faire un truc pareil. Cela requérait une certaine audace que même lui n’avait pas. Andrea, près de lui, était perplexe, car le jeune homme ne semblait plus l’entendre. Elle insista en tirant sur la manche de sa veste, réussissant à le sortir de son tourbillon de pensées.

—    Pardon, bredouilla-t-il. Tu disais ?

—    Tu te fermes trop quand tu réfléchis, Sam, soupira-t-elle. Fais attention, ça te jouera des tours, un jour ! Je te disais donc, on va manger ?

Le jeune homme rougit avant d’hocher la tête. Andrea lui sourit avec douceur, puis lui prit le bras pour marcher vers le lycée, lui parlant d’un super Food truck qui faisait des plats brésiliens, qu’elle aimerait bien lui faire gouter un jour.

Devant le lycée, une petite tête brune et bouclée patientait sagement devant les marches menant à l’entrée. Charlotte passait presque inaperçue, dans sa salopette un peu trop grande et sa veste. Ce qui était surprenant, c’étaient les grandes lunettes rondes de verre qu’elle arborait sur le bout de son nez, pleines de reflets.

Quand Sam la vit, l’enfant se jeta dans ses bras.

—    Vous êtes enfin arrivé ! s’exclama-t-elle avec bonheur. Oncle Justus m’a dit de venir vous chercher au plus tôt pour rejoindre monsieur et madame Brown.

Andrea écarquilla les yeux en voyant l’enfant dans les bras de son ami, et Sam sentit la panique naître dans son esprit. Il ne fallait pas qu’Andrea, ou qui que ce soit d’autre, devine ce qu’est Charlotte ! Mais qu’est-ce qui avait pu prendre à son père de la laisser sortir au su et au vu de tous ? Il aurait juste pu lui envoyer un message ou l’appeler rapidement pour le prévenir ! Et ça allait complètement gâcher son rendez-vous avec Andrea ! Il s’en voulut immédiatement de cette pensée, car c’était de son devoir d’être aux côtés des Brown dans un moment pareil. Et puis, lui aussi, voulait présenter ses hommages à Terry avant sa crémation.

—    Je suis désolé, Andrea, s’excusa-t-il. Je dois partir avec Charlotte. Tu veux bien qu’on remette ça à demain ?

—    Uniquement si on va à ce foodtruck brésilien, dit-elle avec un sourire compatissant.

Bon sang qu’elle était parfaite ! Le cœur de Sam vrombissait dans sa poitrine quand elle lui souriait, et ils se séparèrent en partant chacun de leur côté. Les papillons dans le ventre, il la regardait disparaître dans la foule d’élèves qui se dirigeaient vers l’entrée du lycée.

Charlotte tira sur sa manche.

—    Maître, c’est urgent, nous devons nous hâter, dit-elle discrètement.

Sam reprit ses esprits. Il fallait qu’il soit plus sérieux. Il devait protéger Charlotte des autres, même si ses lunettes étaient bluffantes : l’éclat qui manquait à ses yeux étaient merveilleusement remplacés par les reflets des grands verres ronds, et cela lui donnait en prime une allure adorable. Lui donnant la main, ils s’éloignèrent pour s’approcher de l’arrêt de tramway.

—Maître, cela ne ressemble guère à notre destination. Qu’est-ce donc que cette étrange construction de verre et de métal ? Ainsi que ces petites tranchées, dans le sol ?

—    Nous allons prendre le tram, lui dit Sam. Je me suis dit que cela te plairait.

—    Le tram ?

La cloche d’arrivée du tramway sonna, et la petite fille tourna la tête. Serrant fort la main de Sam, elle sourit émerveillée.

C’était la première fois de sa vie qu’elle découvrait une chose pareille. Sandra avait pris la peine de lui expliquer ce qu’étaient les voitures, ces grosses boites en fer qui se déplacent sans chevaux. Dans son époque à elle, on ne jurait que par eux, qui tiraient les carrosses, les charrettes et autres fiacres. Elle n’arrivait pas à comprendre que ces drôles de véhicules sans attelage puissent se mouvoir sans qu’ils soient vivants. Ce qui l’inquiétait énormément, d’ailleurs.

Mais le tramway, ça, à ses yeux, c’était incroyable. Un immense serpent de métal et de verre qui sillonnait la ville en portant les gens en son sein, faisant fi des voitures et des gens à l’extérieur, traçant avec vitesse et rapidité son chemin. De plus, il s’arrêtait quand les gens qu’il portait ou qui désiraient pénétrer à l’intérieur de lui pour se déplacer le lui demandait, toujours dans ces étranges lieux d’attente où l’avait guidé Sam.

Une fois installée à l’intérieur, Charlotte écrasa presque son petit nez contre la vitre afin de ne rien rater de son voyage. La ville semblait défiler si vite aux yeux de l’enfant qu’elle ne comptait pas en perdre une miette.

—    C’est vraiment fabuleux, murmura-t-elle fascinée.

Sam la décolla doucement de la paroi de verre pour faire s’asseoir correctement sur le strapontin bleu et gris. Lui-même se tenait debout devant elle, se tenant à l’une des barres disponibles. Il se rendait compte, petit à petit, à quel point le monde actuel, qui lui était si familier, devait semblait extraordinaire à ses yeux. Il mourrait d’envie de lui demander comment était cette même ville qu’ils arpentaient aujourd’hui côte à côte, à l’époque où elle était vivante. Il délibéra un moment dans sa tête, surveillant en même temps la succession d’arrêts afin de ne pas rater le leur.

Tout à coup, la petite fille se raidit, perdant son sourire. Sam approcha alors une de ses mains pour la poser sur l’épaule de l’enfant, mais il n’en n’eût pas le temps : elle se jeta brusquement sur le jeune homme, manquant de le faire tomber, ses lunettes glissant de son visage pour se briser au sol, dévoilant des yeux sans éclats purement terrifiés.

—    Charlotte, qu’est-ce que tu…

Un frisson glacé foudroya l’adolescent de part en part, raidissant son corps comme un vulgaire morceau de bois, l’empêchant de finir sa phrase.

—    Maître ! cria Charlotte avec désespoir.

Une grande secousse ébranla le tramway. Tous les passagers perdirent l’équilibre, roulant soudain sur le côté, tandis que la carcasse de métal, si sereine il y avait encore un instant, se perforait, éventrée par un autre monstre métallique dont le klaxon s’époumonait en vain. Un énorme camion poids-lourds avait foncé sur eux, décrochant le tram pour le faire glisser sur la route, avant de le faire rouler sur plusieurs mètres. Quelques voitures n’avaient pas pu échapper à la collision. Ce sont celles garées sur le trottoir qui réussirent à stopper l’avalanche de verre et d’acier, faisant enfin taire le fracas des collisions et des hurlements de gens.

Sam était recroquevillé sur Charlotte. Ses petits bras menus l’agrippaient de toutes ses forces. Quand tout cessa de bouger, son corps continuer de vibrer sous les secousses de sa frayeur. La seule chose qu’il arrivait à saisir, à cet instant, c’était la douleur qui envahissait sa chair sous les impacts qu’il avait subi. Un liquide chaud gouttait le long de sa joue. Avec peine, il décrocha l’une de ses mains de la petite fille qu’il protégeait et tâta son front et serra les dents sous la sensation désagréable qu’il rencontra. Il ramena ses doigts devant ses yeux, et leurs extrémités étaient rouges. C’était bien du sang. Il tenta de bouger son autre bras, mais cela ne lui arracha qu’un gémissement de souffrance.

Le jeune homme se redressa difficilement, Charlotte tout contre lui, et constata l’horreur qui s’était mis en scène sous ses yeux.

Le tramway était complètement retourné. Les autres passagers, tout comme lui, avaient été bousculés, secoués et projetés comme de la salade dans une essoreuse. Toutes ces personnes gisaient maintenant au sol, souillés de bris de verre, de fer et de sang. Des éléments du mobilier s’était arrachés ou tordus violemment, piégeant les gens comme des poupées de paille. Bien peu d’entre eux bougeaient. Sam avait envie de vomir.

Il y avait des dizaines de blessés.

Il y avait des dizaines de morts.

Charlotte raffermit sa prise sur le jeune homme, lui permettant d’arracher son regard de ce spectacle cauchemardesque pour ramener son attention à elle.

—    Maître, j’ai peur, balbutia-t-elle. Nous devons sortir de là…

Sam posa alors sa main valide sur la tête de la petite fille et entrepris de se relever. Tout son cœur n’était que souffrance, mais il pouvait marcher. Charlotte se décrocha de lui et ils virent ensemble un encadrement de vitre complètement bisé près d’eux pour s’échapper du wagon. La sortie était facile, et Charlotte put se faufiler en première sans souci. L’adolescent s’apprêtait à faire de même quand il entendit quelque chose qui retint son attention.

Des gémissements.

Il avait réussi à se relever, mais les autres blessés, eux, n’avaient pas tous sa chance. Il se doutait bien que, de l’extérieur, d’autres avaient dû appeler les secours.

C’était plus fort que lui. Il ne pouvait pas sortir sans tenter quoi que ce soit pour les autres. Il fallait qu’il les aide.

Il s’éloigna de la fenêtre, sous le regard choqué de Charlotte.

—    Dis aux gens de venir m’aider à faire sortir les survivants !

—    Maître, vous devez sortir ! Personne ne pourra vous aider si vous ne sortez pas immédiatement !

Sam se retourna et vit Charlotte qui le dévorait d’un regard paniqué. Son petit corps tremblait : il voyait ses épaules frêles tressauter. Toutefois, il y avait quelque chose d’autre qu’il n’arrivait pas à saisir. Que craignait-elle donc de pire que cet accident ?

—    Qu’est-ce que tu as ?

Charlotte bondit à nouveau à l’intérieur de la carcasse du tramway pour saisir vivement la main du jeune homme et l’attirer vers la sortie.

—    Un tremblement de terre arrive, et il va engloutir le serpent de métal ! Il faut partir d’ici, vous ne devez surtout pas mourir, Maître !

—    Raison de plus ! On ne peut pas laisser tous ces gens coincés ici ! Ils ne sont pas tous… morts !

            Il prononça ce dernier mot avec difficulté, refusant de penser qu’il était réellement auprès de cadavres avec d’autres blessés. Jamais il ne se pardonnerait de sortir d’ici sans avoir pu secourir ceux qui étaient coincés et qui appelait à l’aide. Charlotte, qui tentait de l’entrainer au dehors, profita de son instant de doute pour le sortir du tramway.

C’était vrai. Charlotte était vivante. Elle était debout, et c’était lui qui l’avait relevé parmi les morts. Pour la toute première fois, il envisagea l’inimaginable : relever les victimes pour sauver les vivants avant que tout ne s’écroule.

Comme si elle avait suivi le fil de sa pensée, Charlotte se tourna vers lui, le regard affolé.

—    Vous ne pouvez pas les réanimer, Maître, ce serait une hérésie, une violation du Pacte ! Et la Terre, elle…

Sam crut qu’il s’était remis à trembler. Il ne lui fallut qu’une seconde pour comprendre que c’était le sol qui vibrait sous ses pieds. Cela lui tirait dans les veines, le parcourant de tout son être. C’était donc cela que Charlotte s’époumonait à lui expliquer. Le sol allait s’écrouler. Il n’y pouvait rien. Il n’aurait jamais le temps d’aider les passagers.

—    Oh, non…

Des gémissements s’échappaient de la carcasse métallique, parvenant jusqu’à Sam, qui frémit. Il devait faire quelque chose. Sauver au moins une personne. Essayer. Il fallait qu’il essaie. Il refusait l’idée de s’en tirer tout seul.

Il aperçut alors une femme, tout près d’une fenêtre brisée, qui tentait de se relever par tous les moyens. Malheureusement, même si les tremblements étaient légers pour l’instant, ils suffisaient à la déstabiliser. Elle leva son regard affolé vers l’adolescent terrifié, et tendit la main vers lui, avant de s’effondrer à nouveau au sol.

Le sang de Sam ne fit qu’un tour, et il courut vers elle. Il souleva la femme pour la remettre debout, et la soutint avec son corps pour l’aider à sortir. Les secousses se firent soudain plus violentes, et des craquements sinistres menaçaient tout autour d’eux. Le jeune homme accéléra la cadence, mais les pieds de la personne s’emmêlaient, ce qui les retardaient dangereusement. La fenêtre commençait à s’affaisser. Sam fit passer la femme blessée en premier, et Charlotte aida depuis l’extérieur. Avec une force irréelle, elle souleva le corps abîmé de la malchanceuse pour la reposer au sol le plus loin possible avant de retourner chercher Sam, qui s’extirpa de la carcasse de justesse, Ensemble, ils rejoignirent la femme avant de s’éloigner le plus possible, les secousses devenant particulièrement violentes.

—    Mon bébé ! Non, je dois aller chercher mon bébé !

La femme tenta de revenir vers le tramway, mais elle ne pouvait plus bouger sous les tremblements. Sam se rapprocha à nouveau un wagon et chercha rapidement du regard la trace d’un enfant. Seule une poussette complètement enseveli détruite sous les débris était visible.

C’était trop tard. Il ne pouvait vraiment plus rien faire, cette fois.

Charlotte le happa vers l’arrière, le faisant tomber et rouler plus loin. La Terre hurlait de douleur. Ou peut-être était-ce la mère meurtrie, derrière lui.

Le sol se creva subitement et engloutit le tramway tout rond dans son ventre obscur, déchirant le bitume. Les tremblements continuèrent encore quelques minutes. La route se lézardait profondément à perte de vue.

Sam se releva et alla aider la mère, qui hurlait de tout son être, à se mettre à l’abri. Rapidement, Charlotte les rejoignit et les aida.

Tout à coup, un grand silence se fit. La Terre avait cessé de gronder. Le sol n’ondulait plus comme une mer tempêtée. Même la femme blessée, entre les deux jeunes gens, se tût.

Un silence bienvenu.

Un silence terrifiant.

Charlotte sentit Sam s’arrêter. Il voulait voir. Il voulait savoir. Est-ce que c’était fini, cette fois ? Est-ce que tout n’était qu’un mauvais rêve ?

La voix de Charlotte résonna alors, aussi vide d’éclat que l’étaient ses yeux.

—    Ne vous retournez pas, Maître. Sinon, vous allez pleurer.

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