Les gamins des rues aimaient bien la charrier. Comment ça se faisait qu’il n’y avait pas de monsieur du café. Et, par pudeur, et par tristesse, elle ne pouvait se résoudre à leur dire. Elle ne pouvait raconter cette magnifique histoire d’amour qu’elle a vécu, et qu’elle continue de vivre à chaque battement de cœur. Leur dire qu’il y avait eu un Monsieur du café, un monsieur de son cœur, de son âme, de sa vie. Que son amour pour la musique et ces troubadours des rues venait de lui, tout ce qu’elle était venait de lui. Elle était sa plus grande œuvre d’art. Elle ne voulait pas le partager. Elle avait l’impression que si elle en parlait à quelqu’un, on viendrait lui prendre des morceaux de ses souvenirs. Et il était hors de question qu’elle se laisse dépouiller ainsi. Il était à elle. Il l’avait juré devant monsieur le curé à l’époque. Jusqu’à ce que la mort nous sépare, elle avait répété, et lui, il avait rit : qu’elle essaie de nous séparer la mort, et elle va voir de quel bois je me chauffe. Et il avait raison, comme toujours. La mort n’avait pas réussi à les séparer. Dès qu’elle fermait les yeux, il battait derrière ses paupières. Si elle son cœur faisait encore son rôle de pompe aujourd’hui, c’est parce qu’il l’a aimé si fort, qu’encore maintenant, elle sent la chaleur de son amour au creux de son ventre. Et peut-être que si elle n’en parle pas, c’est qu’elle ne peut se résoudre à parler de lui. Parce qu’elle serait obligée d’employer le temps du passé, et que ce serait bien trop cruel pour son pauvre cœur meurtri. Parce qu’elle sait que si elle parle de cet amour incroyable qu’elle a vécu, elle ne pourrait retenir les larmes. Et cela fait si longtemps qu’elle garde ses yeux secs, qu’elle était sûre de perdre la vue à la première goutte d’eau salée. Le Monsieur du café, son grand amour, comment parler de lui ?

Et comment dire que maintenant, elle errait seule, sans l’artiste. Elle ne comprenait pas qu’ils n’arrivent pas à lire tout cela dans ses yeux. Pourtant, ça se voyait bien qu’elle était déjà prise de tout son être. Une histoire d’amour comme celle-là, il n’y en a pas deux. Ils étaient faits l’un pour l’autre. Elle qui avait toujours fuit les gens, fuit l’amour, elle était tombée sur lui. Par accident, comme c’est souvent le cas. Et d’un coup, elle n’eut plus envie de courir. Sauf si c’est lui qui lui prenait la main et lui montrait la marche. Et comme ça, elle l’avait laissé entrer dans la photo. Ils y faisaient des grimaces, et des éclats de rire. 

Et maintenant, les photos hantent sa maison, et elle n'a pas le courage de les décrocher, ni de les regarder.

L’amour rend aveugle, dit-on.