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1 - Prologue - La proie n'est pas toujours celle que l'on croit
2 - 1 - Appat
3 - 2 - Premier contact
4 - 3 - La putain du monstre
5 - 4 - Fuite
6 - 5 - Trouble
7 - 6 - Riu'riuk
8 - 7 - Taupe
9 - 8 - Il s'est fait tout petit devant une poupée
10 - 9 - Complicité
11 - 10 - Trahison
12 - 11 - Ayatsë
13 - 12 - Échange culturel
14 - 13 - Orage
15 - 14 - Madame n'aime pas…
16 - 15 - Amesh
17 - 16 - Assaut
18 - 17 - Pertes et fracas
19 - 18 - Ego
20 - 19 - Haine
21 - 20 - Éveillés
22 - 21 - Rage
23 - 22 - Orphelin
24 - Épilogue - Rédemption
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1 - Appat

La lunette de visée bien en place devant son œil, Turük observait son petit sul’sul avec attention. Bientôt, il devrait se mettre en mouvement s’il ne voulait pas la perdre de vue derrière le relief du terrain. Elle avait atteint le sommet de la colline et s’apprêtait à redescendre de l’autre côté pour rejoindre la rivière au fond de la vallée. Malgré la forêt dense, il était pleinement apte à suivre sa piste et à la rattraper si nécessaire, mais l’expérience lui avait prouvé qu’il était bien plus commode de la garder à l’œil. 

Il l’avait d’abord prise pour une proie facile. Seule, jeune et d’apparence frêle, le sul’sul semblait correspondre en tous points à ses besoins. Il avait bien vite déchanté. 

Il lui aurait été plus simple de pister un varruk. Capable de masquer ses traces et camoufler son odeur, sa petite proie était bien plus initiée à la chasse qu’elle ne le laissait paraître. D’autant plus que les arbres étranges de cette forêt dégageaient une senteur forte qui le déstabilisait et lui piquait le nez. 

Si la première fois qu’il avait failli perdre la trace de son sul’sul il avait placé ça sur le compte de la chance… À la quatrième occurrence il avait décidé de ne plus la quitter des yeux.

Né au sein d’une des plus anciennes familles d’avat’tan’nam au milieu des avens inhospitaliers du Tamon’at’uuk, c’était un euphémisme de dire que Turük était le prédateur par excellence. Et pourtant, cette femelle avait parfaitement conscience de sa présence et ça, c’était déjà un exploit en soi.

Il descendit d’un bond de son perchoir et atterrit souplement sur le sol recouvert de mousse verte et odorante. Il n’avait que quelques ahk pour la rattraper avant le coucher du soleil. Il se mit en marche, qu’elle passe la colline avant la nuit et il lui faudrait plusieurs cycles solaires pour repérer sa trace à nouveau, s’il y parvenait. Un sourire carnassier étira le coin de ses lèvres. En plus d’être utile, ce petit sul’sul savait se montrer incroyablement divertissant. 

Le soleil était désormais caché derrière la chaîne de montagnes imposante qu’il longeait et n’éclairait que faiblement le paysage. L’humidité et la fraîcheur du soir ne l’atteignaient pas, protégé qu’il était par sa combinaison amesh, mais elles lui apportaient toutes les odeurs de la flore locale si différente de celle des planètes de son secteur. Il se surprit à savourer leur parfum, tandis qu’il observait sa proie chercher un abri pour la nuit. Elle se décida pour une minuscule grotte à flanc de falaise, à quelques untzu de la rivière qui serpentait au creux de la vallée. 

De nouveau au sommet d’un arbre imposant, il la voyait en contrebas remplir ses récipients d’eau, quand le mécha-parasite sur sa tempe lui transmit l’alerte de son amash’atak et se mit à biper. La surprise avait bien failli lui faire perdre l’équilibre, et son mouvement brusque effraya une flopée d’oiseaux qui n’avaient, jusque-là, aucune conscience de sa présence. 

Contrarié par sa bêtise plus digne d’un batzuk que d’un vétéran, il rebattit d’un geste sec la lunette de visée sur le côté de son casque et observa l’interface accrochée à son poignet. L’appareil, défectueux depuis son combat avec le kashuk de Da’Hebtük, n’avait pas fait un bruit depuis une trentaine de cycles solaire au bas mot. Si l’écran biométrique s’affichait parfaitement, la moitié ne répondait plus à ses commandes et la plupart des fonctionnalités ne s’activait que par intermittence. 

Notamment le radar, qui venait pourtant de l’alerter. Il dû s’y reprendre à plusieurs fois pour parvenir enfin à ouvrir l’interface de la carte qui indiqua difficilement trois signe de vie en mouvement, à environ deux cents untzu de l’autre côté de la rivière, avant de s’éteindre pour refuser de se rallumer. 

— Ketchekt ! jura-t-il en remettant en place sa lunette de visée. 

Il fouilla de l’œil l’endroit signalé brièvement par l’appareil en priant la Déesse de ne pas s’être trompé de zone. La petite cible de son viseur s’accrochait momentanément à tout objet douteux. S’affichait également une foule de données qui aurait pu lui être d’une aide précieuse sur cette terre inconnue, si elles n’avaient pas été faussées par son amash’atak détraqué.

Enfin, son regard se posa sur un mouvement suspect dans le sous-bois. Quelques instants plus tard, il repéra les trois mâles humains qui se déplaçaient comme si le monde leur appartenait encore. Ils étaient armés, arboraient des uniformes militaires bien trop grands pour eux et ne se souciaient pas le moins du monde d’être discrets. Mais, plus important que tout le reste, ils se dirigeaient droit sur son petit sul’sul. 

Un coup d’œil rapide vers la rivière lui confirma ce dont il se doutait déjà, la femelle les avait remarqués et retournait, à grands pas silencieux, vers la grotte découverte plus tôt. 

Parfait. Il vérifia la trajectoire des trois mâles et décida d’attendre qu’ils aient atteint le cours d’eau pour les intercepter. Le plus petit des trois portait un sac bien rempli qui paraissait prometteur. 

Son regard se porta une nouvelle fois vers l’arme humaine qu’il avait piqué à l’un des hommes. Il avait tellement hâte de l’essayer. Ce n’est pas tous les jours que l’on pouvait jouer avec une antiquité en si bon état… Il secoua la tête, ce n’était pas encore le moment. Elles étaient trop bruyantes et il ne lui restait que trois malheureuses munitions. Il les garderait encore un peu, pour quelque chose qui en vaudrait la peine. 

Et son sul’sul ne sortirait pas de sa cachette avant le milieu de la nuit, il le savait. Ce qui lui laisserait largement assez de temps pour prendre ce dont il avait besoin et camoufler toute trace de son passage. L’affrontement ne serait pas des plus difficiles, mais ces mâles étaient armés et semblaient capables de se défendre. Turük sentit la tension du combat envahir ses muscles, il était temps.

Du menton, il pressa sur le bouton qui déclenchait la fermeture de sa visière et il se laissa glisser souplement sur le sol. Il n’avait pas réellement besoin de pressuriser sa combinaison, mais l’odeur métallique et familière envoyée par les bakt’R’ee de son système de ventilation l’aidait à se concentrer.

Le bruit satisfaisant de ses shrii’taak sortant de leur fourreau finit d’attiser sa soif de sang.

Il ne lui restait plus qu’à se ravitailler.

Charlotte ne savait pas si les trois gars qu’elle avait repéré plus tôt étaient toujours dans les parages ou non. Elle avait assez donné en rencontre désastreuse pour savoir qu’il valait mieux éviter comme la peste les groupes armés. Dans le doute, elle décida de reprendre la route au milieu de la nuit. Dormir trois ou quatre heures lui suffirait et esquiver les trois hommes serait plus simple. D’autant plus qu’elle avait aperçu un pommier sauvage dans la direction par laquelle ils étaient arrivés. Il lui faudrait les contourner pour l’atteindre.

Elle tira légèrement sur sa couverture au sol, pour adoucir l’angle d’une pierre un peu trop pointue, avant de fermer les yeux. Appeler son petit abri « une grotte » était peut-être exagéré. Tout juste avait-elle eu la place de pousser son paquetage tout au fond et de s’y allonger, mais l’entrée était cachée derrière un buisson au feuillage épais, ce qui compensait le peu d’espace. Elle pourrait dormir tranquille cette nuit. Et, avec un peu de chance, le prédateur ne l’aura pas vu s’y faufiler. 

Penser à son poursuivant suffit à ramener au premier plan l’angoisse qui la hantait depuis plusieurs semaines maintenant. D’instinct, elle replia ses jambes contre son torse pour les éloigner de l’ouverture.

Elle ne savait pas vraiment ce qui la suivait. Pour être aussi persistant, c’était très certainement un animal. Après tout, les ours étaient connus pour chasser leurs proies durant plusieurs jours, les poussant à bout pour les dévorer une fois bien épuisées. Comme si l’invasion n’avait pas suffi. En plus d’être seule et à l’affût, elle était à deux doigts de servir de repas…

Un survivant se serait contenté de l’attaquer pour ses vivres ou aurait abandonné depuis longtemps. Quant aux sans-visages, il n’y en avait presque plus dans la région, heureusement. Elle n’osait penser à ce qu’il lui serait arrivé si elle les avait croisés. Les histoires horrifiantes des réfugiés lui revinrent en mémoire, mais elle les repoussa bien vite. Elle avait bien assez peur pour ne pas en rajouter.

Pour le moment, il lui suffisait de se faire la plus discrète possible, se reposer correctement et ne pas tomber malade. Avec un peu de chance, elle sèmerait le prédateur ou il trouverait une proie plus facile en chemin… Avec un peu de chance…

Elle était fatiguée. Fatiguée de fuir. Fatiguée de se cacher, de ne pas savoir si elle se réveillerait le lendemain. Sa seule lueur d’espoir était d’atteindre l’autre bout de la vallée. Peut-être, là-bas, retrouverait-elle enfin la famille de son père. 

Elle en venait parfois à regretter sa décision de quitter le groupe de réfugiés qu’elle avait trouvé deux mois plus tôt. Mais elle se morigéna bien vite, la situation au camp tournait en eau de boudin. Si l’homme qui s’était autoproclamé chef avait paru correct au début, au moment du départ de Charlotte il avait carrément viré despote.

Elle tenta de se reprendre, mais, comme souvent depuis l’arrivée des sans-visages, elle s’endormit en pleurant.

Turük posa son maigre butin devant lui pour en faire l’inventaire. Quelques récipients d’eau, quatre ou cinq boîtes métalliques contenant de la nourriture et des munitions, mais aucune qui ne correspondait à l’arme qu’il s’était choisie. Il aurait pu utiliser celles que les hommes transportaient, mais elles étaient bien trop petites et la portée ne serait pas suffisante pour être interessante. 

Il fourra le tout dans son paquetage, alors que son esprit dérivait vers son petit sul’sul. Elle n’avait pas rencontré de villages depuis plusieurs jours maintenant. Sa réserve devait s’être considérablement réduite. Une partie de lui espéra qu’elle trouve quelque chose rapidement. 

Il n’eut pas le temps de réfléchir à l’étrangeté de sa pensée que du mouvement du côté de la grotte attira son attention. 

S’extirpant d’entre les feuillages, il vit la femelle sortir prudemment de son trou. Il ne l’avait pas observé d’aussi près depuis une dizaine de cycles solaires et fût tout autant impressionné par ses gestes que la première fois qu’il l’avait croisé. Tout en retenue et en efficacité, elle ne produisait pas un frottement qui ne paraisse déplacé au milieu des bruits nocturnes de la forêt. Il se demanda une nouvelle fois à quoi pouvait bien ressembler son quotidien avant la guerre. Était-elle une chasseuse ? Ou, comme lui, un prédateur ? Avait-elle acquis ce savoir en voulant échapper à l’envahisseur ? Non, une telle maîtrise venait de l’expérience de toute une vie…

Il la regarda retourner vers la rivière et ne comprit pas. Elle s’était déjà ravitaillée en eau et venait de cet endroit. S’il y a bien une chose qu’il avait apprise jusqu’ici, c’est qu’elle avait une destination en tête. Depuis qu’il l’observait, elle se dirigeait inlassablement vers le coucher du soleil, sans jamais revenir sur ses pas. Et ce n’était de toute évidence pas dans cette direction. 

Il la suivit doucement, slalomant entre les troncs pour ne pas la perdre de vue, reniflant de droite et de gauche à l’affût d’une senteur inhabituelle. L’odeur piquante des arbres le gênait, mais il parvenait tout de même à reconnaître la trace d’un ou deux animaux. Leur parfum faible datait de plusieurs jours. 

La femelle atteint la rivière et, au grand étonnement de Turük, elle la traversa. Une pointe de contrariété fit son apparition. Qu’elle continue dans cette direction et elle saurait ! 

— Ketchekt ! jura-t-il à nouveau.

Qu’elle se doute de sa présence était une chose, qu’elle en est la confirmation en était une autre. En vingt-sept ulaks, aucune de ses proies n’avait jamais eu conscience de sa présence, encore moins la preuve de son existence. Certes, le bannissement de son ordre avait sérieusement atteint son moral, mais cela n’excusait pas une erreur aussi grave. 

Tous ses instincts lui criaient de sortir ses shri’taak. Toute son éducation, tout son conditionnement lui hurlaient de ne pas laisser de témoin. Mais trouver un nouvel appât de cette qualité ne serait pas chose facile, si c’était même possible. Les lois des T'sarogg ne s’appliquaient plus si personne ne survivait pour s’en souvenir. Que la Déesse lui pardonne, il retint son geste alors que sa proie se figeait. 

Il pouvait sentir l’odeur de sang dans l’air depuis la rivière déjà. Malgré ses sens sous-développés, elle avait dû remarquer que quelque chose n’allait pas. Son petit sul’sul avait décidément un bon instinct. 

Repoussant ce sentiment désagréable de culpabilité de l’avoir laissé vivre, il prit appui sur une pierre pour grimper dans un arbre. Aussi silencieux qu’une ombre, il scruta la nuit pour l’apercevoir. La curiosité l’emportait tout de même sur sa contrariété. Quelle allait être sa réaction ? 

« N’oublie pas, princesse, dit le souvenir de son père. Si ton instinct te dit que quelque chose cloche, écoute-le. Au pire, t’as l’air bête. Au mieux, t’as plus de temps pour réagir. »

Et quelque chose clochait, sans aucun doute. Elle ralentit le pas et plissa les yeux pour tenter de percer la noirceur de la nuit. N’aurait-elle pas eu autant besoin de ces fruits qu’elle aurait fait demi-tour. Se concentrant sur les sons de la forêt, elle chercha ce qui avait bien pu mettre tous ses sens en alerte. Rien.

Enfin, elle aperçut le pommier et, quelque part sur sa gauche, une masse sombre au ras du sol. Son cœur rata un battement. Sans un bruit, elle s’accroupit derrière la végétation et patienta quelques secondes le temps de calmer sa respiration. Si l’animal l’avait repéré, il serait déjà venu dans sa direction. Il lui faudrait regarder encore, mais cela voudrait dire quitter la relative sécurité de son couvert de fortune et prendre le risque de se faire remarquer. 

Elle tendit l’oreille, à l’affût de tout son qui indiquerait la nature de cette masse sombre. Pas un bruit ne lui parvenait depuis la petite clairière. Seuls résonnaient à ses tympans les battements de son propre cœur, assourdissants. Elle n’avait plus vraiment le choix. Après une grande inspiration lente, elle retint son souffle et jeta un coup d’œil, prête à plonger à nouveau derrière son abri au moindre mouvement. 

La masse sombre n’avait pas bougé d’un iota. 

Était-ce un animal endormi ? Mais quel animal dormirait ainsi en plein air, exposé de cette façon ? Avait-elle trouvé son prédateur ? 

Elle lâcha doucement l’air retenu dans ses poumons. Bon, il lui faudrait s’approcher. D’une main experte, elle sortit le couteau de chasse accroché à sa ceinture. Elle n’avait pas plus imposant, mais c’était mieux que rien du tout. 

« Commence par calmer ta respiration, lui rappela son père, ou tu pourras pas calmer ta tête. »

C’est ce qu’elle fit, une inspiration après l’autre. Enfin, le tintamarre de son cœur se tut et elle laissa son corps la guider. Ses pieds savaient mieux que sa tête où se placer. Ses muscles savaient mieux qu’elle comment bouger. Une ombre parmi les ombres. Elle parvint enfin à discerner davantage cette masse sombre. Ce qu’elle avait pris pour un animal endormi était en fait plusieurs corps entassés. 

Un soupir de soulagement lui échappa, elle le regretta aussitôt. La culpabilité l’envahit de s’être sentie apaisée face à une telle tuerie. 

Elle reconnut les hommes repérés plus tôt. Elle sortit de sa poche sa petite lampe torche. S’éclairer au milieu de la nuit n’était pas la chose la plus intelligente à faire lorsque l’on voulait rester discret, mais il lui fallait des réponses. Si son prédateur était responsable de ce carnage, elle devait comprendre. D’autant plus qu’aucun animal qu’elle connaissait n’irait empiler ses proies sans les manger. 

Le fin faisceau de lumière illumina les traits déformés par la surprise du plus grand. La chair brûlée autour de la plaie béante sur sa gorge glaça le sang de Charlotte qui, sans plus attendre, éteignit sa lampe. Elle s’accroupit au ras du sol et tendit de nouveau l’oreille. 

Seule une lame énergétique était capable d’un tel résultat. Elle qui croyait que les Taëkh’to avaient quitté la région, voilà qui prouvait qu’elle avait tort. L’espace d’un instant, elle hésita à prendre ses jambes à son cou pour s’éloigner le plus loin possible d’ici. Pourtant, les sans-visages ne voyageaient pas seuls et il était impossible qu’un groupe soit passé si près d’elle sans qu’elle s’en aperçoive. 

Ces monstres n’avaient peur de rien. Ils n’avaient aucune raison d’avoir peur. Supérieurement armés, ils étaient plus grands, plus forts, plus rapides, plus féroces et, surtout, incroyablement bien entraînés. Ils se déplaçaient comme si le monde leur appartenait parce que… parce que le monde leur appartenait désormais. 

Pourquoi ceux-là iraient-ils, silencieusement, assassiner des survivants à la faveur de la nuit ?

N’ayant pas entendu de bruissement suspect, elle ralluma sa petite lampe et la braqua de nouveau sur les cadavres. Deux d’entre eux avaient la jugulaire tranchée, tandis qu’une plaie béante se trouvait à l’emplacement du cœur du dernier. Égorger quelqu’un de face n’était pas la technique la plus efficace. L’assaillant avait dû se débarrasser l’un après l’autre des deux premiers. Le troisième avait dû avoir le temps de se retourner voilà pourquoi il était mort poignardé. L’attaque avait été rapide et puissante. 

« Un tueur prend son temps et savoure la souffrance qu’il inflige, disait son père. Un chasseur abat sa proie sans douleur avant qu’elle puisse même d’avoir peur. »

Mais un chasseur ne tue pas sa proie sans raison. À son grand soulagement, celui-ci n’était pas intéressé par la chair humaine. Mais alors que cherchait-il ? 

Il ne lui fallut pas longtemps pour comprendre qu’ils avaient été pillés. Il ne restait plus qu’à déterminer si, oui ou non, son prédateur était le responsable de ce massacre. 

L’idée d’avoir été prise en chasse par un Taëkh’to durant tout ce temps lui glaça le sang.

Cela faisait maintenant huit cycles solaires que son petit sul’sul rebroussait chemin. La raison de ce changement de direction lui avait échappé au début. Puis, à sa troisième rencontre avec des cadavres qu’il avait abandonné derrière eux, elle cessa tout bonnement d’être discrète. Il se souvint de la joie sauvage qu’il avait alors ressentie. Elle avait compris et, quelque part, cela n’avait rendu cette chasse que plus excitante encore. 

Elle ne pouvait avoir aucun doute sur le responsable de toutes ces morts. Les plaies brûlées laissées par ses shri’taak étaient reconnaissables entre milles. Les humains ne possédaient pas une telle technologie. Il s’était attendu à la voir paniquer, perdre ses moyens. Au lieu de quoi elle avait commencé par rebrousser chemin pour confirmer que ce n’était pas une simple coïncidence. Puis elle avait tout bonnement abandonné toute prudence. Savait-elle que s’il l’avait voulue morte, elle l’aurait été depuis longtemps déjà ? 

Il l’avait observée alors qu’elle étudiait les blessures des cadavres et l’état de leurs affaires. Il ne lui en avait pas fallu plus pour en déduire son rôle dans leur petit jeu. Désormais, elle allait jusqu’à se faire repérer volontairement par des groupes de survivants hostiles, tout en évitant soigneusement les civils non armés. 

Elle avait bel et bien compris que sa survie dépendrait de sa qualité d’appât, et elle jouait sa part. 

L’idée fit naître un sourire sans joie sur ses lèvres… Le prenait-elle pour un animal ? Certes, son peuple avait attaqué le sien. Ils n’en étaient pas moins des militaires. Pourquoi massacrerait-il des civils incapables de se défendre, quand il n’avait aucun intérêt stratégique à le faire ? 

Encore que… Certains ne se gênaient pour s’adonner aux pires ignominies. C’est bien ce qui l’avait amené dans sa situation actuelle. 

Ses pensées se tournèrent vers son escouade, ce qui raviva sa douleur autant que sa rage. 

Il pria sa Déesse pour Simük parvienne à contrôler Da’Hebtük. Le vieux général était désormais le seul espoir de survie pour son ordre. 

Il pleuvait depuis presque six jours maintenant. Elle pouvait entendre la voix rocailleuse de son père lui rappeler que le plus important était de rester au sec. L’hypothermie deviendrait sa pire ennemie. 

Et elle avait combattu l’humidité avec acharnement. Elle n’avait plus de raison désormais de se cacher, faire un feu n’était plus un problème. Prendre le temps d’étendre sa bâche avant de dormir non plus. Mais ça n’avait pas suffi. Elle était malade, fiévreuse, et le peu de médicaments à sa disposition n’avait pu l’aider. 

Assise au plus près de la flambée qu’elle avait allumée, elle se forçait à finir le petit lapin attrapé plus tôt. Les mille aiguilles qui semblaient lui transpercer la gorge, associée à sa fièvre, lui avaient coupé l’appétit. Mais son dernier vrai repas chaud datait de trois jours maintenant et ce n’était pas suffisant si elle voulait combattre la maladie. 

Les bruits de la nuit, masqués par celui des gouttes de pluie percutant la bâche au-dessus de sa tête, elle se sentit plus isolée que jamais. 

Elle ne s’était plus trop inquiétée de son prédateur depuis ses macabres découvertes. Tant qu’il aurait un intérêt à la suivre, elle vivrait. Une certaine apathie s’était emparée d’elle. La peur faisait partie de son quotidien depuis tellement longtemps que savoir d’où venait le danger était rassurant. 

Seulement que ferait son prédateur si elle était incapable de se déplacer parce que trop malade ? Allait-il enfin se débarrasser d’elle ? La violer avant de la torturer pour le plaisir comme le racontent les survivants ? Arracher sa peau et en faire un masque de terreur ? Couper ses mains en trophée et la laisser agoniser au milieu des montagnes ? 

Finalement, était-ce vraiment une bonne idée de rebrousser chemin ? Ne devrait-elle pas reprendre sa route et retrouver la famille de son père ? Elle ne les connaissait que très peu, mais au moins ne serait-elle plus seule. Mais cela revenait à conduire le Taëkh’to droit sur eux…

Une quinte de toux plus forte que les autres la laissa à bout de souffle et elle s’allongea sur son sac de couchage. Elle était parvenue à trouver un endroit moins humide, légèrement en pente, sous un escarpement rocheux. Une fois la toile de plastique étendu au-dessus, elle s’était retrouvée à l’abri de la pluie et du vent. Ce qui ne l’empêchait pas de frissonner, malgré le feu toujours allumé. Elle aurait voulu dormir, seulement cela signifiait prendre le risque qu’il ne s’éteigne et elle ne pouvait pas se le permettre. 

Elle revoyait les mains expertes de son père fabriquer deux petits supports en bois sur lequel il déposait plusieurs bûches. En pente, ils les laissaient glisser lentement vers les flammes qui les consumaient les unes après les autres. 

« N’oublie pas Charlotte, disait-il alors. Si tu n’as pas le choix, tu peux toujours essayer ça. Mais faut pas que le feu s’éteigne quand tu as froid. L’effort à fournir pour le rallumer est trop important, tu seras encore plus fatiguée de devoir recommencer. »

— Oui, papa… dit-elle d’une voix faible. 

Son père n’était plus là désormais, mais répondre lui apporta un semblant de réconfort. Abattu par les sans-visages quelques jours après leur arrivée, il lui avait donné assez de temps pour fuir. 

Fébrile, épuisée, elle lutta pour se rasseoir. Qu’elle s’endorme maintenant et c’était l’hypothermie assurée. Elle devait attendre le matin. Son corps entier endolori, à peine fut-elle capable de soulever sa tête…

Très bien… Elle se reposerait quelques instants alors… Juste un petit moment… Juste assez pour reprendre des forces et parvenir à s’asseoir… 

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