Les pas légers résonnèrent dans l'escalier d'acier. La porte claqua.
— Jasper ?
Il ne bougea pas. Il ne savait même pas s'il avait l'énergie pour bouger. Il ne savait pas à quand remontait la dernière fois qu'il s'était levé du sofa.
Sa mère l'y rejoignit et posa une assiette fumante devant lui.
— Je n'ai pas faim.
— Jasper, ça fait quinze jours. Il faut que tu manges.
— Vous avez des nouvelles de Markus ?
Seul le silence lui répondit. Puis un soupir. Et à nouveau le silence.
Parfait reflet de sa vie depuis que Markus en était sorti.
— Depuis qu'il est arrivé au Palais personne ne l'a vu. Il ne quitte pas les appartements de Christopher, et personne n'y entre hormis son secrétaire particulier.
Jasper se recroquevilla un peu plus sur le sofa.
— Laisse-moi, alors. Je veux dormir.
Ou pas, en réalité, parce qu'il dormait si peu depuis que son Oméga était absent que ça aurait terrassé n'importe quelle personne normale. Mais Jasper n'était pas « normal ». Il était un Alpha dominant extrême et à ce titre il avait une résistance physique hors du commun. Il n'avait pas parlé de ses insomnies, et personne ne l'avait questionné. Il avait refusé que son père appelle leur médecin. Voir la docteur Debois aurait ravivé trop de souvenirs impliquant Markus. Trop douloureux. Impossible.
Jasper voulait être seul.
Seul, dans le noir, le nez dans l'oreiller de Markus, dans les vêtements de Markus, dans les draps qu'il avait interdit à ses parents de toucher. Il avait transformé son appartement en mausolée et cela les terrifiait, mais pour le moment iels n'avaient pas renoncé à le voir se remettre sans faire intervenir l'extérieur. Il ne leur semblait pas pertinent d'afficher le mal être de leur fils et la moindre information à son sujet pouvait se retourner contre eux... ou contre Markus.
— Il faut que tu prennes des forces, Jasper. Tu ne peux pas rester comme ça.
— Maman putain ! Fous moi la paix ! Dégage ! Comment tu veux que je fasse quelque chose d'aussi trivial que manger quand mon Oméga est enfermé chez un autre Alpha depuis quinze. Putains. De. Jours ? Est-ce que tu peux imaginer ce qui est en train de lui arriver ?
Elle ne s'offusqua pas du brusque accès de colère de son fils. Elle posa une main légère sur son bras.
— Je peux, Jasper. Sans aucun problème.
Parce qu'elle était Oméga aussi, et que bien que très heureuse en mariage, elle avait eu une vie avant de rencontrer son époux. Elle avait des frères, des sœurs, des cousins, des amies oméga. Bien sûr que Claire n'avait aucun mal à imaginer ce que Markus pouvait subir entre les mains d'un Alpha mécontent.
Elle ne baissa pas les bras et caressa la joue de son fils avant de se lever.
— Essaie de manger un peu. Tu as maigri. On s'inquiète, tu peux comprendre ça je pense. Je sais que c'est difficile. Mais essaie. Tu ne peux rien pour Markus si tu es malade, mon chéri.
Il posa un regard ombrageux sur sa mère. Puis, résigné, il s'empara de l'assiette et la posa sur ses genoux, pour avaler quelques bouchées de ce qui était, normalement, son plat préféré. Il s'arrêta au bout d'une minute ou deux et pâlit, puis se précipita à la salle de bain pour y rendre le peu qu'il venait d'avaler.
Lorsqu'il en ressortit, le front perlé de sueur froide, en s'essuyant la bouche d'un revers de manche, il toisa sa mère d'un air blasé.
— Contente ?
— Pas vraiment, non. Inquiète, plutôt.
Elle s'était levée et tendit le bras pour lui caresser la joue, encore. Il l'esquiva, culpabilisant déjà de lui avoir si mal parlé. Elle laissa sa main retomber et lui sourit tristement.
— Je sais que tu as l'impression de mourir, mon trésor. Vraiment. Mais il aura besoin que tu sois fort si... non, pas « si », quand on le sortira de là.
— Je sais, Maman je... j'y arrive juste pas. Je voudrais tellement. Mais je... c'est plus fort que moi. Il faut qu'il rentre à la maison. Je vais crever s'il rentre pas.
***
— Markus, lève-toi.
— J'ai besoin de dormir.
— Ça fait plus d'un mois que tu dors putain !
La lumière du plafonnier, blafarde et aveuglante, lui transperça les yeux et il roula sur le côté. Il y avait des jours déjà que Rémi l'avait forcé à se défaire des vêtements de Jasper et à se laver, ils le forçaient à manger un peu tous les jours et il arrivait à s'hydrater convenablement si on l'y faisait penser.
Mais Christopher n'arrivait pas à le faire sortir du lit, et cela commençait à l'inquiéter. Il savait que Markus avait besoin de temps pour se retourner, il savait que la situation était horrible, il savait qu'il aimait très fort son Alpha et il ne voulait pas brusquer le jeune homme.
En plus, aux yeux du reste du monde – surtout ceux de la Présidente à Vie et de son Ministre de la Défense – cela passait pour une punition et de l'éducation. Ils pensaient tous que Markus était contraint d'être enfermé et à la merci des phéromones de son supposé Alpha. C'était parfait pour le Prétendant à la Présidence, qui se voyait auréolé d'une nouvelle aura d'Alpha dominant, rassurant sa mère sur sa virilité et ses capacités à gérer un pays (comme si tabasser son conjoint faisait partie des qualification nécessaires, franchement !) mais ce dernier n'en était pas moins inquiet pour la santé mentale de son futur fiancé.
Il s'assit au pied du lit, assez loin de l'Oméga roulé en boule autour des vieilles fringues de son amant, mais assez proche pour pouvoir poser une main sur sa cheville ou son pied, à travers la couette. Une main amicale et rassurante.
— J'aimerais vraiment que tu ailles mieux, Markus... Je... Je ne sais pas comment faire pour t'aider.
— Tu peux amener Jasper ici ?
— Non, bien sûr... Et j'en suis vraiment navré. J'aimerais.
— Alors tu ne peux pas m'aider. Laisse-moi dormir, j'ai sommeil.
— Je t'ai apporté à manger. Est-ce qu'il y a quelque chose qui te ferait envie pour ce soir ?
— Non. Sors. J'ai sommeil.
Et il tira la couette sur sa tête, pour mettre fin à l'échange.
Christopher savait que s'il s'attardait, Markus utiliserait ses phéromones pour le repousser. Il en avait une manipulation très hasardeuse et instinctive mais la moindre odeur suffisait contre le Prétendant. C'est même pour cela que ce dernier avait dû faire appel à son amant pour forcer l'Oméga à prendre une douche. La première humiliation avait suffi, à présent ils arrivaient à l'envoyer à la salle de bain assez régulièrement pour que son hygiène soit convenable.
— Ton frère est passé prendre de tes nouvelles. Si tu ne le reçois pas bientôt il va me casser la gueule, Markus. Il pense que je te maltraite.
Markus ne répondit pas et une odeur désagréable de mer et de marée monta légèrement des couvertures. Christopher lui pressa une dernière fois la cheville, essayant de faire passer dans ce geste combien il était navré de la situation, et il ressortit en éteignant la lumière et fermant la porte.
— À ce soir, Markus.
***
— Jasper, tu dois trouver quelque chose que tu arrives à manger. Ça fait plus d'un mois.
— J'ai pas faim, Papa.
— Doudou, si tu t'affaiblis encore nous allons devoir envisager de te faire hospitaliser. Alors trouve. N'importe quoi, on s'en fout si c'est de la junkfood. Essaie.
— Mmh oui. J'ai sommeil, Papa.
***
— Markus ! Cette fois-ci tu n'y couperas pas, tu dois prendre une douche. Et manger un peu plus.
— Pas envie.
— Si tu ne te lèves pas pour aller te laver, j'appelle Rémi et crois moi t'es pas en état de lutter contre lui. Oh, je sens bien tes phéromones mon pote, j'vais effectivement rendre mon repas si tu continues. Mais te laver, c'est obligatoire.
— Je peux avoir un bain ? J'ai froid. J'ai tout le temps froid.
***
— Jasper ? Mon chéri ?
— Je dors putain !
***
— Markus ? Tu es réveillé ?
— Non, foutez-moi la paix bordel !
***
C'était un brusque sentiment d'urgence qui lui avait fait ouvrir les yeux. Là, maintenant, tout de suite. Il se passait quelque chose.
Il alluma la lumière et se leva brutalement, enfilant un jogging et un t-shirt avant de chercher ses chaussures du regard.
— Jasper ?
Son père se redressa à son tour. Il passait la nuit sur le sofa. Il passait presque toutes ses nuits sur le sofa, à vrai dire, et les rares qu'il passait chez lui pour dormir plus convenablement, c'était Claire qui prenait le relais. Depuis deux mois que leur fils était séparé de son Oméga, son état ne faisait que se dégrader. Jasper avait fini par se contraindre à s'alimenter, convaincu par ses parents qu'il se devait de rester en forme pour son Oméga, mais il leur avait longtemps caché que la plupart des repas qu'il ingurgitait finissaient dans la cuvette des WC dès qu'ils avaient le dos tourné. Il ne faisait pas exprès, il luttait même de toutes ses forces pour garder ses repas. Mais son corps lui, rejetait tout. Tout ce qui n'était pas Markus.
— Jasper ?
Le deuxième appel, plus pressé et anxieux, de son père le tira de ses pensées alors qu'il achevait de lacer sa seconde basket et cherchait ses clés du regard.
— Mmoui ?
— Que fais-tu ? Où est-ce que tu vas ?
— Chercher Markus.
— Pardon ?
Karl repéra la lueur affolée dans le regard de son enfant, et cela augmenta sa panique. Il détacha discrètement le bracelet connecté de son poignet pour alerter son épouse, à l'étage du dessous. Claire ne tarda pas à ouvrir la porte, alors que Jasper était proche de l'hyperventilation et retenu par son père.
— Je dois aller le chercher. Il a besoin de moi. Maintenant, Papa. Je... je...
Sa mère posa une main fraiche sur son bras et il cligna des yeux, semblant reprendre contact avec la réalité.
— Est-ce que tu réalises que c'est impossible ? Jasper, bien sûr que Markus a besoin de toi, chaque jour. Mais pas plus maintenant qu'à n'importe quel autre moment. Tu as fait un mauvais rêve mon chéri.
— Non ! Je n'ai pas rêvé, je... je l'ai senti ! Comme vous !
Elle haussa un sourcil, perplexe quelques instants, et tourna le regard vers son mari, qui ouvrit la bouche, la referma, et sembla enfin comprendre.
— Mais Doudou, j'ai mordu ta mère la première fois il a y plus de vingt-cinq ans, c'est normal pour des personnes qui sont liées. Markus... Markus porte un collier, tu ne l'as pas mordu mon grand. Ta mère a raison, tu as dû rêver. Et quand bien même... que vas-tu faire, prendre d'assaut le Palais Présidentiel à toi tout seul ? Dans cet état ?
Jasper secoua la tête.
Puis il plaqua les mains sur son ventre et vomit sur les pantoufles licorne de sa mère.
— Cette fois ça suffit, Doudou. J'appelle Debois.On t'a écouté trop longtemps.