— Au moins cinq, si tu veux tout savoir.
Juan me regarda, bouche bée. Cinq molécules différentes, quotidiennement. Là où normalement, une seule suffit, et parfois même seulement la semaine des chaleurs. Je suppose que lui est loin d’en prendre autant. Je n'arrive pas à dire si Juan est un Oméga dominant ou pas, quand Julie ne fait pas tellement de mystères de son statut. Ses phéromones sont puissantes, mais agréables, et elle ne se gêne pas pour rembarrer les Alphas qui le lui font remarquer avec trop d'insistance. Elle porte souvent des vêtements un peu grands, mais c'est clairement pour privilégier son confort, parce qu'elle ne semble pas avoir de complexes vis-à-vis de son corps. Juan, lui, s'habille de manière totalement androgyne et l'on voit qu'il cherche à mettre son corps en valeur. Je sais que plusieurs de nos amis lui ont fait des avances et qu'il les a tous repoussés, avant de nous rebattre les oreilles une énième fois avec son compagnon plus âgé que nous. Julie le taquine régulièrement sur le sujet et bien qu'il réfute totalement être amoureux de lui, il en semble très épris.
— Cinq, nom de Dieu...
Manifestement, il n'arrive toujours pas à y croire.
— Je dois totalement bloquer mes phéromones. Si mon père ne les sent ne serait-ce qu'une fois, je serais sur le marché du mariage dans la minute. Déjà que même en étant récessif c'est pas gagné...
Contre moi, je sens le corps de Jasper se raidir. Ses doigts se crisper un peu dans mon dos. Je lui adresse un sourire navré.
— Pardon...
Il remue la tête, aussi navré que moi. Nous n'en avons pas encore parlé. Nous n'avons pas envie d'en parler. Ni même d'y penser, je crois.
— Ton père n'approuve pas votre relation ? demanda Julie.
— Mmmh. Mon frère m'a balancé sans faire exprès pendant un dîner de famille. Il a senti les phéromones de Jas.[1] Mon père n'a pas de nez, mais il serait furieux qu'on le lui fasse remarquer, donc tant que mon frère n'était pas là je ne risquais pas grand-chose. Bref, mon frère s'est senti tellement coupable qu'il a usé mon père pour qu'il me laisse partir en vacances ici quand même, mais ça n'a pas été sans sécurité.
Je pointe ma gorge, et le tissu de[2] j'abhorre.
— Attends... C'est pas… t’as pas donné ton accord au médecin ?[3] [4]
J'étrangle un rire sans joie et je réponds à Juan plus avant même de réfléchir :
— Putain non, si Jas avait pu me mord...
Oh bon sang qu'est-ce que j'ai dit ?!
Je m'étrangle un peu et je fais mine de tousser avant de plonger le nez dans mon café. Je sens mes joues rougir et je n'ose pas lever le regard.
Le silence s'éternise, gêné, mais je tourne brusquement la tête vers Jasper lorsque je sens une odeur diffuse venir de lui. Il ne parle pas mais son corps me le dit. Il n'y a pas de mal. Il m'aurait mordu, s'il avait su. S'il avait pu. Il a toujours envie de me mordre. Toujours envie de moi.
Je crois que je rougis encore plus, et mes doigts tremblent un peu autour de mon mug de café.
Julie se racle la gorge et saute sur ses pieds.
— Bon, moi je vais aller étendre la lessive et faire tourner la suivante. Quand ils partent tous en même temps ça fait une blinde de draps à gérer quand même ! J'suis pas contre un coup de main, Juan !
L'excuse est valable, mais on sait toustes[5] que c'est surtout parce qu'elle a senti aussi ce que Jasper me dit, et qu'elle et Juan n'ont pas envie de rester là à nous regarder rougir de concert.
Dès qu'ils eurent disparu à l'angle de la villa, Jasper se pencha vers moi et glissa une mèche de cheveux derrière mon oreille avant d'y chuchoter :
— C'est grave si j'ai envie de recommencer ?
J'échappe un rire nerveux. Lui aussi. Je coule un regard vers lui. Lui vers moi. Nos sourires s'élargissent et l'hilarité nous gagne. Le fou rire. Comme rarement j'ai ri dans ma vie. Le genre de rire énorme, qui secoue le ventre et fait pleurer les yeux. Il m'enlace d'un bras et se laisse glisser en arrière, m'attirant dans sa chute. Il se cale confortablement dans le canapé, étendu sur le dos, et je me love entre son corps et le dossier, son torse en guise d'oreiller. J'entends les battements de son cœur, un peu rapides au début, reprendre leur rythme normal. Sa respiration se fait plus lente aussi, et ses doigts jouent dans mes cheveux. Je me sens bien. Je ne me sens bien qu'avec lui. Eux. Ici. Pour la première, et probablement la seule fois de ma vie, je peux être moi-même, je peux baisser un peu ma garde. C'est aussi terrifiant qu'agréable. Ses phéromones viennent encore jusqu'à mes narines et j'inspire, fort, avant de murmurer :
— Je croyais que tu avais envie de recommencer ?
— Mmmh...
Ses doigts jouent toujours dans les mèches de mes cheveux, ou effleurent mon cou pour me faire frissonner, mais il ne semble pas très pressé de nous ramener dans notre chambre.
— Dès que je te vois, à vrai dire...
Je rougis à nouveau. Je me retiens de dire quoi que ce soit. Je suis bien. Juste bien. Tellement bien...
You’re the only one i wanna talk about https://youtu.be/cH30OyVXuK0
***
— Jas... ?
Léger mouvement.
— Taisez-vous, vous allez le réveiller.
La voix basse de Jasper gronde dans sa cage thoracique, contre mon oreille. Je remue un peu. Pas trop. Ses longs doigts se glissent dans mes cheveux et massent mon crâne. J'ai envie de replonger dans la masse cotonneuse du sommeil. Là. Au chaud, contre lui, à l'ombre des pins, avec le bruit des vagues en contrebas. J'ai envie mais quelque chose dans la voix féminine qui a interpellé Jasper me dit qu'il faut que j'ouvre les yeux.
Je n'ai pas envie.
Pourtant, elle reprend :
— On vous a laissé dormir autant qu'on a pu mais les autres vont arriver bientôt et je ne crois pas que Markus aimerait être vu comme ça...
Elle a raison. Jasper le sait, je le sais, mais je n'arrive pas à bouger. Pas maintenant. Je suis si bien. De l'index, je trace un cercle sur l'épaule de Jasper, indiquant que je suis réveillé. J'entends le sourire dans la voix de Juan quand il s'exclame :
— C'est bon, il émerge, hourra ! On va retrouver l'arrogant connard de l'école !
Un mouvement brusque de Jasper me secoue un peu. J'ouvre un œil, juste à temps pour voir Juan esquiver en riant une pomme de pin lancée par mon Alpha.
Mon.
Alpha.
Je frissonne.
Il se méprend et resserre ses bras sur moi, comme si j'avais froid. Mais une légère bouffée de phéromones me parvient. Rassurante et... un peu possessive, aussi. Peut-être qu'il ne se méprend pas tant que ça, finalement. Je souris un peu et remue pour m'étirer puis je me redresse, en prenant appui sur lui. Sa main s'égare sur mon ventre et il me sourit paresseusement. Je ne peux pas me retenir. Le bout de mes doigts caresse sa bouche. Il la saisit et embrasse mes pulpes, une par une.
— Je t'aime.
Je rougis, et de l'angle de la maison nous parvient un éclat de rire suivi d'un bruit de vomissements exagéré. Jasper brandit un majeur vers Juan.
— T'es juste jaloux parce que ton mec travaille tout l'été.
— Argh, touché !
Juan s'effondre au ralenti, comme dans les westerns, et Julie en profite pour lui donner un coup de son pied nu en passant, murmurant qu'il faut bien achever les blessés.
Jasper finit par se redresser à son tour, frottant ses yeux rapidement. Je ne peux pas m'empêcher de le regarder. La manière dont ses longs doigts frottent ses joues et glissent dans ses cheveux, comme ils ont glissé dans les miens si souvent. Le doré de sa peau, le creux entre ses clavicules et... je crois que je vais m'arrêter là, parce que je suis déjà en train de rougir et mes pensées m'emportent bien plus bas que le col de sa chemise, un peu trop déboutonné. Je me lève, pour masquer mon trouble.
— Bon. Il faut que je me change, je monte.
— Attends !
Jasper se lève à son tour et glisse son bras autour de ma taille pour m'aider à marcher, ou du moins clopiner. Je ne veux pas qu'il me porte. Pas devant les autres. Je tiens bon jusqu'à l'escalier, mais une fois devant c'est un soupir exaspéré qui m'échappe. La perspective de grimper les deux étages à cloche pied ne m'emballe. Mais alors vraiment, vraiment pas. Du tout.
Jasper me soulève sans me demander mon avis et j'enroule mes jambes autour de sa taille, mes bras autour de son cou et je cache ma gêne contre son torse. Il ne s'arrête même pas au premier étage, alors que je suis lourd pourtant. Il n'a pas besoin de pause, et l'escalier plus étroit jusqu'à notre chambre est gravi en quelques instants. Il ne me lâche pas, et je n'essaie même pas de descendre pour marcher. Il n'y a que nous, je n'ai plus besoin de prétendre. Et j'aime comme il me porte. D'ailleurs, une fois arrivés dans notre chambre, il ne me lâche toujours pas, et je relève le nez pour le regarder.
Du bout de l'index, je suis l'arc de son sourcil, glisse sur sa joue, dessine sa mâchoire et mon pouce échoue sur sa bouche. Il ne me pose toujours pas. Je sais que mes pommettes sont rougies, et je sais qu'il me trouve beau. Je ne sais pas pourquoi, ni ce qu'il voit chez moi, mais je le vois dans son regard, et je le sens dans ses phéromones. Il embrasse mon pouce, puis le happe entre ses lèvres. Sa bouche est chaude. Douce. Je me penche un peu et je l'embrasse, mon pouce laissant une trainée humide sur sa joue lorsque ma langue vient prendre sa place.
C'est tellement bon, je m'en veux tellement de ne pas avoir osé parler. Je me sens idiot. Stupide. Incapable de lire les émotions des autres. Comme toujours.
Il pivote sur ses talons et nous conduit jusqu'au lit et nous y installe, lui au-dessus de moi et[6] les rares fois où nos bouches se lâchent c'est juste pour prendre une autre inspiration, et se regarder. Sourire. J'oublie peut-être un peu trop pourquoi nous sommes montés en premier lieu, parce que c'est lui qui se redresse en premier.
— Hum. On va devoir s'arrêter là, Bébé. On ne peut pas accueillir nos amis avec une érection.
J'étrangle un rire, en réponse au large sourire qu'il me fait.
Puis j'ôte le t-shirt noir que je portais – le sien, à l'effigie d'un groupe de hard rock au nom imprononçable et qu'il écoute en boucle en ce moment – pour me lever et aller en clopinant jusqu'à la grande penderie où sont rangées nos affaires. Je me saisis d'une chemise de lin bleu nuit et d'un jean noir puis je retourne cahin-caha jusqu'au lit.
— Wow.
Je lève un sourcil interrogatif vers Jasper.
— Pardon. C'est juste... Ton ventre... C'est tellement beau.
Il se penche, et son index se pose sur mon nombril pour suivre la ligne de duvet noir qui descend jusque sous la ceinture de mon pantalon. Ma peau se hérisse. Frisson.
— Jas... Ils vont arriver.
— Trois.
— Hein ?
— C'est la troisième fois que tu m'appelles « Jas ». Tu ne l'avais jamais fait avant.
Je rougis. Il me caresse la joue, puis le cou, et se penche pour poser un baiser sur mon front. Je frémis. J'ai envie de plus. J'ai envie de me lover dans ses bras sous la couette et de n'en plus bouger. J'ai envie d'embrasser son ventre. J'ai envie de dormir contre lui. De manger au lit. J'ai envie d'un tas de choses que je n'aurais jamais ne serait-ce qu'osé désirer en pensée il y a encore quelques semaines.
Je baisse les yeux et regarde mes paumes blessées. J'évite d'y penser, parce que quand je n'y pense pas j'arrive à oublier un peu la douleur lancinante dans mes mains, surtout celle qui est suturée. Cela me tire, me pique, et me lance en même temps.
Je me mordille la lèvre. Je sens qu'il attend un peu une réponse. Il ne demande rien. Mais il attend. Il est curieux.
— Je... ne sais pas. Pourquoi, je veux dire. C'est venu tout seul. Ça t'ennuie ?
— Non. C'est intime.
Il s'assoit contre moi et ébouriffe mes cheveux. Je grogne, parce que je vais devoir me recoiffer et franchement, sans les mains c'est pas simple. Il doit comprendre, puisqu'il se met de lui-même à glisser ses doigts dans mes mèches pour les lisser vers l'arrière. Il reprend, plus bas, presqu'un[7] [8] murmure :
— Il y a beaucoup de gens qui m'appellent comme ça, mais quand c'est toi ça me fait quelque chose d'inédit. Comme des chatouilles dans le ventre. Comme... ça me donne envie de rester au lit avec toi toute la journée. De ne plus voir personne et d'être juste avec toi. Juste... Nous.
Oh, bon sang !
Je suis écarlate, c'est sûr. C'est malin.
— Tout ça ? Dans un petit mot ?
— Mmmh.
Je relève le nez vers lui. Je ne pensais pas le trouver si près. Je l'embrasse. J'enroule mes bras autour de son cou et je pose ma bouche sur la sienne. J'évite de penser. Surtout, j'évite de penser.
Dehors, un coup de klaxon joyeux nous tire de notre bulle. Jasper grommelle contre ma bouche.
— Bordel. Pour la première fois, je les déteste vraiment.
Je ris, et me redresse un peu.
— Allez viens, allons les accueillir.