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GiadaMyla
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Chapitre 12

Chapitre 12

Je n’ai plus peur. Pas aujourd’hui. Je suis fatiguée, lessivée, écorchée, mais une colère froide a remplacé la peur. Celle qui donne le courage de ne plus reculer.

Je frappe à la porte du bureau de Bernier. Trois coups secs, résonnants.

Il lève les yeux depuis son fauteuil, un sourire suffisant étirant ses lèvres.

— Entre, Sarah. Tu sais que tu n’as pas besoin de frapper.

Je referme la porte derrière moi et m’approche, droite dans mon uniforme, le menton haut. Je me tiens devant son bureau, sans m’asseoir.

—  J’ai quelque chose à vous dire, mon lieutenant.

Il arque un sourcil, l’amusement non dissimulé. Je suis restée trop longtemps silencieuse à subir. Il croit encore avoir affaire à la femme apeurée que j'étais.

— Vas-y, je t’écoute.

Sa voix est doucereuse, pleine de fausse patience.

— J’ai des enregistrements. De vos propos. Vos menaces. Vos allusions sexuelles. Vos humiliations. Votre tentative de viol. J’ai tout.

Je le regarde droit dans les yeux, ma voix claire, sans une once de tremblement.

— Je vous préviens : si vous continuez à me harceler, à me salir, je les transmettrai. Et je ne serai pas seule à parler.

Un silence glacé s’abat sur la pièce. Bernier cligne lentement des yeux, le rictus s’effaçant. Puis il se penche sur son bureau, l’air faussement détendu, ses mains se crispant sur le bois.

— Et tu crois que ça suffira ? Que quelqu’un va croire une petite sapeur encore verte, un peu trop émotive, contre un lieutenant expérimenté ? Tu veux faire tomber ma carrière avec un micro et un peu d’audace mal placée ?

Je ne baisse pas les yeux, le défi est lancé. — Je crois que votre temps est révolu. Les choses changent, même ici. Vous vous êtes cru intouchable pendant trop longtemps.

Il éclate d’un rire sec, bref, avant de se lever brusquement. Il contourne le bureau, s’approche jusqu’à frôler ma hanche, sa stature imposante écrasant l'espace.

— Tu te prends pour qui, Sarah ? Tu n’as aucune idée de ce que tu es en train de déclencher. Je peux te briser. Te faire radier. Et ta gamine, là, Nina ? Elle tient à ses rêves de sapeur-pompier, non ? Tu veux qu’elle paie à ta place ?

Je serre les dents, mon ventre se tord sous le coup, mais je reste droite, inébranlable.

— Ne touchez jamais à ma fille. Ni à personne d’autre. Vous êtes malade. Et je vais faire en sorte que tout le monde s’en rende compte.

Je tourne les talons, le laissant seul dans l’onde de choc. Il me laisse partir. Mais je sens sa fureur vibrer derrière moi, comme un piège qui vient de se refermer sur lui.

Dans le couloir, un peu plus loin, mes jambes flanchent. Je m’effondre contre le mur quelques secondes, reprenant ma respiration. Pas de peur cette fois, mais une puissante vague de libération. Une victoire, si infime soit-elle.

***

Depuis ma confrontation avec Bernier, je m’attendais à ce qu’il réagisse.

Mais pas à ce point. Pas si vite.

Il ne me parle plus. Il m’observe. Dans les couloirs, son silence est plus lourd que ses mots d’avant. Ses regards sont des pointes de glace qui me transpercent. Je les sens dans mon dos quand je tourne une clé dans un placard, quand je prépare du matériel, quand je sers un café. Il ne me dit rien, mais il est là. Partout. Une présence rampante.

Et ce matin, sur mon casier, une note collée. « Tu crois pouvoir me menacer ? Tu ne sais rien des règles ici. » Signé de rien. Mais écrit de sa main. Son écriture, je la reconnaîtrais entre mille. Je l’arrache, la froisse, la glisse dans mon sac. Une preuve de plus.

Je continue d’enregistrer. Mon dictaphone est toujours avec moi, dissimulé dans ma poche. Il capte des murmures, des blagues graveleuses, à mon sujet, relayées par ses complices. Des soupirs, des ricanements, parfois même mon prénom prononcé dans un coin, comme un poison lent. Je compile, je stocke. J’attends le moment où tout basculera.

Mais aujourd’hui, c’est lui qui va choisir l’instant.

Vers midi, alors que je rangeais le matériel d’intervention, il m’attendait au fond du couloir. Seul. Appuyé contre le mur, les bras croisés, une silhouette menaçante. Il m’a bloquée du regard.

— Nous allons parler, Sarah.

— Je n’ai rien à vous dire, mon lieutenant.

— Si. Tu vas venir et maintenant.

Je recule d’un pas, mais il se pousse déjà du mur pour s’approcher. Je sens mes jambes trembler malgré moi.

— Je vous demande de garder vos distances.

Il s’approche encore, chaque pas une invasion.

— Et moi, je t’ordonne de me suivre. Nous allons régler ça. Une bonne fois pour toute.

Je suis piégée. Il le sait. Son ombre me coupe la lumière. Je recule vers l’escalier qui mène aux chambres de repos du premier étage. Il fait un pas de plus. Son visage est à quelques centimètres du mien. Il sourit, un rictus froid, presque mécanique.

— J’ai appris que tu avais envoyé des messages à Paco. Tu as cru que je ne le saurais pas ? Qu’il allait revenir dans ton lit comme un bon petit soldat ?

Il me frôle l’épaule en passant derrière moi, effleure mes cheveux du bout des doigts. Son souffle se rapproche de mon oreille.

— Tu peux bien jouer les saintes, Sarah. Mais tu restes une fille comme les autres. Tu as besoin qu’on te remette à ta place.

Je me retourne d’un coup sec. Le dictaphone est déjà en route dans ma poche. Je le fixe, la colère bouillonnant.

— Vous êtes malade. Et vous vous enfoncez à chaque mot que vous prononcez.

Il éclate de rire, nerveux, puis s’approche encore. Trop. Son doigt touche ma taille. J’explose.

Je le repousse violemment, ma main frappant son torse sans retenue. Il recule d’un pas, surpris. Je cours dans l’escalier sans me retourner, la poitrine en feu, les larmes au bord des yeux, mais la rage est plus forte encore.

Je m’enferme dans la chambre de repos, le cœur battant à m’en déchirer les côtes. Je reprends mon souffle.

Puis je sors le dictaphone. L’enregistrement est clair. Chaque mot est une preuve irréfutable.

***

Notre dernière confrontation n’a rien calmé. Depuis que je lui ai tenu tête, que je l’ai regardé dans les yeux en lui affirmant que je possédais des preuves, Bernier semble avoir décidé que ce serait une guerre d’usure. Une guerre sale.

Je le sens rôder autour de moi comme un prédateur blessé. Il ne parle plus à voix haute, il murmure. Il ne donne plus d’ordres, il siffle des instructions à l’oreille de ses favoris, me désignant parfois du menton comme une proie à traquer.

Je les vois, ces regards complices échangés entre ses hommes de main. Les sourires entendus, les rires étouffés à mon passage. Je suis devenue le gibier, la distraction de la meute.

Un soir, après une intervention, alors que je suis restée pour nettoyer seule le matériel, Bernier entre sans un mot dans la remise déserte. Je sens tout de suite que quelque chose ne va pas. Il bloque la porte derrière lui.

— Alors comme ça, tu continues à jouer à la petite journaliste d’investigation, Sarah ? dit-il en s’approchant lentement, la voix faussement calme, teintée d'une ironie glaciale.

— Tu crois vraiment que tes fichiers audio pèseront quoi que ce soit contre mon galon ?

Je ne réponds pas. Mon Dictaphone est déjà en train d’enregistrer dans ma poche. Je serre la mâchoire.

— Ce n’est pas en alignant des enregistrements que l’on obtient la vérité, poursuit-il, ses mots acérés. Ce que l’on entend, ce que l’on interprète, c’est malléable. Moi, j’ai des états de service. Des lettres de félicitations. Et toi ? Tu es une civile déguisée en pompier. Une novice. Une petite chose fragile, à peine crédible, qui ne supporte pas la pression.

Il s’approche jusqu’à frôler mon visage. Je sens son souffle, l'odeur fétide de son mépris.

— Tu vas craquer. Parce que c’est ce que tu es. Une faible. Tu peux bien faire la maligne avec tes petits micros et tes copines, au final, tu finiras seule. Comme toutes les autres.

Je ne bouge pas. Je le fixe. Mon cœur cogne à mes tempes, mais je tiens bon.

— Vous avez terminé ?  dis-je, la voix plus calme que je ne l’aurais cru possible.

Il me toise longuement.

— Ce n’est que le début.

Puis il se pousse de la porte et disparaît dans le couloir, laissant derrière lui une impression de vide et de menace.

Je reste seule au milieu de la remise, la gorge serrée, mais je n’ai pas cédé. J’ai l’enregistrement. Et maintenant, je sais qu’il a peur. Sa fébrilité est ma force.

***

Le silence n’a plus sa place. Après des mois de peur contenue, d’humiliations subies et de solitude imposée, j’ai compris que ma seule échappatoire, c’est l’union. L’union de celles qui, comme moi, ont été broyées par ce système. Par cet homme.

Je me suis installée à la petite table du coin café avec mon carnet, mon stylo et une détermination nouvelle. Je note les prénoms, les visages que j’ai croisés au fil des mois, les regards fuyants, les silences gênés, les départs soudains sans explication.

Il y a eu Emma, la petite blonde de la caserne voisine, que j’avais vue pleurer un soir dans les vestiaires. Il y a eu Julie, toujours nerveuse à l’approche des manœuvres. Et cette ancienne volontaire, Lucie, disparue du jour au lendemain sans dire un mot.

Je commence par Lucie.

Grâce au vieux pompier retraité Marcel, que je croise presque chaque semaine, j’obtiens son numéro. Quand elle décroche, sa voix tremble. Je me présente.

Elle reste silencieuse un moment, puis me souffle.

— Il continue, hein ?

— Oui. Mais cette fois, je veux que ça s’arrête. Aidez-moi.

Lucie accepte de me rencontrer.

Une par une, je tends la main aux autres. Certaines refusent, encore trop terrifiées par l'emprise de Bernier. D’autres disent qu’elles n’ont rien vu, rien vécu, leurs voix empreintes de déni.

Mais deux acceptent de parler.

Deux femmes, deux récits, deux cicatrices qui s’ajoutent aux miennes. Ensemble, nous décidons de tout raconter dès que le moment sera venu. D’écrire noir sur blanc. De faire une plainte commune. D’être un front uni. Parce qu’à plusieurs, Bernier ne pourra plus nier.

***

Pendant ce temps, une toute autre ambiance règne dans le cœur de la ville.

Ce soir, c’est la fête de départ de Cécile et Mathis. Ils s’en vont.

Loin.

Très loin de Bernier.

Loin de la peur.

Loin de l’oppression.

Je les rejoins avec Olga dans un petit bar à l’écart de tout. L’endroit est modeste, mais empli de chaleur humaine.

Mathis serre chaque main avec émotion, Cécile rayonne comme je ne l’ai jamais vue. Elle a retrouvé son rire. Elle est libre. Ce mot, si simple, devient une promesse pour moi aussi.

On boit, on danse, on rit. Olga fait la folle comme toujours, Cécile ne me lâche pas d’une semelle. Et à un moment, dans le tumulte des verres qui s’entrechoquent, elle me prend dans ses bras.

— Tu vas le faire tomber, Sarah. Pour nous. Pour toutes les autres. Tu es la plus forte.

Je serre ses mains. Elle sait. Elle a compris ce que je prépare.

J’aperçois Paco. Mon cœur se serre en le voyant parler à des filles présentes au bar, rire avec elles. Il ne me voit pas, je suis devenue invisible pour lui. Son absence est une blessure qui s'ajoute à la liste.

La musique bat doucement, les verres tintent, et les lumières tamisées dessinent des ombres chaleureuses sur les murs du petit bar où nous fêtons le départ de Cécile et Mathis. Malgré l’ambiance festive, il y a entre nous trois comme une tension sous-jacente, quelque chose qui nous lie au-delà des éclats de rire et des toasts levés. C’est une dernière nuit, une forme de passage de relais.

Assises dans un coin plus tranquille, un peu à l’écart de la piste de danse, Cécile et moi parlons à voix basse, le ton bien plus grave que les notes de musique.

— Je ne t’ai jamais raconté,  murmure-t-elle en se penchant vers moi, mais il y a eu d’autres filles. Beaucoup d’autres.

Je fronce les sourcils.

— Tu veux dire… en plus de celles que l’on connaît ?

Elle hoche la tête.

— Oui. Certaines ont quitté la caserne sans un mot, bien avant mon arrivée. D’autres sont restées en silence, trop jeunes, trop seules. Il y avait une jeune sapeur-pompier, je crois qu’elle s’appelait Maëlle. Elle a dit avoir été violée par Bernier, elle avait tenté d’en parler à un adjudant-chef de ta caserne, mais on l’a muselée. Sa mère a été convoquée, et du jour au lendemain, elle a quitté le programme. Elle avait à peine seize ans.

Un frisson me parcourt l’échine. Une jeune sapeur-pompier. Bernier n’a donc jamais eu de limites. Je n’ose pas imaginer s’il osait toucher à Nina ; je pense que ça serait moi qui finirais en prison avec son sang sur mes mains. La pensée de Nina décuple ma fureur.

— Donne-moi tous les noms dont tu te souviens. Même des prénoms, des débuts d’histoire, tout ce que tu peux.

Elle prend une serviette qui traînait sur la table et un stylo. Dessus, elle trace une liste, griffonne, rature, complète. Une vingtaine de minutes plus tard, j’ai entre les mains le fil d’un réseau de douleur. Des pistes à suivre. Des femmes à retrouver.

Les jours suivants, je me mets en chasse. Les SMS s’enchaînent, les appels aussi. Il y a des silences, des refus, des portes closes. Certaines pleurent en raccrochant, la peur les submerge encore.

Mais d’autres acceptent de me parler. Dans un café discret, dans une voiture garée, dans un parc isolé. Des confidences chuchotées, tremblantes, comme si Bernier pouvait encore surgir à chaque coin de rue.

L’une d’elles me montre un message obscène qu’il lui avait envoyé après une garde de nuit. Une autre me raconte l’attouchement dans le local à matériel, les menaces de sanction si elle parlait. Une troisième, plus âgée, m’avoue avoir quitté la caserne uniquement pour ne plus croiser son regard gluant.

Au bout de deux semaines, j’ai dix-sept témoignages. Dix-sept voix. Dix-sept vécus qui se rejoignent dans la même horreur. Certaines veulent que leur nom soit inscrit sur la plainte, leur courage est une flamme. D’autres me supplient de garder leur identité secrète mais autorisent que leur récit soit cité, leur douleur me guide. Je respecte leur choix, mais leur douleur me pousse. Je consigne chaque mot, chaque date, chaque geste. Je note, j’enregistre, je classe. Cette fois, je suis prête à agir.

Bernier n’est plus un monstre dans l’ombre. Il est une cible à abattre, à visage découvert. Et je ne suis plus seule. Ensemble, nous sommes invincibles.

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