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1 | Eve

1. "Le garçon du square"

9 mois plus tôt

Eve

Appréhender.

On peut appréhender beaucoup de choses au quotidien. Certains diront que c'est lâche, d'autres que ça ne peut que nous rendre plus forts. Moi, j'appréhende ses coups. C'est à la fois lâche et j'ai l'impression que ça me rend plus forte. Ce n'est peut-être vrai que dans ma tête, parce que je me suis persuadée qu'encaisser en silence équivalait à devenir une meilleure version de moi-même.

Il paraît qu'après la pluie, vient le beau temps. Le soleil pèse pourtant lourd au-dessus de ma tête, mais il ne sert qu'à mettre en valeur les rougeurs qui parsèment mes bras. Je les préfère sous cet aspect, quand elles n'ont pas encore entamé leur processus de transformation. Les ecchymoses qui persèmeront ma peau laiteuse dans quelques jours ne feront que me rappeler l'avalanche de haine qui s'est tout à l'heure abattue sur moi.

Je fixe la maison dans laquelle j'ai grandi et qui se dresse devant moi. Elle est grande, mais trop peu pour contenir toute cette colère qu'elle s'efforce de cacher chaque jour. Parfois, j'espère que chacun de ces murs et de ces fenêtres ne tiendront pas plus longtemps. Quand elle me frappe, je me surprends de plus en plus à rêver que toute cette matérialité implose, comme si elle se retenait depuis des années. Mais j'imagine que tant que je tiens bon, les choses autour de moi resteront telles qu'elles sont.

Le vent commence à se lever et les nuages masquent le soleil par vague. L'air sent l'orage. Ils l'avaient annoncé. Ce n'est pas une surprise. Et c'est d'ailleurs le temps que je préfère. Quand le tonnerre gronde et que les éclairs illuminent partiellement le ciel, je me sens en sécurité. Cette agressivité, elle, ne peut pas me blesser.

Dans ces moments, je souhaite souvent que ma sœur soit là. Car quand elle était encore à la maison, la violence envers moi n'était que verbale. Est-ce que ça fait de moi une mauvaise personne, d'espérer qu'une autre prenne ma place ? Je n'avais pas réellement conscience de ce qu'il se passait avant. Ce n'est que maintenant que je le vis que je le réalise. Elle ne m'en a jamais parlé, pourtant, au fond de moi, je le savais.

Alors que de fines gouttelettes commencent à tomber, je grimpe en haut du toboggan pour enfant situé au centre du square dans lequel je me trouve. Ma nourrice m'y emmenait souvent lorsque j'étais petite. J'adorais cet endroit. Il était chaleureux. Même si je ne m'y faisais pas vraiment d'amis, c'était toujours mieux que d'être à la maison. Ici, je pouvais au moins faire semblant de m'amuser.

Je reste assise ici de longues minutes. Les enfants et leurs parents sont rentrés depuis quelque temps déjà. La météo n'est pas clémente en cette fin d'été. J'aimerais être comme eux et que mon seul souci soit d'éviter la pluie.

Je ne suis pourtant pas seule. Deux garçons, capuches sur la tête, se serrent la main. Il me faut attendre que l'un d'eux tende un billet à l'autre pour comprendre que ce geste n'avait rien d'amical. Celui-ci tâtonne sa poche avant d'en sortir un petit sachet transparent à peine rempli. Une masse verte est emprisonnée entre les parois de ce qui semble être du plastique.

Quand ce dernier fait demi-tour, l'autre se tourne vers moi. Je baisse aussitôt la tête dans l'espoir de me faire la plus petite possible. Je n'ai vraiment pas besoin qu'un dealer de bas étage vienne troubler mon existence. J'entends pourtant ses pas sur le gravier, tandis que mon regard est rivé sur mes pieds qui frôlent le bord de la pente en métal.

– T'es pas un peu vieille pour ça ?, me demande-t-il en s'asseyant à l'arrivée du toboggan.

Je m'efforce de tirer sur les courtes manches de mon t-shirt pour tenter de cacher mes bras. En vain. Son regard s'attarde brièvement sur ces derniers, avant de se planter dans le mien.

– L'insouciance d'un enfant ne devrait pas être interdite aux adultes, je m'entends lui répondre.

Ses yeux se plissent et un sourire se forme sur ses lèvres.

– Je les plains.

Il s'empare aussitôt d'une cigarette et d'un briquet. La flamme qui en sort fait ressortir le vert de ses yeux.

– De quoi ?

Il prend une première bouffée et la recrache presqu'aussi vite.

– Les adultes avec une âme d'enfant. Ils tomberont de cinq étages un de ces jours.

Le vent souffle à présent assez fort pour que des mèches de mes cheveux se coincent dans ma bouche. Je devrais les attacher mais je n'ai pas d'élastique. Alors je me contente de les rentrer dans le col de mon haut.

– Pourquoi ?

– Pourquoi je te parle ou pourquoi je vends du shit ?

Je hausse les épaules et baisse la tête. Je ne m'attendais pas à une question aussi directe.

– Ce n'est pas illégal. Il voulait juste quelque chose qu'on ne trouve pas ici. Et pourquoi les gens font ce qu'ils font... Ça, c'est une autre question.

– Non, je veux dire : pourquoi ils tomberaient de cinq étages ?

Je ne sais pas pourquoi je reste là, ni même si cette conversation a un sens. Peut-être que c'est parce que rentrer à la maison ne m'intéresse pas. Ou alors, parce que je me dis qu'au fond, ce garçon a plus d'humanité à m'offrir que les gens qui sont censés m'avoir élevés.

– Tu connais Salinger ?

– Non.

– Eh bien Salinger a écrit : "Prenez les adultes, ils ont l'air tarés quand ils dorment la bouche ouverte, mais pas les gosses. Les gosses ils sont quand même chouettes. Ils peuvent avoir en plus bavé sur leur oreiller et ils sont quand même chouettes.". C'est ça le truc. Un adulte ne sera plus jamais l'enfant chouette qu'il a été. Et peu importe à quel point il fait semblant, car ils font tous semblants. C'est juste comme ça.

Je ne réponds rien. Dans le fond, il a sûrement raison. L'innocence d'un enfant est pure parce qu'il est justement un enfant. Il ne sait pas à quel point les gestes ou les mots peuvent blesser. Un adulte, lui, ne peut jamais être totalement ignorant des conséquences de ses actes.

Il me tend alors son paquet de cigarettes.

– Tu veux ?

Je secoue la tête.

– T'as peur que je t'empoissonne ?

Je souris, un peu. Pas vraiment parce que c'est drôle, mais parce que ça fait longtemps que la spontanéité m'a quitté. Et lui, il semble en être bourré.

– J'ai déjà ce qu'il faut à ce niveau, je lui dis en fixant mes bras.

Il les regarde, encore. Cette fois, il ne détourne pas les yeux. Il fronce les sourcils. Mais il ne dit rien. Au moins, il ne commente pas ce qu'il ne comprend pas. Je finis par passer mes bras derrière mon dos.

- T'as un nom ?, il me demande.

Je mens.

– Lina.

Il y a eu un silence de quelques secondes avant que je sorte ce prénom au hasard. Je ne sais pas pourquoi j'ai menti. Peut-être parce qu'un mensonge, c'est la possibilité de reprendre un peu de contrôle sur sa vie.

– Moi c'est Yanis, il dit. Mais ça aussi c'est un mensonge, alors on est quittes.

J'ai envie de lui demander ce qui lui fait penser que je ne dis pas la vérité, mais il se lève d'un coup et balance le mégot à côté de mes chaussures. Ce dernier dévale la pente du toboggan, jusqu'à tomber sur les graviers.

- Fais gaffe à pas glisser, Lina.

Puis il s'éloigne. Il ne se retourne pas. Il disparaît derrière les buissons à l'entrée du square, là où la lumière des lampadaires ne va jamais.

Je me laisse glisser à mon tour jusqu'à atterrir au pied du mégot encore fumant. Il a une odeur de tabac mêlée à l'humidité.


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