La plus grave blessure à l’ego humain n’est pas de prendre conscience de sa petitesse par rapport à l’Univers. C’est de comprendre qu’il n’existe aucune loi qui définisse ce qui est normal ou non dans l’absolu. Le deuil des codes sociaux et des règles communes est plus difficile que le deuil de soi
Glif, cours de Civilisation des Mondes Reliés
*
Yuul croise Lely à la cantine. Il s’assied devant elle, commence à manger. Une activité qu’il aime tout particulièrement. Mais cette fois, ses frites ont un gout trop salé. Il veut avoir des réponses aux questions qui l’assaillent. Il ne veut pas croire qu’elle lui ment.
— Tu chavais, commence-t-il, la bouche pleine, ton bâton n’est pas une simple arme de jujitsu, tu n’étais pas dans cette ruelle pour rien, et tu connais la nature de la pierre noire.
Lely ne répond rien, son regard se perd dans la foule. Yuul enfourne son steak, retient un rot, se tache le haut du t-shirt. Il boit son verre d’eau pour faire passer. Lely regarde sa salade avec un air contrit. D’habitude, elle le taquine sur sa façon de manger sans retenue. Mais cette fois, elle semble chercher ses mots.
— Lely, cette nuit-là, je crois que ça m’a fait passer de l’autre côté.
Elle le regarde droit dans les yeux. Yuul n’ose plus rien dire. Va-t-elle tout lui expliquer ? Comment réagira-t-elle, quand il lui parlera de Delphine ? Il risque de la mettre en danger mais il la sait assez forte pour pouvoir le protéger. Peut-être que ça lui permettra enfin de la faire réagir, de lui sortir les vers du nez. Mais avant qu’il ne parle, elle lui désigne du menton un groupe de lycéens goguenards.
— Tu vois les types là-bas ? commence Lely, ils m’ont encore demandé si c’était un masque que je portais sur le visage. Et quand je suis parti, ils m’ont dit qu’ils ne regarderaient pas ma tête si jamais…
C’est quoi le rapport ? Yuul a presque envie de lui demander, mais préfère entrer dans son jeu, peut-être qu’elle s’imagine ainsi lui faire comprendre son silence.
— Ha, la bande d’incels stupides et raciste ? D’ailleurs c’est quoi la différence ? demande Yuul, un brin d’impertinence dans la voix.
— Oui t’as raison c’est pareil.
— Laisse les tomber Lely, ils pensent que si on est meilleurs amis c’est que je préfère les garçons, c’est n’importe quoi dans leur tête.
— Bah oui, la vraie raison c’est que je peux te supporter. Et puis, on dirait ça fait trois ans que t’as douze ans.
Yuul part d’un éclat de rire, qui rompt tout le malaise qu’il aurait ressenti si un inconnu lui avait fait la remarque.
— Je grandis pas, soupire Yuul, je désire pas. Je me sens plus excité quand je suis sur les toits.
D’un coup d’œil il observe chacun de ses camarades. Une conversation sur deux doit être un potin, un ragot, une rumeur sur qui sort avec qui. Il a l’impression de se trouver dans un aéroport et d’entendre des langues étrangères. Yuul ne se sent attiré ni par les garçons, ni par les filles. Plus il entend tout le monde parler de ça depuis le collège, plus il trouve que vouloir coucher avec quelqu’un tient plus de l’injonction que de quelque chose de naturel.
— T’as pas à complexer tu sais, réagit Lely, être attiré par quelqu’un, coucher, être en couple, ce n’est pas une obligation, grandir non plus. Reste jeune, asexuel et célibataire le plus longtemps possible. Après si ça t’arrive tu deviens un type blasé, sarcastique et imbu de sa personne. Bref un bad boy dont les filles tombent amoureuses. Insupportable.
— Tue-moi avant que je devienne un cliché s’il te plait.
— J’m’occupe d’abord des autres, promet Lely d’un ton espiègle.
— Oh mais ça fait un paquet de monde ! réagit Yuul.
— Des crétins qui voient pas que je veux pas me fixer, à part avec… non, laisse tomber, je ne peux pas en parler.
Yuul voit les joues de son amie roussir, comme si elle n’osait lui avouer quelque chose. Il remarque alors Nei Xin. Elle s’installe à une table de l’autre côté du réfectoire et les observe dans le silence. Est-ce qu’elle les espionne ?
— Non, t’as raison de regarder ailleurs, c’est ridicule, s’exclame Lely, faut que j’arrête de faire la groupie avec lui.
— Qui ça lui ? s’interroge Yuul.
— Et non c’est pas toi.
— J’espère bien !
— Non, on est amis, enfin…
Yuul cligne des yeux, et reconnait l’ironie briller dans le regard de Lely. Ils rient de concert. Comment a-t-il pu douter de leur amitié ? Il la sait sincère, malgré les secrets.
— Alors t’es partant pour ce soir ? Ce sera pas comme d’habitude, il va falloir faire vite. Il s’est installé dans un appart ’hôtel.
Hors de question qu’il aille ailleurs. Yuul opine. A part dans l’appartement bien sûr. Une partie de lui meurt d’envie d’y aller. Il a loupé un détail, un indice sur le sens de tout ça. La porte dans la salle de la pierre noire. Et si ce qui était caché derrière pouvait lui donner la clef du mystère ?
— Tu veux rien me dire maintenant ? tente Yuul, t’as assez tourné autour du pot.
Lely serre les lèvres, gênée.
— Crois-moi il y a des choses qui ne peuvent être dites dans la cafeteria d’un lycée.
— Des gros mots ? plaisante Yuul, vas-y, on est grands ! En français c’est quoi déjà les insultes à l’ancienne ? Saperlipopette ! Et les mots que vous pouvez plus dire en Amérique à la télé, c’est Shit…
— Freedom and democraty.
Quelques mètres plus loin, Nei Xin a quitté sa table pour s’asseoir à une autre, plus près. Lely penche sa tête de gauche à droite, et se rapproche de Yuul.
— Si tu veux rien me dire, je me débrouillerai, je retournerai au cabinet de curiosité.
— Surtout pas ! s’écrit Lely, provoquant des haussements de sourcils.
Le silence, telle une île dans un océans de rumeurs, se crée entre les deux amis.
— Alors dis-moi, s’il te plait, dis-moi pourquoi nous sommes amis, dis-moi que ce n’est que parce que tu peux me supporter et qu’on s’aime bien, pas parce que tu dois me protéger depuis le début.
Lely change de chaise pour s’approcher de lui. Elle et toute près, si près qu’il sent son odeur d’écorce se teinter de colère. Les larmes inondent les yeux de Yuul. Alors ce qu’il y a entre lui et Lely, c’est faux ? C’est basé sur un mensonge ?
— Tais-toi, peste-t-elle, Yuul, tu sais pas ce que tu as déclenché, il vaut mieux que ce soit mon oncle qui t’en parle et…
Le garçon ne sait plus quoi dire, quoi penser. Il serre les poings et regarde sa ceinture, son pantalon, ses chaussures. Puis il sent le doigts de Lely se faufiler sous son menton, et lui relever la tête.
— Yuul, c’est vrai. Entre nous, je…
— Moi aussi, Lely.