Je ne m’attendais pas à la voir sur le toit. En effet, personne ne venait ici d’habitude, mais j’avais l’impression que cette jeune femme allait chambouler pas mal de mes habitudes. Elle ne m’avait pas informé pour notre rendez-vous et j’avais passé la journée à l’attendre. À présent que j’étais à côté d’elle, tout le ressentiment que j’avais accumulé s’envola. Elle n’allait pas bien et cela se voyait à des kilomètres. Je ne savais pas si ce malêtre était causé par ses blessures ou par un évènement extérieur, mais je ne pouvais pas la laisser seule dans cet état.
— Je ne sais pas ce qui se passe, mais je tiens à vous dire que si vous avez besoin d’aide, vous pouvez me le demander, je suis votre patron, je sers aussi à ça.
— Honnêtement, si je suis déprimée, c'est votre faute, avoua-t-elle.
— Comment ça ?
— Je suis obligée de travail avec la personne qui m’a harcelée parce que vous le lui avait demandé. Donc si je suis aussi déprimée aujourd’hui, c’est votre faute.
— Tu parles de ce qui s’est passé avec Lucas ?
Il ne m’avait pas parlé d’un quelconque harcèlement et je comptais bien en apprendre davantage. Je n’aimais pas avoir des choses qui échappaient à mon contrôle au sein de mon entreprise.
— Que s’est-il passé ?, demandais-je le plus doucement possible.
— Lucas ne vous a pas raconté ?
— Il m’a simplement dit que tu t’étais plainte que le salaire était trop bas.
— Pardon ?!, s’étrangla-t-elle.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Et vous l’avez cru ? Vous avez cru qu’une femme était assez stupide et vénale pour crier parce que le salaire est trop bas ? Vous me voyez vraiment de cette façon ? Je dois vous informer que vous vous trompez sur moi et sur l’honnêteté de votre employé.
Elle m’avait regardé droit dans les yeux et elle me lançait des éclairs. Je retrouvais sa force de caractère. Elle ne se laissait pas faire, que je sois son patron ou non et j’aimais ça. Néanmoins, je m’affolais légèrement au vu de la tournure que prenait la discussion. J’avais l’impression que plus je lui parlais, plus elle me détestait.
— Je ne voulais pas que vous le preniez mal, je ne l’ai pas cru, c'est bien pour cela que je suis venu vous en parler. Mais vous ne pouvez pas nier que votre salaire est plutôt élevé par rapport au prix du marché.
— Ce n’est pas moi qui ai demandé mon augmentation. Il m’a dit que si je lui faisais, je cite : “la pipe de ses rêves”, j’aurais 10 % de plus. Même si j’ai besoin d’argent, il est hors de question que je m’abaisse à ce genre de chose.
— Et vous avez tout à fait raison. Ce genre de comportement est inadmissible. Je vous promets de faire quelque chose, vous n’aurez plus à vous inquiéter de retravailler avec lui.
Soudain, une idée me frappa. En quelques jours, deux hommes avaient tenté de l’agresser. Lui demander un rendez-vous était surement la dernière chose dont elle avait besoin. Même si annuler cette sortie signifiait ne la voir qu’au travail, j’étais prêt à m’en contenter.
— Une dernière chose, j’ai bien réfléchi et oubliez cette histoire de rendez-vous. Considérez mon aide comme le dédommagement pour ce que Lucas vous a fait subir.
À ma grande surprise, elle refusa d’annuler et me proposa de se voir le samedi pour déjeuner. Lorsque je me rendis à l’adresse qu’elle m’avait indiquée, je découvris un restaurant indien modeste. Il était dans une rue perpendiculaire à la rue piétonne principale et semblait être fréquenté uniquement par des habitués. Je devais avouer que je ne m’attendais pas à cela. Je m’étais imaginé un restaurant cher et huppé, quelque chose qu’elle ne pouvait pas s’offrir et qu’elle en profiterait pendant qu’elle dinait avec le PDG d’une grande entreprise. Elle m’emmena à une table près de la fenêtre. Les chaises étaient rehaussées de coussins colorés et les tables recouvertes de nappes plastifiés. Avec la lumière tamisée, le restaurant était confortable et accueillant. Eve commanda pour nous deux, car j’étais incapable de choisir : c’était la première fois que je mangeais dans un restaurant indien. Elle m’avait assurée qu’elle avait choisi quelque chose de doux, mais lorsque je goutais mon plat, mon palais s’enflamma. Elle semblait apprécier son plat et je la soupçonnais de m’avoir dupé.
— Est-ce que vous auriez commandé quelque chose d’épicé pour me punir ?
Elle me regarda incrédule quelques secondes et lâcha un petit rire avant de me répondre.
— Avant tout, est-ce qu’on peut se tutoyer ? Je dois avouer qu’avoir un rendu avec quelqu’un que je dois vouvoyer et réciproquement me fait un peu bizarre.
— Entendu, dis-je en essayant de cacher ma jubilation.
— Et non, je ne t’ai pas puni, j’ai choisi un plat avec de la crème et peu épicé vu que c’est ta première fois, croix de bois, croix de fer.
— J’ai l’impression que ma bouche prend feu.
Pour toute réponse, elle eut un fou rire, suivit d’une commande et elle finit par me donner une galette de pain fourré au fromage appelé naan. Le pain aidait, mais la boisson qui arriva calma instantanément la douleur. C’était une sorte de lait fermenté aromatisé, je crois qu’elle appelait ça du Lassi. J’étais heureux de la faire rire même si c’était à mes dépens. Je ne l’avais vue que souffrir cette semaine alors son sourire était le bienvenu. Une fois le déjeuner terminé, elle me proposa d’aller manger un dessert au marché de noël autour du Scott Monument. Cela faisait des années que je n’avais pas flâné dans les rues bondées et odorantes du marché. De toutes parts, je pouvais sentir de la cannelle, du sucre et du vin chaud. Alors que nous marchions en silence, je lui proposais de s’arrêter à une échoppe qui vendait des crêpes. Elle n’avait rien dit, mais lorsqu’elle se tourna vers moi et que je vis les étoiles dans ses yeux, je compris que la crêpe était le meilleur choix. À ma grande surprise, elle insista pour me l’offrir, avançant l’argument que j’avais payé le déjeuner. C’était la première fois qu’une femme m’offrait quelque chose lors d’un rendez-vous galant.
Nous nous étions assis dans le parc de Saint Andrew lorsque qu’un malaise s’installa entre nous. Elle ne parlait pas et étant peu bavard, je ne savais comment introduire une conversation.
— Je vais peut-être être un peu direct, mais est-ce que tu passes un bon moment ? demandais-je.
— Pourquoi tu me demandes cela tout d’un coup ?
— Tu ne parles pas ou très peu alors, je me demandais si tu ne supportais pas tout ça uniquement parce que je te l’ai demandé.
— D'un, tu m’as offert une porte de sortie et j’ai tout de même voulu venir et de deux, tu ne parles pas beaucoup plus, répliqua-t-elle d’un ton cinglant.
J’avais l’impression d’avoir marché sur des œufs et de les avoirs écrasés avec mes pattes d’éléphant, mais elle continua avec une voix plus douce :
— Je passe un bon moment ne t’en fais pas. Je suis seulement un peu timide et tu es tout de même mon patron alors c’est un peu gênant.
— Ne me vois pas de cette façon pendant notre rendez-vous, je ne suis qu’un homme qui passe du temps avec toi.
— Je vais essayer, répondit-elle avec un grand sourire, bon, ce n'est pas qu’il fait froid, mais je ne sens plus doigts. On va boire un truc chaud ?
Nous passâmes le reste de la soirée à boire du vin chaud et à se balader dans les rues du quartier ancien. Elle semblait plus détendue, que ce soit grâce à notre discussion, au vin ou les deux. Alors que le soleil s’était couché depuis quelques heures, je lui proposais de la raccompagner chez elle, ce qu’elle accepta immédiatement.