Réveille-toi.
Le froid était insoutenable. Il me transperçait de part en part, sans jamais ne vouloir cesser. La sensation n’était pas comme avant. Il n’y avait pas cette douce torpeur après la douleur d’avoir percuté la surface de l’eau. Quelque chose m’empêchait de me laisser couler, et une pensée s’imposait en moi : je ne devais pas être là, même si je ne savais pas pourquoi.
De larges bulles se formèrent devant mon visage, alors que je luttais contre… contre cette volonté. Elle voulait que je remonte vers la surface, que je respire, que je vis. Que je lutte contre le froid qui continuait son œuvre, ne me laissant aucun répit. Laisse-moi, aurais-je voulu crier à mon interlocuteur qui n’existait pas.
Jamais.
Bats-toi.
Malgré cette part de moi attirée par les ténèbres enveloppantes, je battis des pieds et des bras. La douleur ne me quittait pas. Une force insoupçonnée, alors qu’elle m’avait abandonné depuis bien longtemps maintenant, m’animait et me permet de me propulser vers le haut. Le manque d’air se faisait pressant ; la brûlure dans mes poumons accompagnait la lourdeur qui s’installait dans mes membres frigorifiés. Alors qu’une part de moi voulait que la torpeur gagne la partie et m’amène vers le fond, une autre, sauvage, irrépressible, me forçait à continuer à me battre. Jusqu’à ce que je retraverse cette surface impitoyable, à l’air libre.
Respire.
Et je respirai. Furieusement. L’air entra avec brutalité dans mes voies respiratoires, ravivant la brûlure, me ramenant bel et bien dans le monde des vivants. Cette force nouvelle ne me quittait plus, et je me traînai sur la rive. J’avais perdu une chaussure, mais je ne tressaillis pas lorsque quelques cailloux acérés me griffèrent la plante du pied. Je continuai à avancer, avant de tomber sur mes genoux et mes mains. L’envie de hurler me prit au cœur, mais seules des gerbes d’eau et de vomi sortirent de ma gorge, s’écrasant au sol en une série de bruits écœurants que mes oreilles bouchées entendirent à peine. Je toussai une longue minute, soudainement sensible au monde extérieur, avant de me laisser tomber sur le côté. Je roulai pour regarder le ciel, transi jusqu’au fond de l’âme.
Ou plutôt, ce qui aurait dû être le ciel de Letos, aussi pollué et familier qu’il soit. Hébété, je parvins à me redresser sur mes coudes, les yeux agrandis par une incompréhension sans nom. De larges colonnes de fumée striaient l’espace aérien de la ville, qui n’aurait pas dû être vide de nefs de transport ou vacanciers à cette heure, encore moins à cause de la proximité du plus grand aérocentre de la région ou de la saison estivale propice aux fortunés qui aimaient polluer et envahir les pays plus chauds.
Du mouvement au coin de l’œil me fait tourner la tête.
Les arbres bordant la rive m’empêchaient de distinguer les immeubles en feu à plusieurs centaines de mètres, mais je pouvais clairement voir ces… choses. Les yeux encore irrités par l’eau glacée, je plissai les paupières, ramenai ma contre mon visage pour finir le travail, puis regardai à nouveau. Des amas fantomatiques, de différentes tailles et semblant animés d’une volonté propre, fendaient les airs à grande vitesse. Leurs mouvements semblaient désorganisés, du moins c’était ce que je pensais, du peu que je comprenais de ce qui était en train de se passer. Mais, régulièrement, ces choses disparaissaient dans la fumée ou plongeaient vers le sol. Elles me faisaient désagréablement penser à des oiseaux de proie. Qu’est-ce que c’était ?
Danger. Lève-toi.
Mon cœur accéléra. Un gémissement de douleur franchit mes lèvres, mais je me redressai, les oreilles sifflantes. Un murmure sortit de ma bouche : Qui es-tu ? Avant de me dire que c’était grotesque.
Pas maintenant.
Un frisson brutal me parcourut la colonne vertébrale. L’état déplorable de ma santé mentale avait toujours été clair, mais une nouvelle inquiétude - parmi toutes celles qui m’assaillaient depuis que j’avais émergé de la rivière - m’étreignit la poitrine. L’hypothermie menaçante était-elle la cause de cette voix ? Cette voix qui me semblait beaucoup trop réelle, coincée quelque part dans ma tête. Qui me poussait à me remettre sur mes pieds en tremblant. Non, ce n’était pas réel. Rien de tout ceci n’était réel.
J’essayais de me convaincre, mais je dus admettre que la situation avait l’air beaucoup trop réelle. Cette certitude explosa lorsqu’une de ces choses dans le ciel bifurqua dans ma direction. Sans avoir besoin de cette étrange voix pour m’inciter à déguerpir, je tournai les talons pour me mettre à courir, ignorant la douleur de courir à moitié pied nu - oh tiens, j’avais perdu une chaussure durant ma baignade - sur un sol jonché de branches et de pierres. Mais je ne fus pas assez rapide. La chose me frôla et une irrépressible envie de vomir me prit à la gorge. C’était comme si on venait de m’attraper par les entrailles pour me secouer dans tous les sens. Sensation mélangée à une faim vorace, qui n’était pas la mienne. Un désir violent de consumer la vie. J’eus peur, une terreur au-delà de toute émotion humainement possible qui m’empêchait de m’arrêter. Sans savoir d’où cette certitude venait, je savais que si l’être fantomatique qui flottait quelque part au dessus de ma tête m’attrapait, j’allais perdre plus que la vie. Je ne tenais peut-être pas spécialement à celle-ci, mais cette pensée me donna des ailes.
Mais, lorsque l’amas blanchâtre, de la taille d’un gros chien, revint à la charge, elle me percuta à la poitrine, me faisant m’écrouler sur le dos, à bout de souffle. J’eus envie de hurler, rien ne vint. La chose s’arrêta à quelques centimètres de mon visage. Sans vraiment comprendre comment, je la sentis hésitante. Puis, une peur qui ne m’appartenait pas se fit ressentir, remplaçant la mienne pendant une seconde, et l’entité partit en trombe dans la direction opposée, disparaissant de mon champ de vision.
Je me relevai en reprenant difficilement mon souffle. La brûlure dans mes poumons s’était atténuée, mais j’avais toujours l’impression d’être sur le bord d’une crise de panique. En boitant légèrement, je pris une direction différente de cette chose. Trop secoué pour avoir des questions. Trop seul et perdu pour avoir des réponses. Je débouchai sur le parc que j’avais emprunté pour venir jusqu’ici. S’il avait été bien fréquenté à mon premier passage - je ne me rappelais d’aucun visage, mais les sons, oui - il ne restait maintenant plus personne. Au loin, quelques coups de feu me firent me retourner, mais ils étaient trop éloignés pour être un danger immédiat. Il me vint à l’esprit qu’il pouvait s’agir du Corps de Préservation de la Paix de Leos. Mais, comme beaucoup dans mon quartier ou ceux avoisinants, on avait appris très jeunes à se débrouiller par nous-mêmes et à ne pas chercher leur aide inutile. Aller à leur rencontre était le meilleur moyen de ne pas survivre, je passai donc mon chemin.
Quelque chose d’autre guettait, sans vraiment savoir ce que c’était. Et c’était beaucoup plus dangereux que ces coups de feu.
Je ne pouvais pas rester ici, alors je sortis du parc. Mais, où aller ? Mon appartement ? Un profond malaise me prit à cette idée. Je m’étais fait à l’idée de ne jamais revoir cet endroit, toutes ces affaires qui m’appartenaient, ces quatre murs entre lesquels j’avais vécu ces derniers mois. Un goût de bile envahit ma bouche, mais je réprimai le haut le cœur, trop animé par l’urgence de la situation pour me laisser aller à ma détresse.
Mon pas ralentit que lorsque j’atteignis le pont qui menait à Dolton, le district où j’avais toujours vécu et où se trouvait le quartier de mon appartement. C’était une de ces zones de la ville plus chaude que les grands centres, mais ce n’était pas la pire. Je levai la tête. Ce pont, je le voyais à tous les jours. Il avait été mon premier choix, avant de me résigner à un lieu moins fréquenté, et surtout moins sécurisé. J’empruntai un des chemins passant en dessous. Là encore, personne. Les lieux étaient vides, alors que, d’habitude, ce côté-ci était prisé par la communauté sans domicile. La présence des CPP était moindre, ils ne venaient pas foutre le bordel, ou très rarement. J’y avais passé quelques nuits, des mois auparavant, avant de réussir à trouver l’appartement qui était devenu mon lieu de vie. Une chance inespérée qui ne se présentait pas souvent. Elle n’avait pas été suffisante.
Je me frayai un passage à travers les tentes. Ce n’était pas normal que tout le monde ait quitté les lieux, en laissant tout derrière eux. Il y avait un désordre étrange parmi le chaos habituel. Lorsqu’une odeur ferreuse m’assaillit les narines, je stoppai net.
— Qu’est-ce que… marmonnais-je, me raclant aussitôt la gorge, une gêne causée par l’eau que j’avais avalée, puis régurgitée malgré moi.
Mon attention se focalisa sur cette odeur, mais surtout cette masse sombre qui dépassait d’une des tentes. Plus je m’approchais, plus l’odeur devenait intense. Il m’était impossible de tourner les talons, de ne pas regarder. Ce qui était indistinct à mon regard jusqu’à présent se précisa, et je réalisai que c’était un corps. Ou plutôt le bas du corps d’un homme dépassant d’une tente verdâtre usée.
Riley.
La main tremblante, j’écartais un pan de l’abri déchiré. Un gémissement d’horreur jaillit de ma gorge en feu et je bondis vers l’arrière, manquant de tomber. Une douleur survint en second plan, j’avais marché sur du verre brisé, meurtrissant davantage mon pied nu. Mon regard ne pouvait pas se détourner de la scène. Si le bas du cadavre était plutôt intact, il n’en était rien de la partie supérieure. À vrai dire, on ne pouvait même plus qualifier ça d’un corps ou d’un cadavre, mais plutôt d’une bouillie de chairs, d’entrailles et de sang. L’intérieur de la tente en était aspergée, le tissu abîmé gouttait à certains endroits, d’autres avaient commencé à sécher.
Ça ne pouvait être réel. Même un animal n’aurait pu s’acharner ainsi sur un corps. Je fis quelques pas vers l’arrière, comme si cette maigre distance pouvait effacer la vision d’horreur et empêcher mon estomac de se retourner. Mes paupières m’obéirent enfin et je les fermai brusquement. Les mains plaquées contre mon crâne brûlant, je luttais contre moi-même pour ne pas m’effondrer en hurlant, l’image dansant toujours derrière le voile noir.
Riley !
— Mais laisse-moi ! criais-je enfin, libérant la pression dans mon torse.
Tu ne peux pas rester ici. Ils vont revenir.
Je serrai les dents, les yeux toujours fermés, secouant la tête. Je voulais simplement que tout s’arrête. Je n’aurais pas dû être là. La raison, la réalité, m’échappait toujours, je n’arrivais pas à réfléchir. Les douleurs dans mon pied me firent grimacer et je balançai instantanément mon poids sur le deuxième. Les paupières tremblotantes, je baissai le regard et jurai, réalisant que les coupures et blessures étaient plus importantes, laissant une traînée de sang. Le pic de douleur, revenant au première plan, eut le mérite de me ramener sur la terre ferme. Je baissai les bras, les dépliant contre mon corps malgré leur raideur. Il fallait que je m’occupe de ça. Je ne pouvais tout simplement pas continuer à me balader avec une seule chaussure.
Avec des gestes saccadés, je déchaussai ma basket et utilisai ma chaussette humide pour faire un pansement de fortune. Je n’avais aucun espoir que la situation se calme si je continuai à marcher dessus, mais je n’avais pas le choix. Il me fallait de nouvelles chaussures. Mon regard se posa sur ce qui restait du corps. Plus précisément sur les bottes style militaires de ce qui avait été un homme avant l’attaque. Je me figeai, le sang quittant mon visage. Je ne pouvais pas voler un cadavre. Même s’il n’en avait plus besoin, cette idée me révulsa. C’était mal. Mais quelque chose me soufflait que le concept de bien ou mal n’était plus comme avant. Maintenant, c’était ma survie qui comptait. La nôtre.
Était-ce encore cette voix ? Ou cette pensée venait de moi, de mon esprit embrouillé, malade ? D’un pas hésitant - qui, j’espérais, n’était pas totalement de mon fait - je me rapprochai du corps, mon regard obstinément fixé sur les bottes, pour ne pas voir à nouveau, même si l’odeur était toujours aussi infernale. Je retins mon souffle lorsque je m’accroupis, concentrée autant sur mon objectif que sur la douleur de mon pied meurtri, puis je délassais rapidement les bottes, les tremblements de mes mains s’estompant peu à peu alors que la gravité de mon geste disparaissait de mon esprit.
M’assurant que le sang n’avait pas passé à travers mon bandage de fortune, je m’assis à même le sol et chaussai mes nouvelles acquisitions. Elles n’étaient pas tout à fait à ma taille, mais c’était mieux que rien. Un frisson brutal me parcourut la colonne. L’instant d’après, j’étais debout, mon regard affolé parcourant les alentours. Un hurlement strident, suivi de plusieurs, comme le ferait une meute de loups, se fit entendre.
Cours !
Je ne me le fis pas répéter deux fois, bondissant dans la direction opposée aux cris, malgré mes muscles endoloris. Quittant le chemin sous le pont, j’eus le réflexe de jeter un coup d’œil vers l’arrière. Mon cœur manqua un battement lorsque je distinguai pendant une fraction de seconde quelque chose accroché la tête en bas aux poutres du pont et se mouvant avec une horrible aisance. Je regardai à nouveau devant moi, me faisant violence pour reléguer cette nouvelle vision d’horreur dans un coin de ma tête, et je redoublai d’ardeur pour mettre autant de distance entre moi et ce qui avait pu pousser de tels cris.
Quittant la ruelle bordant la rivière qui séparait Dolton et les gratte-ciels luxueux, je fuis par une rue que je connaissais bien, mais dus changer de direction à nouveau en entendant d’autres coups de feu. Et des cris, cette fois bel et bien humains. Je buttais contre quelques cadavres, certains tués par balle, d’autres dans le même état que l’homme dans la tente. Ce n’était pas le tableau que je me faisais d’une catastrophe de cette ampleur - quelle qu’elle soit. J’aurais plutôt imaginés de hordes de Letossiens - dans une ville à plusieurs millions d’habitants - se bousculant toujours dans les rues, ou d’autres saccageant magasins et restaurants.
Malgré les coups de feu, les cris et les rugissements absolument inhumains, il n’y avait rien.
Une pensée submergea toutes les autres : combien de temps étais-je resté dans l’eau ?
Mais je n’eus pas le temps de m’en inquiéter davantage. Lorsqu’un type sortit de derrière une voiture retournée, je manquai de faire un arrêt cardiaque. J’eus un geste défensif, croyant qu’il allait m’attaquer, mais le pauvre bougre ne me porta pas la moindre attention après m’avoir bousculé. Il continua sa route et je le regardai disparaître, hébété. Mon pas avait ralenti, l’adrénaline pulsant dans mes veines n’était plus suffisante pour ignorer mes poumons toujours en feu, la sensation de déshydratation pulsant dans ma gorge et mon crâne, et mon corps qui n’était plus qu’une douleur uniforme.
Et maintenant ?
Je n’avais pas réfléchi plus loin, ma dernière préoccupation étant de m’éloigner des cris et de ces choses. Ma tête était douloureusement vide de toute motivation. Je n’avais pas envisagé qu’il y aurait autre chose après le grand saut, c’était tout l’objectif du geste. Et voilà que je me retrouvais ici. Où est-ce que je pouvais aller ? Qu’est-ce qui pouvait bien se passer ? Des réponses, je n’étais pas sûr d’en vouloir maintenant, pensais-je alors que la fatigue, dernière à franchir les remparts de l’adrénaline et la peur, s’abattait sur mes épaules.
Lorsque je passais devant une petite épicerie du quartier, je m’y engouffrai sans grande conviction. La devanture avait été complètement arrachée, et les rayons étaient sans dessus dessous. Toujours aussi silencieux.Perturbé et déshydraté, je pus me trouver une bouteille d’eau, que je calais d’un trait, et une barre protéinée que je fourrai dans ma poche, n’ayant pas l’estomac dans un bon état pour manger. Je finis par jeter sur le compteur quelques billets encore un peu détrempés, ressentant une certaine culpabilité. Ça ne fera pas disparaître celle d’avoir pris des bonnes sur un mort, mais, au moins, je ne volerai pas ce propriétaire-ci. Pensée futile. Tant pis. C’était la seule chose qui me semblait normale, en ce moment.
— Qu’est-ce qui se passe ? hésitais-je dans un souffle.
M’adressais-je vraiment à cette… présence ? Je ne savais pas comment la qualifier, ni si elle était réelle. Peut-être qu’avoir passé autant de temps sous l’eau en était la conséquence. Elle n’était peut-être pas là, comme ces explosions, ces cadavres, cette chose malveillante entraperçue… Ou peut-être que j’avais réussi, que j’étais mort, et que tout ça n’était que mon enfer. Me rire cynique me surprit. Je n’avais jamais été croyant, malgré la pluralité et la liberté de croyances ici. Il y avait tout pour faire un monde, mais elles ne m’avaient jamais attiré. Ce n’était pas maintenant que j’allais m’y mettre.
Un bruit de verre pilé et je sursautai, manquant de laisser tomber ma bouteille d’eau. Je forçai mon corps à bouger, lentement, pour me décaler derrière une étagère encore debout et voir qui était entré dans l’épicerie. Peut-être était-ce l’homme vu un peu plus tôt ? J’aurais bien aimé, peut-être que lui aurait eu des réponses à mes questions.
Sauf que ce n’était pas l’homme de tout à l’heure. La silhouette était plus petite, habillée différemment, d’un t-shirt rouge arborant un groupe de musique effacé par l’usure. Le nouveau venu était plus jeune, peut-être mon âge. Un profond malaise me prit, alors que mon regard ne pouvait quitter les habits de l’homme.
Le t-shirt n’était pas rouge, mais imbibé de sang, séché et craquelé par endroit. Entendant mon coeur dans mes oreilles, je levai les yeux vers son visage et je retint un hurlement. Ma bouteille d’eau m’échappa. Quatre profondes stries, deux partant de chacune de ses tempes et descendant jusqu’à son menton, rendait son visage déchiré totalement inhumain. Puis, ses yeux… Ses yeux, remplacés par deux globes noirs et visqueux, dégoulinaient sur ses joues ravagées.
Riley !