| PDV d'Izuku
— Allo, maman ?
— Izuku, mon chéri ! Comment est-ce que tu vas ? s’enquit ma mère, paniquée comme si une attaque de supervilains avait été reportée dans le Jura.
Je m’étais attendu à cet accueil depuis que j’avais réalisé à mon réveil que j’avais loupé son appel de la veille.
— Je vais bien, très bien. Et toi ?
— Non, parle moi de toi d’abord, insista-t-elle. Tu ne m’as pas appelée hier soir, pourquoi ? Est-ce qu’il s’est passé quelque chose ?
— Non, non, ne t’inquiète pas, c’est simplement que la journée d’hier a été tellement chargée que je suis tombé de sommeil en rentrant, du coup… j’ai oublié. Désolé !
— Oh ! Je vois. Mais est-ce que tu pourrais me prévenir par message que tu es trop fatigué pour m’appeler la prochaine fois, s’il te plait ? Je me suis inquiétée.
— Oui, je le ferai, promis !
— Merci ! Et donc, qu’est-ce que vous avez bien pu faire hier pour être accablés de tant de fatigue ?
Dans un résumé de notre troisième journée ensemble, je lui racontai que Todoroki aimait autant le comté qu’elle, qu’on avait croisé le chemin de The Rock, le héros qui une fois l’avait abordée pour lui dire qu’elle était « charmante » – je ne sais toujours pas ce que veut dire ce mot en japonais –, que nous avions trouvé des souvenirs pour ses frère et sœur, et que j’avais déniché dans ma boutique préférée une figurine du héros dont on était allés voir le film au cinéma l’été dernier. Je pris soin d’omettre l’histoire du voleur de porte-clé, autrement elle risquait de replonger dans la panique.
Puis, comme d’habitude, je lui demandai de me raconter la sienne, qui ne s’avéra pas très différente des dernières. L’accueil que je lui offrais le soir quand elle rentrait du travail et nos discussions pendant le dîner lui manquaient un peu plus chaque jour.
Elle me demanda de lui parler plus en détails de Todoroki, qu’elle ne connaissait que par sa performance au championnat et ce que je lui rapportais de nos journées de vacances. Alors je lui expliquai qu’avec lui, celles-ci se passaient mieux que tout ce que j’aurais pu espérer. Qu’il était surprenant – dans le bon sens du terme – parce qu’il n’était pas seulement plein de réflexion, il l’était aussi de gentillesse, d’attention, de tranquillité, et parce qu’il avait même son propre sens de l’humour ; que je ne me voyais plus garder de distance avec lui à Yuei désormais, que je voulais qu’on continue à passer du temps ensemble, que je me sentais trop proche de lui pour qu’il en soit autrement.
— Je suis contente que tu te sois trouvé cet ami, Izuku, il a l’air d’être une chouette personne, réagit-elle à ma tirade. Tu… voudrais bien me le passer ? Que je puisse le rencontrer ?
— Oh, euh… Il est assez réservé, tu sais, répondis-je, peu confiant que lui le veuille. Je ne sais pas s’il est à l’aise avec les appels, surtout pour une première rencontre… Mais je vais quand même le lui demander. Attends une seconde.
Je sortis de la salle de bain dans laquelle je m’étais retiré pour lui répondre. Elle avait appelé au moment où Papi nous avait invités à jouer à la pétanque avec lui. Alors, tandis que je partais passer mon coup de fil, il avait chargé Todoroki d’aller chercher son kit de pétanque dans notre chambre, la pièce la plus proche de la salle de bain. Il y était peut-être encore.
— Todoroki-kun ? l’appelai-je en passant la tête par-delà l’encadrement de la porte.
En effet, il se tenait debout devant la grande commode, légèrement penché au-dessus de son tiroir ouvert.
— Ma mère aimerait faire ta connaissance. Est-ce que tu accepterais de lui parler un petit peu au téléphone ?
Je lui laissai le temps de réfléchir, car je ne voulais l’obliger à rien.
Mais même avec des secondes en plus, la réponse ne vint pas. La requête de maman l’avait-elle effrayé ? Il n’était pas très à l’aise avec les interactions sociales. Il m’avait dit qu’avant Iida et moi, il n’avait jamais eu d’amis. Cette situation me parlait bien. Rencontrer sa mère me ferait peur aussi…
— Si tu ne veux pas, c’est pas grave, hein ! Elle comprendra. Tu la rencontreras une prochaine fois, et autrement.
Toujours pas de réponse.
Je me rendis compte qu'il n’avait pas bougé d’un centimètre depuis que je l’avais trouvé ici. Pas un mouvement, pas un mot.
— Quelque chose ne va pas ? commençai-je à m’inquiéter, baissant mon portable de mon oreille et m’approchant doucement de lui.
— Izuku ? appela ma mère, mais je n’y prêtai que peu d’attention.
L’inquiétude entraîna mon rythme cardiaque avec elle. Je trouvai le regard de mon ami rivé sur le contenu du tiroir, qui demeurait ouvert autant que mes questions. Le kit de pétanque était toujours dedans, à côté d’un sécateur, d’une paire de gants de jardinage… et des doigts tremblants de Todoroki aggripant le bord.
— T-Todoroki-kun ? Qu’est-ce qu’il y a ?
Mon regard remonta sur lui, et alors une panique que je ne lui avais jamais vue s’y révéla.
— Izuku, qu’est-ce qui se passe ?! s’alarma ma mère.
— Maman, je… je te rappelle plus tard !
Je raccrochai et posai mon téléphone sur la surface de la commode. Elle avait besoin de moi, besoin que je lui explique, que je la rassure, mais dans l’immédiat, il fallait que je m’occupe de Todoroki.
À l’absence prolongée d’une réaction de sa part, je commençai à croire qu’il n’avait même pas remarqué ma présence.
— Todoroki-kun, je suis là, lui assurai-je. Dis-moi ce qui ne va pas.
Était-il seulement en capacité de me répondre ? Même de parler ?
— M…M-Maman…
Maman ? Pourquoi pensait-il à elle en ce moment ? Est-ce que c’était… parce que j’avais parlé de la mienne ?
Je m’attardai davantage sur son état, à la recherche des réponses qu’il n’était manifestement pas en mesure de me donner. Il demeurait immobile, toute son inquiétante agitation résidait dans ses tremblements et le souffle irrégulier échappant à ses lèvres tout juste ouvertes. Ses pupilles, toujours posées sur les objets à l’intérieur du tiroir, ne semblaient pourtant pas les regarder, ou bien y voir autre chose. J’avais beau l’appeler, ni ma présence, ni mes paroles ne l’atteignaient, comme si je n’étais pas avec lui. Il avait l’air complètement… ailleurs.
« Dans mes souvenirs, ma mère ne fait que pleurer… » m’avait-il confié quand il m'avait pris à part le jour du championnat.
Un souvenir. Il avait été transporté dans un souvenir.
Un souvenir de son épouvantable enfance.
Ni une ni deux, je retirai ses doigts du tiroir, refermai ce dernier et, saisissant ses épaules, le tournai face à moi.
—Todoroki-kun ! Ce… ce que tu vois n’est pas réel !
La dernière fois que je l’avais vu aussi bouleversé, c’était pendant le combat où je l’avais poussé à bout ; mais nous étions loin l’un de l’autre, et quand nous nous étions rapprochés, tout était allé très vite. Là, je ne pouvais que bien les voir, ses yeux perdus, emplis d’affolement, teintés de terreur. Ils… m’appelaient à l’aide. J'eus l’impression de sentir mon cœur se briser dans ma poitrine. Que s’est-il passé, Todoroki ?
Mais il existait toujours, car ses pulsations, devenues si violentes qu’elles frappaient maintenant dans mes oreilles, m’empêchaient de réfléchir correctement. Il fallait que je me calme, ce n'était pas en paniquant aussi que j’allais pouvoir l’aider. Je respirai un grand coup.
Délicatement, je délaissai ses épaules pour prendre ses mains dans les miennes.
— Tu… tu n’es pas là où tu penses être. Tu es avec moi, Izuku. Nous sommes dans la chambre d’ami de mon grand père, en France, en vacances.
Il avait les paumes si douces, j’aurais adoré leur toucher si je ne les sentais pas aussi fébriles entre les miennes. Je continuai de lui rappeler ce qu’il se passait dans la réalité dans l’espoir de l’y ramener, attentif à ses réactions, mais cela ne suffit pas. Sa respiration se faisait plus bruyante, et elle me paraissait s’accélérer de seconde en seconde. Que faire ? Mon cœur recommença à cogner douloureusement dans ma cage thoracique. De quoi avait-il besoin pour cesser d’avoir peur, si ce n’était pas qu’on lui explique qu’il n’y avait aucune raison d’avoir peur ?
Ne parvenant plus à réfléchir, je m’abandonnai à l’envie fougueuse de le prendre dans mes bras.
— Tout va bien, murmurai-je. Il n’y a aucun danger, Todo… Shoto.
À travers nos poitrines liées, je perçus le rythme effréné de son cœur, talonné par le mien, qui l’accompagnait dans sa détresse comme pour qu’il n’ait pas à l’affronter seul.
Le corps tout entier trémulant, Todoroki paraissait prêt à s’effondrer à tout moment. De peur que cela n’arrive, je le fis lentement glisser avec moi sur le sol. Il n’opposa aucune résistance, au contraire, se laissa volontiers guider par cette présence qu’il devait sentir l’enlacer puissamment. Lorsqu’il s’accrocha plus étroitement à moi, ses doigts crispés agrippant mon t-shirt dans mon dos et son visage cherchant refuge près de mon cou, je réalisai que j’avais fait ce qu’il fallait. Alors, en réponse, je le serrai plus fort encore.
Des larmes silencieuses se manifestèrent sur l’extrémité de mon vêtement, puis sur ma clavicule nue. D’une main imprégnée de chaleur, je dessinai des cercles dans son dos, afin de chasser le danger, afin qu’il sache – s’il ne pouvait pas m’entendre – qu’il n’y avait que lui et moi.
Les minutes s’écoulèrent avec ses perles salées, tandis que je le couvrais de caresses et de paroles réconfortantes. Bientôt, elles n’humidifiaient plus mon épaule, le tumulte de son cœur s'était apaisé, et son souffle n'envoyait plus de vagues chaudes et tremblantes dans mon cou, mais l’effleurait gentiment. Peu à peu, Todoroki quittait ce souvenir cauchemardesque. Cependant je ne bougeai pas, choisissant de le laisser se détacher de moi quand il en aurait envie.
C’est ce qu’il fit ensuite – du moins, c’est ce que je crus. Il éloigna son visage de mon cou, prit une goulée d’air dont il avait sûrement manqué, avant de le reposer plus bas, sur mon torse. Spontanément, je resserrai mes bras autour de lui. L’une de mes mains glissa sur ses cheveux bicolores, aussi doux que je l’avais imaginé, et caressa l’arrière de sa tête avec une tendresse que je ne m’étais jamais vu offrir.
Il devait se demander ce qui me prenait. Au lycée, Todoroki ne s’approchait jamais trop des autres, même de ses amis. Il n’était pas très friant du contact physique. Et s’il voulait que j’arrête ? Je n’étais pas obligé d’en faire autant… Je pensai à me stopper dans mes mouvements, mais… je n’y parvins pas.
Parce que, sans en avoir conscience à cet instant, je crois que… moi, j’en avais besoin.
— Midoriya… finit-il par prononcer d’une voix plus détendue. Merci.
Un soupir de soulagement passa mes lèvres jusque là serrées par l’angoisse, suivi d’un sourire attendri.
— C’est normal. Comment tu te sens ?
— Mieux. Mais un peu fatigué.
J’imaginais facilement que ce genre d’expérience puisse être éprouvant aussi bien physiquement qu’émotionnellement.
— Est-ce que tu veux qu'on laisse tomber la pétanque pour que tu puisses te reposer à la place ?
Todoroki se décolla finalement de moi.
— Non, c’est bon. J’ai juste besoin d’un peu de temps pour m’en remettre.
— Si je dis à Papi qu’on le retrouvera pour jouer dans un quart d’heure, ça te va ?
Il hocha la tête.
— Je vais aussi rappeler ma mère, avant qu’elle tombe dans les pommes… ajoutai-je.
Même si je doutais qu’il ait été conscient au moment où j’étais en appel avec elle, il ne chercha pas à en savoir plus. Au lieu de ça, il resta un moment, silencieusement, à me scruter. Je crus qu’il s’était perdu dans ses pensées jusqu'à ce que l’extrémité de ses lèvres se courbe légèrement, juste assez pour déloger cet état d’alerte qui me quittait encore trop doucement.
Je rappelai donc ma mère et, après m'être assuré qu’elle était toujours en vie, lui racontai que Todoroki avait des problèmes de sommeil et qu’à cause d’eux, il venait de tomber de fatigue sous mes yeux – La vérité était trop personnelle pour que je la lui donne, et je ne voulais pas mettre Todoroki dans l’embarras. Elle n’insista pas pour l’appeler, jugeant qu’il valait mieux le laisser dormir s’il en avait besoin.
Un quart d’heure plus tard, le temps pour lui de se remettre d’aplomb, nous rejoingnîmes Papi dans la partie du jardin où il avait un jour construit une piste sablonneuse, le jeu de pétanque en mains – enfin, ce qu’il en restait, parce qu’il ne comptait plus que quatre boules aux couleurs diverses et le cochonnet.
— On en a perdu une bonne partie la dernière fois que j’y ai joué avec des amis, expliqua-t-il en me voyant lorgner le kit d’un œil sceptique.
— Mais… comment vous avez fait ? Je veux dire, les boules sont plutôt grosses, et elles ont des couleurs vives…
— C’est mon copain Jérôme, il les a fait tomber de la falaise.
— Quoi ?!
— Ouais, sacré Jérôme…
La piste se tenait considérablement loin du bord pourtant. Et puis, il y avait tout une ligne d’arbres et de buissons pour le délimiter. Les boules auraient dû être arrêtées par les branches, même les plus fines, si elles étaient suffisamment nombreuses pour former un grillage épais. Leurs chances de se frayer un chemin entre elles étaient très minces. Il leur aurait fallu passer par dessus la végétation pour pouvoir dévaler la falaise. Mais pourquoi les auraient-ils lancées aussi haut ? J’étais sûr que ça ne faisait pas partie des règles que Papi m’avait expliquées. Ou bien, peut-être était-ce les circonstances dans lequel le jeu avait eu lieu, telles qu’un vent fort ou une piste de sable trempée, qui les avaient poussées à…
— Midoriya ? m’interrompit Todoroki.
— Oui ? répondis-je, et je me rendis compte que je m’étais encore perdu dans une analyse à voix basse. Ah, désolé !
Papi nous expliqua alors brièvement comment on allait jouer avec un kit aussi incomplet : pas d’équipe, chacun pour soi, et une boule par joueur, qu’on reviendrait chercher à la fin de chaque manche. Il nous laissa choisir la nôtre, s’occupant de lancer le cochonnet, puis nous invita à nous placer à l’entrée de la piste pour commencer.
Il ne lui explique pas les règles ? m’étonnai-je.
— Vous savez, les jeunes, la pétanque, c’est tout un art. Savoir lancer une boule ne suffit pas pour gagner, c’est tout une expérience qu’il faut avoir !
Il posa un pied en avant et visa l’endroit où il voulait la voir se stopper en brandissant ses bras dans une sorte de forme géométrique – une position un peu exagérée pour un simple lancer, non ? Après, comme il venait de le dire, je n’avais probablement pas assez d’expérience pour comprendre…
— Regarde un peu ça, Todoroki !
Et il envoya sa boule rose sur la piste. Elle s’arrêta à moins de trente centimètres du cochonnet. Un très bon lancer, comme ce à quoi il m’avait habitué depuis que j’avais commencé à disputer des parties avec lui. Il y a des talents contre lesquels même l’âge ne peut rien ! Il pivota vers nous, fier comme un lion, et je l’applaudis, admiratif de son adresse.
— Voyons si tu peux faire mieux ! lança-t-il à l’attention de mon ami aux cheveux bicolores.
Ce dernier prit sa place en arborant un air sûr de lui, un air de savoir ce qu’il faisait. De toute évidence, Papi l’avait déjà mis au courant des règles, probablement après que je sois parti répondre à l’appel de ma mère et avant de l’envoyer chercher le jeu.
…ou pas, pensai-je en le voyant lever le bras haut comme s’il voulait la jeter dans un panier de basket.
— Non, Todoroki-kun, attends ! C’est pas comme ça qu’il faut f…
Trop tard, la boule était déjà loin… dans la descente de la falaise.
— C’est pas comme au test d’aptitude des Alters qu’on a fait à Yuei le premier jour ? me questionna-t-il, tout de suite moins sûr de lui.
— Non… Il fallait l’envoyer au plus près de la petite balle que tu vois là-bas…
— Ah.
— J’imagine qu’on ne pourra pas la récupérer non plus, celle là… dis-je en me tournant vers Papi.
— Ah non, là, c’est finito.
— Désolé, lâcha Todoroki.
— T’inquiète, Jérôme 2.0. Il reste encore une boule, prends-la ! déclara-t-il en lui tendant la toute dernière.
— Il faudrait peut-être lui donner les règles, non ? suggérai-je, craignant qu’il décide de reprendre la partie comme si de rien était.
Il rigola.
— Bien sûr ! Je comptais le faire de suite.
Il lui expliqua donc en quoi consistait le jeu auquel tous les papis de France consacraient leur temps libre : qu’il s’agissait de lancer tour à tour des boules en acier le plus près possible d’une petite balle appelée cochonnet, et qu’à chaque fin de manche, celle qui s’en trouvait le plus près faisait marquer des points à son propriétaire.
Les bonnes règles maintenant en tête, Todoroki lança sa boule blanche sur la piste. Contre toute attente, elle s’immobilisa à seulement quelques centimètres du cochonnet. Les yeux ronds de choc, la bouche recroquevillée en une moue frustrée et les sourcils froncés comme pour lui assurer que ce n’était pas terminé, la tête de Papi à ce moment-là fut très drôle. Todoroki esquissa un petit sourire, qui attrapa mes pupilles et elles ne furent pas capables de s’en défaire.
Il n’y a que quand l’on voit ceux que l’on aime pleurer que l’on se rend compte à quel point on aime les voir sourire, songeai-je.
Je m'efforçai de me reconcentrer sur le jeu. C’était désormais à moi de lancer ma boule verte. Je m’approchai de la piste, me mis en position et, de mon mieux, visai la petite balle. Je n’avais jamais été très doué à ce jeu, mais aujourd'hui, pas question d’être à la ramasse ! Pas quand Todoroki, qui n’avait jamais joué, assurait dès son premier lancer !
Mais je mesurai mal la puissance de mon lancer et, arrivant à pleine vitesse, ma boule envoya valser le cochonnet. Je pensai avoir tout raté, dépité, avant que je remarque que parmi les trois boules, elle en était la plus proche. Cette fois-ci, Papi ne fut pas le seul à faire une drôle de tête.
— Alors toi… grommela-t-il.
— Haha, oups, pas fait exprès…
Faites qu’il ne m’arrive rien !
Avant de passer à la suite, nous décidâmes de pimenter un peu la partie : à chaque fin de manche, celui qui se retrouvait avec la boule la plus éloignée du cochonnet se verrait attribuer un gage.
— Dans ce cas, Papi, il faut qu’on t’en donne un, fis-je remarquer.
— Ah… oui, réalisa-t-il en voyant l’écart énorme qu’il y avait entre sa boule et la petite balle.
Il insista pour qu’on lui donne quelque chose de physique, comme une roulade, « histoire de s’activer un peu ». Je lui dis que ce n’était pas très prudent pour son âge, soutenu par le regard dubitatif de Todoroki, mais il ne voulut rien entendre. En compromis, je m’agenouillai à côté de lui lorsqu’il entama une roulade avant… approximative. Dès qu’il poussa sur ses jambes pour se propulser, il bascula et roula sur le côté.
— Tu vas bien ? m’inquiétai-je en l’aidant à se relever.
Quel papi m’a-t-on donné…
— T’inquiète pas pour moi, Izuku ! Vous savez, quand j'étais jeune, j'étais champion de gymnastique de mon collège !
— Champion de gymnastique autant que de lancer de boule de pétanque ? lança Todoroki.
— Et oui ! J’ai de nombreux tal… Attends, tu te moques de moi, là ? s’exclama mon grand-père, puis il se tourna vers moi. Il se moque de moi ?
— Je crois bien…
Le sourire de Todoroki s’agrandit. Le voir faire de l’humour sarcastique – ou de l’humour tout court – me déconcertait toujours. Il me faudrait du temps pour m’y faire, et apparemment Papi aussi.
Nous récupérâmes nos boules.
— Je vais te mettre ta raclée, tu vas voir ! lui assura-t-il, et il relança la sienne.
Toutefois, aux deux tiers de la seconde manche, Todoroki était toujours en tête. Il avait adopté une stratégie : tirer dans la boule de Papi pour lui voler sa place près du cochonnet. Il eut l’air on ne peut plus satisfait, car elle fonctionnait à merveille. Quant à mon grand-père…
— Première fois que tu joues et tu commences déjà à user des tactiques les plus agaçantes ?! s’exclama-t-il.
En tout cas, j’étais content de voir que ce moment passé avec nous aidait Todoroki à aller mieux, parce qu'il m'avait vraiment fait peur tout à l’heure.
Mais allait-il vraiment mieux ? Je ne pouvais pas m'empêcher de garder un œil sur son visage dans la crainte d’y voir passer une ombre. Une crise comme celle qu’il avait eue n’était pas anodine, elle ne s’effaçait pas avec une partie de pétanque. Il faudrait que je lui en reparle, c’était important.
À nouveau vint mon tour. Je refis les gestes de tout à l'heure avec encore plus de concentration. Des gestes qui, les autres années et aujourd'hui encore, n’avaient pas donné grand chose… Est-ce que je n’essaierais pas plutôt de reproduire mon lancer précédent ? Cogner et écarter le cochonnet des autres boules aussi, cela pouvait une stratégie, en fin de compte. Il fallait en profiter tant que l’ordre de passage y était favorable !
J’eus raison d’opter pour celle-ci. Une deuxième fois, ma boule verte vira la petite balle de sa place, arrachant la victoire de la manche à Todoroki.
— Mais tu le fais exprès ? demanda Papi.
— Non…
Si.
— Ça t'amuse de briser mes stratégies ? demanda Todoroki.
— Non…
Si !
Pire encore, ils découvrirent que leurs boules étaient maintenant à la même distance du cochonnet. Ils eurent beau la mesurer plusieurs fois, celle-ci ne changea pas. Ils se tournèrent vers moi. Si les regards pouvaient tuer, je crois que je me serais retrouvé avec deux trous béants dans la poitrine à cet instant. Quoique, peut-être un seul, car Todoroki n’avait pas l’air si frustré que ça, le ton de sa voix et les traits de son visage n’en disaient rien. Il me regardait surtout d’un air de défi, et… douceur ?
Enfin, c’est aux deux que je dus donner un gage. Puisque Papi réclama à nouveau du sport, je leur demandai de faire des pompes, dix pour Todoroki et cinq pour lui. Todoroki les fit sans difficulté, Papi… resta bloqué à la première. Je l’aidai à se relever.
La partie se poursuivit avec stratégies, rires, frustration – heureusement que Katchan n’était pas là – et exercices physiques. Ils tinrent malheureusement à changer l’ordre de jeu à chaque manche, ce qui me valut quelques gages à moi aussi avant qu’il me redevienne avantageux. Résultat, quand ce ne fut pas moi qui remportai la manche à coup de lancer chamboule-tout, ce fut Todoroki. C’est d’ailleurs lui qui finit vainqueur de la partie. Comment faisait-il pour exceller dans tant de domaines ? Je crois que la fierté de Papi en prit un coup.
— Au moins, vous, vous savez parler 3 langues, et vous cuisinez bien, lui lança mon ami aux cheveux bicolores au moment où nous rentrions, ce qui – je suppose – visait à le réconforter.
Sans surprise pour tout le monde sauf moi, je trébuchai sur la marche à l'entrée de la maison.
Nous passâmes le reste de la journée à nous reposer des trois premières riches en sorties et, à certains moments, à aider Papi dans ses tâches.
Lorsque le dîner fut terminé et que le Soleil commença à décliner dans le ciel, Todoroki et moi nous installâmes sur des coussins devant la baie vitrée de notre chambre. C’était devenu une habitude depuis le premier jour des vacances de passer nos soirées ici, tous les deux, à parler et à lire tout en observant la nature évoluer sous nos yeux.
— Il est amusant ton papi, lâcha Todoroki, adossé au sommier de mon lit à l’image des autres soirs.
Assis à ses côtés, le tome trois de Fireflies’ Rise à peine entamé entre les mains, je levai les yeux vers lui furtivement, le temps de répondre :
— Haha, oui, un bon français !
Je sentis les siens peser sur moi.
— Il y a un lien entre l’humour et la nationalité ? demanda-t-il sur un ton perplexe.
Je terminai de lire la dernière bulle de texte de ma page puis redressai la tête.
— Disons que les français sont connus pour leur humour. Et je comprends pourquoi : leurs comédies sont super drôles !
— Je ne savais pas, avoua-t-il. Des comédies, tu dis ? Je n’en ai jamais vues. Tu crois qu’on pourrait en regarder une ?
— Mmh… Papi m’en a montrée une, une fois. Je ne sais pas s’il l’a encore, mais si oui, avec grand plaisir !
S’il ne me sourit pas en retour, ses prunelles me transmirent tout de même son enthousiasme. Je crois que je commence à arriver à le décrypter, réalisai-je, mes lèvres s’étirant à cette pensée. Il les détourna des miens pour les fixer sur la baie vitrée, derrière laquelle le crépuscule nimbait de rose orangé la végétation du jardin. Les rayons du Soleil coulaient dans ses yeux vairons si singuliers, faisant resplendir le bleu et luire le gris d’or. Ce qu’ils pouvaient être beaux quand ils n’étaient pas inondés de peur.
Était-ce le moment de lui reparler de sa crise ?
Il avait l’air si tranquille que je m’en voudrais de le ramener à son souvenir angoissant. Mais si je ne le faisais pas maintenant, tant que nous étions seuls, munis de temps, dans l’atmosphère paisible de nos soirées d’été, quand est-ce que je le ferais ?
— Hum… débutai-je.
Son attention vira sur moi.
— Mmh ?
— Est-ce que tu serais d’accord pour me parler de… ce qu’il s’est passé tout à l'heure ?
Son visage, qui me dévoilait un peu plus de choses chaque jour, se referma d’un seul coup.
— Tu… tu m’as vraiment fait peur, tu sais. J’aimerais comprendre, développai-je. Car si c’est quelque chose qui t’arrive souvent, je veux être en mesure de t’aider à en sortir, et vite.
Durant de longues secondes, il ne dit rien. Pas une réplique, pas un non simple et direct. Est-ce qu'il songeait à accepter de m’en faire part ? Est-ce qu’il me faisait suffisamment confiance pour ça ?
— J’ai eu ce qu’on appelle une… reviviscence traumatique, déclara-t-il finalement. Quand j’ai vu les gants de jardinage de ton grand-père… un souvenir est remonté à la surface, un souvenir que mon cerveau avait enterré au fond de moi et auquel il m’avait bloqué l’accès jusque là. Ça m’arrive, de temps en temps. Mais là… ça n’avait rien à voir avec les autres fois. Ce n’était pas désagréable… c’était insupportable. Ça m'a complètement submergé. Désolé de t’avoir mis dans cette situation, à devoir t’occuper de moi, à devoir trouver comment me sortir de là…
— Ne t’excuse pas, Todoroki-kun, ce n’est pas de ta faute, répliquai-je, avant de poser le manga encore dans mes mains sur le parquet. Est-ce que… tu sais pourquoi ? Pourquoi c’était plus grave cette fois-ci ?
— C’était… un souvenir plus violent, plus… douloureux que les autres.
Au lieu de lui poser la question qui me brûlait les lèvres, je me contentai de ramener mes genoux contre mon torse et de l’observer avec patience et silence, dans l’attente qu’il m’en dise plus, et l’espoir qu’il ne s’arrête pas là.
Todoroki fixa ses jambes étendues dans la lumière orangeâtre qui, sous la descente du Soleil à l'horizon, s’amenuisait petit à petit. Il relâcha quelque peu les tensions de son corps par une grande inspiration et, pour mon plus grand bonheur, décida de me le raconter :
— Je devais avoir cinq ans. C’était le tout début de l’après midi, on venait de finir de déjeuner, mon père était parti je ne sais où, faire je ne sais quoi. J’avais passé la matinée à endurer son entraînement, alors, pour me changer les idées, ma mère m'a proposé de l’accompagner dans le jardin. Elle m’a dit qu’elle aimait l’entretenir pendant son temps libre, que ça lui faisait bien. Je crois que c’était une sorte d’échappatoire, un moyen d’oublier la violence de mon père et de ne se souvenir que du parfum des fleurs… Elle m’a montré ses préférées, les Gentianes, et m’a laissé les arroser. J'ai appris à tailler les buissons et à planter d’autres fleurs. J’ai insisté pour essayer ses gants… qui ressemblaient beaucoup à ceux de ton grand-père.
Il déglutit. Sa main se referma en un poing serré. C’est là que les choses ont mal tourné, n’est-ce pas ?
— Et puis, ensuite, mon père a débarqué… Il m'a dit que l’entraînement pour la journée n’était pas terminé, et il a reproché à ma mère de vouloir me le faire éviter… Elle a essayé de le faire changer d’avis, en lui disant que j’avais besoin d’une pause, que je m'étais déjà entraîné ce matin, mais il n’a rien voulu entendre, et… il s’est mis en colère. I-Il…
Il s’interrompit lorsque sa voix se mit à trembler. Sentant que le plus dur à raconter arrivait, je ressentai l’envie – le besoin ? – de lui apporter mon soutien avec un geste, n’importe lequel. Mais il allait poursuivre, il était en train de rassembler ses forces pour. Mieux valait ne pas le déconcentrer. Alors je ne tentai rien.
— I-Il l’a attrapée violemment par le bras pour la séparer de moi, et son corps a… heurté le muret… sa tête comprise. Elle a perdu connaissance, du sang s'est mis à… couler de l'arrière de sa tête… Et ce jour-là, j'ai bien cru que… qu’il l'avait tuée. (Sa voix manqua de se briser à ce mot.) Je suis resté figé, incapable de bouger un membre, ou de cligner des yeux… Je ne me souviens plus de la réaction qu’a eue mon père, juste du corps inanimé de ma mère, et de la… trace de sang, sur le muret. Après ça, il m’a ordonné d’aller l’attendre dans la salle d’entraînement, pendant… qu’il s’occuperait d’elle.
Un soupir tremblotant acheva son récit. Comme quand il m’avait raconté une partie de son passé au championnat, je ne sus pas quoi dire, sous le choc. Un simple « Je suis désolé » me paraissait bien pauvre pour couvrir la riche douleur qui animait son souvenir, et de toute façon, ce n’était pas ce que je voulais lui répondre.
Le mot qu’il avait balbutié lorsqu’il avait été transporté dedans me revint en mémoire : « Maman ». Ce matin, il était redevenu cet enfant-là, celui qui n’avait pu être rassuré que par une étreinte longue et puissante, parce qu’il avait vu son père manquer de tuer sa mère.
Je posai ma main sur la sienne, lui promettant dans un murmure :
— Je te prendrai dans mes bras autant de fois qu’il le faudra.
Oulah, ça sonnait mieux dans ma tête…
Son poing se desserra sous ma paume. Dans le regard qu’il posa sur moi, il y eut beaucoup, beaucoup plus que tout ce que j’avais pu y apercevoir jusqu'à aujourd'hui, beaucoup trop pour que j’y perçoive encore la douleur. Ma phrase ne l’avait pas mis mal à l'aise, elle l’avait profondément touché, au point même de faire voler en éclats l’impassibilité qui lui restait. Son visage, il brillait de tant de tendresse, de tant de réconfort, tant de reconnaissance, qu'en plus d’en avoir le souffle coupé, je me surpris à vouloir le remplir d’encore plus de joie. Mais que pouvais-je lui offrir de plus qu’un câlin et une main sur la sienne pour le faire connaître une existence plus heureuse ?
C’est alors qu’une idée me traversa l’esprit.
— Et si tu offrais des fleurs à ta mère, comme souvenir ? suggérai-je.
Porté par la beauté de l’instant, je laissai reposer ma tête sur son épaule.
— Je connais une prairie pas très loin d'ici où il y en a plein, repris-je. Elles se gardent plutôt longtemps. Le dernier jour, avant le départ, on pourrait aller y cueillir un bouquet pour elle, si tu veux.
Un silence harmonieux s’étendit le temps que vienne sa réponse :
— J’aimerais beaucoup.
Au moment même où il prononçait ces mots, Todoroki posa sa tête sur la mienne avec la même douceur. Je fermai les yeux, cherchant à mieux capter cette sensation de chaleur qui, chaque fois que je le touchais, filait dans mon corps comme un frisson. Est-ce qu’il la ressentait aussi ?
— Merci, ajouta-t-il dans un murmure presque inaudible.
Oh ! Revoilà les gazouillis…
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Voilà la pincée d’angst !
(Enfin, il y en aura encore un peu plus tard, mais là est le plus gros)
Même si passer des moments agréables avec les autres nous permet de nous rapprocher, pour moi, c’est en étant présent l’un pour l’autre dans les moments difficiles qu’on se rapproche le plus. Il fallait un moment difficile dans cette histoire !
Le jour 5 sortira dans un moment malheureusement, car j’ai un looong dessin TodoDeku à faire pour l’anniversaire d’une amie (si d'ailleurs ça vous intéresse de le voir, je le publierai sur mon compte Instagram @/fyliwer.draws !).
En attendant, je pourrai peut-être (ça ne dépend pas vraiment de moi en fait) reposter une autre histoire TodoDeku que ma co-autrice a décidé de supprimer de son compte Wattpad.
Prenez soin de vous, et...
À la revoyure !!