Les jambes et les bras croisés, Lucienne peinait encore à se rendre compte de ce qu’elle voyait. Louis, en chair et en os, parfaitement vivant. Étrange sensation que de se retrouver face à un supposé mort et ceci était loin de la ravir, bien au contraire, car Louis avait décidément choisi le pire moment pour réapparaître ainsi dans sa vie. Mais n’était-ce pas ce qu’il avait toujours fait ? Aller et venir. Partir et revenir, sans prévenir. C’était un petit peu sa marque de fabrique, ce qu’il faisait le mieux.
– Tu n’as pas l’air très heureuse de me voir, finit-il par dire en la dévisageant.
– Je ne savais pas que ta venue était supposée me ravir. Première nouvelle, trancha Lucienne sèchement.
– Ah. Toujours aussi piquante, c’est ce que j’aime le plus chez toi, mais Frédérick détestait ça.
– Je n’ai que faire de l’avis des morts. Frédérick se trouve présentement six pieds sous terre, grand bien lui fasse !
Son regard se braqua ensuite sur la pendule suspendue au mur située sur sa gauche. L’heure tournait.
– Que veux-tu, Louis ? Aux dernières nouvelles, nous n’avions plus rien à nous dire.
– Je suis désolé pour ce qu’il s’est passé la dernière fois que nous nous sommes vus Lucienne, sincèrement. Je regrette de t’avoir dit de telles horreurs, mais j’étais… Non, je n’étais pas moi-même et ça, je pense que tu peux le comprendre, non ?
Jamais Lucienne n’avait réussi à oublier ce qu’il lui avait dit, même alcoolisé. Le regard qu’il lui avait lancé ce soir-là était empli de mépris et de dédain. De rage. De rancœur.
– “Une catin des rues ne sera jamais être une grande dame”. C’est ce que tu m’as dit, non ? Mot pour mot, répéta Lucienne.
– Et je regrette ! C’était un week-end de permission, je venais de passer une semaine sous les balles, dans les horreurs et l’atrocité… Peux-tu m’en vouloir ?
– Honnêtement ? Oui. Je ne vois pas pourquoi je ne t’en voudrais pas. Mais vois-tu, ce n’est pas le fait que tu m’as insulté qui a tout changé dans notre relation, mais plutôt le culot que tu as eu peu de temps après de venir à ma porte me réclamer de l’argent. D’ailleurs, je présume que tu es venu aujourd’hui pour la même chose, non ?
Louis n’objecta même pas tandis que sa tête s’abaissa légèrement, signe que Lucienne avait raison. Une fois de plus. C’était désespérant de constater qu’elle le connaissait encore que trop bien, elle qui souhaitait plus que tout de le sortir de ses souvenirs.
– Mon mauvais caractère persiste peut-être à travers le temps, mais je constate que des mauvaises habitudes de joueur également, ricana-t-elle.
– Crois-moi, ce n’est pas ce que tu sembles penser. J’ai changé, Lucienne. J’ai véritablement changé.
– J’aurai eu trois ans de moins, je t’aurai certainement cru, car vois-tu, il y a trois ans de cela, j’aurai tout fait pour toi. Pour nous. Malheureusement, nous ne sommes plus ces mêmes gamins venant de la rue et même s’il est courant pour les dames de la Haute Société de faire l'aumône, je n’ai aucune envie de jeter mon argent par les fenêtres.
– Lucienne…
– Oh Louis, Louis, Louis. C’est mignon de croire que tu peux revenir ici comme si tu serais toujours bien accueilli, mais cette maison m’appartient. Le tapis sur lequel tu as posé tes bottes boueuses, m’appartient. Ce sofa sur lequel tu es assis, m’appartient. Tu comprends, non ? Tu ne peux plus venir ici sans avoir été convié, premièrement et deuxièmement, tu ne peux pas espérer sérieusement que j’accepterai ?
Encore une fois, Louis se terra dans un silence implacable, quand bien même Lucienne le regardait avec tout le mépris du monde. Si elle avait été un homme, elle l’aurait sans doute frappé pour son insolence et son culot, mais elle n’en fit rien et préféra attendre.
– Je suis vraiment désolé, je sais que par le passé, je t’ai profondément blessé, mais je…
– Je t’arrête tout de suite, l’interrompit-elle, Peu importe ce que nous avons vécu toi et moi, ce que nous avons pensé avoir pendant un temps, tout ça… C’est derrière nous à présent. C’est derrière moi. Je t’ai considéré mort bien avant que l’on nous l’annonce, bien que je constate que tu te tiens aujourd’hui devant moi.
– Je n’avais pas le choix. Il y avait des gens qui m’en voulaient et je ne pouvais pas rester…
– Et qu’est-ce que cela à avoir avec moi ? N’ai-je pas été suffisamment claire ? J’en ai que faire de tes malheurs, Louis. En outre, je rajouterai même que l’on sème ce que l’on récolte. À présent, tu voudras m’excuser, mais j’ai d’importants rendez-vous et je n’ai plus aucune minute à t’accorder, comme tu le sais sans doute déjà : mon temps est précieux.
Lucienne se leva et Louis fit de même précipitamment, essayant tant bien que mal de la retenir par le bras, plantant son regard malheureux dans ses yeux vidés de toute once de sympathie à son égard.
– J’ai besoin de toi, Lucienne. Par égard à tout ce que nous avons vécu ensemble, toutes ces belles choses que nous avons eues toi et moi… Ne peux-tu pas faire un geste par égard pour tout cela ?
– J’ai une sainte horreur que de devoir me répéter, mais justement par égard pour cela, je vais le faire : tu n’auras rien de moi, Louis. Rien. À présent, sort, avant que je n’appelle les domestiques qui te traîneront jusqu’au portail, dehors, fit la maîtresse de maison en se dégageant vivement de son emprise.
– Tu ne peux pas me faire cela, Lucienne ! J’ai tant fait pour toi ! Tu n’en serais pas là sans moi ! Qui t’a présenté Frédérick, hein ? Qui ?
– Ne te ridiculise pas davantage, Louis. Je te donnerais bien ma pitié, car c’est tout ce qui me reste, mais même cela, je ne parviens pas à t’en faire don, alors… Va-t'en.
Lucienne passa la porte la première, sans même se retourner une seule fois. Il ne méritait ni son temps, ni sa patience et encore moins sa sympathie, car Louis attirait les ennuis comme un aimant. Il l’avait entraînée dans les pires ennuis et c'en était toujours sorti, quitte à la laisser derrière. Cependant, les événements étaient bien différents aujourd’hui et Lucienne eut l’impression, que pour la première fois depuis longtemps, c’était elle qui avait la main sur leur relation, si tentait que celle-ci existait. Ou eu existé.
– A-t-il sérieusement pensé que j’allais tendre l’autre joue ? plaisanta Lucienne au beau milieu de couloir, Pitoyable ! Ah, ces hommes, toujours à croire que sans eux, vous ne pouvez pas faire tourner le monde, mais s’ils savaient ! Le monde, je vais le leur prendre.
Quitte à ouvrir les hostilités et se battre pour cela.