Le silence règne dans la salle.
Mr Lee lève les yeux de son piano, les mains croisées sur ses genoux, le regard posé sur nous tous.
— Très bien. Comme je l'ai dit, cet après-midi, on auditionnera ceux qui souhaitent tenter leur chance pour être soliste au spectacle de l'académie. C'est un moment important, alors... je vais simplement poser la question.
Il marque une pause.
— Qui souhaite passer l'audition ?
Silence.
Puis...
— Moi.
La voix fuse, claire, assurée.
Cha Yura.
Évidemment.
Elle lève la main avec une élégance chirurgicale, sourire en coin, posture parfaite. Comme si c'était une évidence. Comme si le rôle était déjà à elle.
Certains élèves se regardent discrètement. Murmures. Doutes.
La pression est là.
Épaisse. Sourde.
Parce que dans cette salle... tout le monde sait que Cha Yura ne vise jamais bas.
Elle vise pour gagner.
Et là, je vois les hésitations.
Un garçon commence à lever la main... puis la redescend.
Une fille chuchote à sa voisine, hésite, se ravise.
Et moi ?
Je me redresse.
Je lève la main.
Droite.
Haute.
Sans trembler.
Mr Lee hoche doucement la tête.
— Très bien. Cha Yura, Na Suhwa... d'autres ?
Je baisse les yeux une seconde.
Et je le sens.
Son regard.
Celui de Yura.
Comme un laser entre mes côtes.
Mais je le laisse me traverser.
Parce que je chante pas pour elle.
Je chante pas pour le maire.
Je chante pas pour briller.
Je chante parce que c'est ce que je suis.
Et cet après-midi ?
Je vais le prouver.
Le cours reprend.
L'ambiance se détend.
Les voix s'élèvent.
Certains chantent à deux, d'autres testent des harmonies.
Mr Lee passe d'un élève à l'autre, corrige, encourage, sourit.
Haeun tape un rythme avec ses doigts sur la table, puis se lève et tente un duo avec une fille de la classe. Elle rigole, mais elle s'en sort bien.
Haru, lui, s'installe au piano.
Dès qu'il touche les touches, la salle se calme.
Il joue avec aisance, précision. Il connaît la musique comme s'il l'avait dans le sang.
Quand il chante en même temps, les gens se taisent.
Le cours touche à sa fin.
Mr Lee referme son cahier.
— Très bien. C'était un excellent cours. Vous pouvez y aller. Sauf Cha Yura, j'ai besoin de te parler une minute.
Je range mes affaires, sans presser.
Haeun attrape ses affaires, Haru claque doucement la fermeture de son sac.
On sort tous les trois de la salle.
Et à peine la porte se referme derrière nous, Haru pousse un soupir de soulagement théâtral.
— Enfin... je suis libre.
Je le regarde, amusée.
— Elle t'a à peine touché aujourd'hui.
— Elle m'a regardé comme si elle allait me bouffer vivant. C'est pire.
Haeun rit, accrochée à mon bras.
— Franchement... elle est flippante. Mais Suhwa va lui régler son compte.
— Pourquoi ?
Elle me fait un clin d'œil.
— Parce que c'est toi qui vas gagner cet aprèm. Et elle pourra aller pleurer dans ses sacs gucci.
On rigole tous les trois, en s'éloignant dans le couloir.
On sort dans le jardin.
L'air est doux, les fleurs taillées au millimètre, l'herbe plus verte que dans n'importe quel parc public de Busan.
Le jardin de Cheonghwa, c'est pas juste un espace vert.
C'est un musée.
Un terrain de jeu pour héritiers.
Et surtout... c'est notre QG.
Et là...
Minjae.
Assis sur un banc, la tête posée dans sa main, l'air dévasté.
Comme s'il venait de perdre sa famille, son chien, et son avenir en une seule matinée.
Haru et Haeun le repèrent en même temps que moi.
Ils se regardent.
— 3... 2... 1...
— NOONAAA !!!
Il me voit.
Et c'est fini.
Il bondit du banc comme un chiot sous cocaïne.
Il court vers moi à toute vitesse, me serre dans ses bras, tourne autour de moi comme une toupie humaine.
— Tu m'as manqué toute la matinée j'étais en deuil j'avais plus d'oxygène j'ai failli pleurer en SVT !!
— Minjae...
— Et EN PLUS y'a un mec il m'a regardé bizarrement genre mal hein, genre VRAIMENT mal, donc je l'ai tapé, genre pas beaucoup hein, juste une droite. Et du coup j'ai eu une punition. Et il est à l'infirmerie. Mais il l'a cherché ! J'te jure !
Je lui mets une pichenette sur le front.
Clac.
Il se fige.
Pose ses mains sur son front.
— AIEEEUUUH.
Dramatique.
Théâtral.
Oscar. Palme d'or.
Et là...
Il se met à genoux.
Littéralement.
Il lève la tête vers moi.
Et d'une voix soudainement grave, rocailleuse, sortie d'un drama dark coréen :
— Frappe-moi encore, Noona... J'suis ton paillasson. Essuie-toi les pieds sur moi. J'suis rien. Prends-moi. Utilise-moi. J'veux juste ton attention.
Je le regarde.
Genre... le regard.
Celui des héroïnes de drama quand elles voient un cafard dans leur riz. Fixement.
— T'es écœurant.
Haeun est pliée.
Haru se tourne pour rire discrètement.
Et Minjae, toujours à genoux...
— Tu dis ça mais ton regard crie "je suis séduite" !
Je lève les yeux au ciel.
— Ton cerveau est en RTT.
Ils rient tous.
Minjae se relève, lisse sa veste comme si rien ne s'était passé, et reprend sa démarche de badboy.
— Bon, j'ai faim. Si je mange pas, je redeviens violent.
— T'as déjà frappé quelqu'un ce matin, lui rappelle Haeun.
— Ouais mais c'était justifié ! Il avait des sourcils bizarres.
On roule tous les yeux en synchro parfaite.
Et on marche vers la cafétéria.
Le bâtiment est vaste, moderne, vitré.
À l'intérieur, tout est clean : sols brillants, mobilier design, bouffe de luxe version cantine scolaire.
Un coin est réservé aux élèves VIP, mais on s'en fout.
Nous, on va récupérer nos plateaux.
Haru prend un bol de riz, un poisson grillé et une soupe miso.
Haeun se sert en bulgogi et salade de fruits.
Moi, j'hésite une seconde devant le curry rouge.
Et là...
— Noona, dit Minjae en attrapant une bouteille d'eau, prends pas le curry. Tu vas encore pleurer.
— C'est pas ma faute, il est épicé comme l'enfer.
Il sourit.
— T'es faible. Mais t'es mignonne.
Je lui lance une serviette en papier à la tête.
Il esquive en riant.
On finit de se servir.
Et on va s'installer à notre table habituelle, dans le coin, près de la baie vitrée.
La lumière est douce, les plats encore fumants, et l'ambiance... tranquille.
Les baguettes claquent doucement contre les bols, le bruit de fond de la cafétéria flotte autour de nous, mais ici... c'est calme.
Notre bulle.
Je pioche dans mon riz, puis je lève les yeux vers Minjae, la bouche encore à moitié pleine.
— Je participe à l'audition cet aprèm.
Il me regarde, surpris.
— Quelle audition ?
— Pour le soliste du spectacle de Cheonghwa. Mr Lee choisit aujourd'hui.
Et là...
Il explose.
— HEIN ?! MAIS C'EST ÉVIDENT QUE TU VAS GAGNER ! Il tape sur la table. Ils peuvent tous rentrer chez eux. Donnez-lui le micro et annulez l'événement.
Haeun lève les mains en l'air, dramatique.
— C'est ce que j'ai dit aussi. Mais non, mademoiselle stressée veut pas m'écouter.
Haru ricane doucement en mâchant une bouchée.
— Suhwa en soliste ? Cheonghwa va pleurer de fierté.
Je hausse les épaules.
— On verra. J'ai pas envie de faire genre...
— Mais t'es une Na, coupe Haeun. C'est littéralement dans ton ADN.
Je ris.
— J'vais pas me mettre à danser torse nu comme mon frère non plus.
Minjae tousse dans son riz.
— Non mais j'suis pas prêt pour cette image, là. Efface.
On finit de manger en blaguant, puis on range nos plateaux et on sort dans la cour.
Le soleil est toujours là, plus fort maintenant.
L'air sent le printemps, l'herbe tondue, le savon des uniformes.
Et là...
Minjae sort une cigarette de la poche intérieure de sa veste.
Je le fixe.
— T'oses ?!
Il allume. CLIC.
Tranquille.
— J'suis stressé, ok ?
Je me lève direct.
— Donne-moi ça !
Je saute pour lui arracher la clope des doigts, mais évidemment...
Il est grand.
— Trop petite, Noona. Essaie encore.
Il lève le bras, recule d'un pas.
Je saute encore, en mode ninja de la santé publique, mais rien à faire.
Il rit.
Haru se lève, sans un mot.
Il avance.
Attrape la clope d'un geste net, la jette par terre et l'écrase sous sa chaussure.
Puis il regarde Minjae, hyper calme.
— T'as quinze ans. Va boire du lait.
Silence.
Minjae le regarde.
Puis nous regarde.
Et là...
Il boude.
Littéralement.
Bras croisés, moue d'enfant battu, regard au sol.
— Vous comprenez rien à ma douleur.
— Tu fumes du malheur aromatisé tabac ? je demande en riant.
— Exactement.
Haeun lui ébouriffe les cheveux.
— T'es qu'un gosse.
Il repousse sa main.
— J'suis un homme blessé par la vie.
— T'as 15 ans.
Il marmonne.
Et on continue de marcher dans la cour, sous le soleil, tous les quatre.
Ensemble.
Le soleil tape juste ce qu'il faut, et nous, on marche lentement.
Puis on s'installe tous les quatre sur une table en ligne, en mode comité d'experts autoproclamés.
Et là... le carnage commence.
Une fille passe, uniforme trop cintré, sac de marque en main.
— Elle a deux kilos de fonds de teint et c'est même pas sa couleur, commente Haeun.
Minjae étouffe un rire.
— C'est pas un sac de marque, c'est un faux, j'le sens. Y'a une vibe de contrebande.
Un garçon suit, lunettes noires, air supérieur.
— On dirait qu'il auditionne pour un porno, balance Haru.
Je ris dans ma manche.
— C'est quoi ce col relevé ? On est en 2007 ?
Ils éclatent tous de rire.
Et ça continue.
Un par un.
Chaque élève qui passe prend tarif.
Surnoms. Théories. Blagues à la seconde.
On est le jury officiel de Cheonghwa.
Pas méchants. Mais pas tendres non plus.
Et là...
BIP. BIP. BIP. PFFFFFTT.
Les haut-parleurs crachent une annonce.
— « Tous les élèves volontaires pour l'audition du solo sont priés de se rendre dans la salle de spectacle. L'épreuve commence dans cinq minutes. »
Le silence tombe autour.
Je me lève lentement.
Minjae me regarde, grand sourire.
— C'est ton moment, Noona. T'es née pour ça.
Haeun tape dans mes mains.
— Fais-nous honneur, superstar.
Haru ajuste ma cravate, tout en douceur.
— On sera au premier rang.
Je les regarde tous les trois.
Mes piliers. Mes fous. Mes gens.
Et je souris.
— Ok. J'vais tout donner.
Et je tourne les talons, direction la salle.
Le cœur qui bat vite.
Mais le regard fixé droit devant.
La salle de spectacle de Cheonghwa, c'est pas juste une salle.
C'est une scène à l'italienne, avec rideaux en velours, projecteurs de qualité pro, et gradins qui montent jusqu'au plafond.
Je suis arrivé dans les coulisses.
Derrière le rideau.
Avec neuf autres élèves.
Tous là pour le même truc : décrocher le solo du spectacle.
La chanson d'ouverture.
Celle qui restera dans les mémoires.
Et évidemment...
— T'essaies de faire bonne figure ? me glisse une voix sucrée à gauche.
Je me retourne à moitié.
Cha Yura.
Sac de luxe en main, gloss impeccable, sourire déjà en mode victoire.
— Tu peux te détendre, hein. Je vais gagner. C'est évident.
Je ne réponds pas.
Je lui lance juste un regard vide. Un de ceux qui disent : "parle à ton reflet".
Puis je me tourne.
Dos à elle.
Fin de l'échange.
Les auditions commencent.
Un par un, les élèves montent sur scène.
Certains chantent bien. D'autres juste.
Mais aucun ne fait trembler l'air.
Puis...
— « Cha Yura, à vous. »
Elle ajuste sa jupe.
Tire sur ses manches.
Et avance sur scène avec l'assurance d'une idol.
Et elle chante.
Et faut être honnête.
Elle chante vraiment bien.
Puissante. Contrôlée.
Sa voix monte, descend, vibre.
Elle prend la lumière comme une pro.
Mais...
Sur la dernière note.
Elle se loupe.
À peine. Une infime fausse note.
Mais ici, à Cheonghwa, l'infime, ça compte.
Elle s'incline.
Sourit.
Et redescend, confiante malgré tout.
Et là...
— « Na Suhwa, à vous. »
Je ferme les yeux une seconde.
Un souffle. Un battement. Un pas.
Et je monte sur scène.
Seule.
Droite.
Sous les projecteurs.
Devant les profs.
Et tous les autres.
C'est mon moment.
Je m'avance.
Un pas. Deux.
Mon cœur tape contre mes côtes comme un tambour de guerre.
La lumière des projecteurs m'aveugle une seconde.
Mais je tiens bon.
J'arrive au centre de la scène.
Devant moi, trois juges.
Le directeur, Mr Lee, et une prof de chant externe.
Ils me font un signe de tête.
C'est à moi.
Je jette un œil rapide dans la salle.
Je les vois.
Haeun, Haru, Minjae.
Assis au premier rang, entassés comme des gosses trop excités.
Ils me font des petits signes, des grimaces pour me détendre.
Je souris. À peine.
Mais ça suffit pour me calmer.
Je prends le micro.
Froid. Lisse. Léger.
Je le lève.
L'approche de mes lèvres.
Et je ferme les yeux une seconde.
Silence.
Toute la salle retient son souffle.
Et moi... je chante.
La première note fuse.
Claire. Tranchante.
Comme une flèche dans l'air.
C'est "The Diva Dance".
Le morceau du Cinquième Élément.
Un opéra futuriste.
Un enchaînement de notes techniquement impossible.
Mais je le chante.
Chaque note. Chaque variation. Chaque envolée.
Ma voix monte, se plie, se déchire.
Je passe d'un registre à l'autre comme si c'était naturel.
Mes cordes vocales hurlent la grâce.
Mes poumons brûlent.
Mais je continue.
Je suis pas juste en train de chanter.
Je suis en train de dévorer la scène.
Mon corps ne bouge presque pas.
Mais ma voix fait tout exploser.
Les gens dans la salle ?
Figés.
Mr Lee a lâché son stylo.
Le directeur s'est redressé.
Et Haru me regarde comme s'il venait de me voir pour la première fois.
La dernière note arrive.
L'explosion.
Le passage final. Celui que personne n'ose tenter.
Je l'attrape.
Je le tords.
Et je le libère.
Note parfaite. Sans trembler. Sans fléchir.
Et je termine.
Essoufflée.
Les yeux encore mi-clos.
Le micro dans la main.
Silence absolu.
Puis.
Une claque.
Une autre.
Et tout explose.
La salle applaudit.
Fort. Longtemps.
Sans s'arrêter.
Certains élèves se lèvent.
D'autres crient.
Minjae est déjà en train de hurler mon nom comme à un concert.
Haeun tape des mains.
Haru... sourit. Un vrai sourire. Fier. Doux. Évident.
Et moi...
je souffle.
J'ai tout donné.