— C’est une aberration ! Une injustice des plus viles !
Des exclamations d’assentiment retentirent tout autour de lui. Chaque fois que Varin Forah s’exprimait devant ses disciples, il était acclamé. Comme si ses paroles étaient pur bon sens. Comme s’il ne racontait que des vérités.
— Notre Roi se prélasse sur son trône sans prendre la moindre action contre l’abomination qui empoisonne notre pays ! Et qui en souffre ?
— Nous ! s’exclama un homme.
— Toujours nous ! approuva Varin en le pointant du doigt.
Nor se retint de lever les yeux au ciel. Il était derrière son père, trop proche de table pour qu’il puisse se le permettre. Mais l’envie était là, difficile à ignorer, grinçant sous sa peau. L’envie de faire ravaler ses paroles à son père. De frapper ces crétins qui se pensaient victimes d’injustice, alors qu’ils faisaient tous partie des familles les plus riches du pays. De leur arracher leur peau lentement, pour leur donner une raison de le traiter d’abomination.
Arrête de réfléchir comme un psychopathe, se fustigea-t-il mentalement.
- Nous avons procédé dans l’ombre pendant des décennies. Il est maintenant temps d’agir, déclara Varin.
Il se leva de sa chaise et posa les mains à plat sur la table, penché en avant. Une posture que Nor l’avait souvent vu prendre pour le réprimander, quand les domestiques l’emmenaient dans son bureau après qu’il ait fait une bêtise. Une manœuvre d’intimidation et une démonstration de prestance qui était particulièrement efficace sur ses adorateurs.
— J’ai reçu l’information que le Roi avait fiancé sa fille à mon neveu, le Duc de Torvee. C’est une aubaine pour obtenir un moyen de pression et des informations sur la famille royale.
La nouvelle en étonna plus d’un. Après tout, le Roi ne portait pas vraiment les Rane dans son cœur.
— Quand est-ce que le mariage aura lieu ? demanda un seigneur de la côte Ouest.
— Dans deux semaines, répondit Varin. Nous y serons pour beaucoup conviés. Profitez-en pour renforcer la loyauté de vos informateurs. Nous ne porterons aucune action ce jour-là. La patience est une vertu que nous avons toujours possédée. Nous allons devoir en user encore un peu.
Quelques protestations se firent entendre, que le père de Nor arrêta rapidement.
— Si nous nous précipitons dans un coup d’état, les Dirrion nous vaincront, expliqua-t-il. Nous y sommes presque. Les Mages que nous avons sont pour la majorité déjà sous notre contrôle. Et notre armée se constitue. Encore quelques mois, mes amis. Quelques mois et nous chasserons cet incompétent du palais.
Nor retint une moue dégoûtée en les voyant applaudir. Il se renfrogna encore plus en apercevant son grand frère, Maben, toiser leur père avec admiration.
La réunion se conclut et les membres de la Faction quittèrent la salle. Il ne resta bientôt que les trois Forah dans la pièce.
— Vous vous êtes exprimés comme un vrai dirigeant, père, lança Maben, toujours présent pour lécher les bottes de leur géniteur.
Nor exécrait cette attitude chez son frère, mais ces derniers temps, il se devait de l’imiter.
— Là où des idiots se précipiteraient, vous faites preuve d’une retenue de génie. Vos décisions nous apporterons la victoire, ajouta-t-il.
Varin lui lança un regard dubitatif, comme chaque fois que son deuxième fils lui faisait un compliment. Après des mois d’effort, Nor n’était toujours pas parvenu à totalement convaincre son père de sa sincérité. Peut-être parce qu’il n’était pas sincère. Mais il s’était découvert un talent pour le mensonge très jeune et il l’avait cultivé avec passion durant toute son adolescence.
Non, Varin ne pensait pas qu’il mentait. Il était juste très surpris du changement de comportement de son bon à rien de fils.
— Merci, les garçons. Je suis content de vous avoir à mes côtés au sein de cette sainte mission. Surtout toi, précisa-t-il en posant une main sur l’épaule de Maben.
La précision n’était pas forcément nécessaire, père, mais c’est toujours mieux de faire passer le message clairement, vous avez raison.
— Allez dormir, nous partons pour la capitale dès l’aube, ordonna Varin.
Sans attendre, les jeunes hommes quittèrent la pièce. Lorsqu’ils furent seuls dans le couloir, Maben toisa son petit frère d’un air suspicieux.
— Le complimenter ne te donnera pas ma place, maugréa-t-il.
Nor faillit exploser de rire.
— Je ne cherche pas à te remplacer Maben. Ta place est la dernière chose que je veux. Je suis très heureux avec la mienne.
— Celle du fils qu’il aime le moins ?
Connard.
— Celle de celui qui n’a pas besoin de son approbation pour se sentir exister, rétorqua Nor.
Il s’engagea dans le couloir qui menait à sa chambre sans lui jeter un regard. Sur le chemin, il répéta les paroles de son frère avec une voix suraiguë et une fois derrière la porte, il laissa échapper un cri silencieux.
Sa relation avec ses frères était compliquée. D’aussi loin qu’il pouvait s’en souvenir, Maben et lui ne s’étaient jamais entendus. L’aîné avait toujours voulu l’écraser pour paraître meilleur. Le pire, c’est que ça avait très bien fonctionné. Quant à Lazo, du haut de ses treize ans, il semblait déjà s’être fait un avis négatif sur son frère. Ironiquement, la seule personne qui ne le traitait pas comme un malpropre dans ce château était la seule avec laquelle il ne partageait aucun lien du sang. Sa belle-mère et la mère de Lazo, Nussa.
Nor sortit la bouteille d’helkite qui était cachée sous son lit et but directement au goulot. Il avait hâte d’être à Helerae. Même si la capitale était toujours le centre des complots de son père, au moins il serait avec Derren. Son cousin lui manquait et il avait beaucoup de choses à lui raconter sur les réunions auxquelles il avait assisté ces dernières semaines.
Lorsqu’il avait reçu la lettre l’informant que le Roi lui avait offert la main de sa fille, Nor avait dû relire le paragraphe trois fois avant d’intégrer l’information. Même si le duché du Nord était le plus grand de l’Ascya et que Derren avait beaucoup de pouvoir, Ivinn Dirrion n’aimait pas les Rane. Qu’il lui fasse un tel honneur était choquant, inimaginable. Et pourtant il s’apprêtait bel et bien à épouser la princesse Holiena.
Derren aurait dû refuser pour éviter de donner plus de pouvoir à la Faction. Mais ce n’était pas un honneur qui se refusait, sous peine d’être banni de la cour ou pire.
La Faction était l’organisation secrète que son père avait fondée il y a dix ans. Après avoir passé des années comme Exécuteur du Roi, organisant dans l’ombre toutes les actions que le souverain ne voulait pas voir retracées jusqu’à lui, Varin avait finalement opté pour le chemin de la trahison. Depuis, il passait la majeure partie de son temps à comploter contre le Roi, afin de le renverser et de prendre sa place.
Parce que s’il parlait de justice et d’incompétence du Roi pour justifier son projet, Nor voyait clair dans son jeu. Il voulait du pouvoir. Il voulait s’asseoir sur le trône et avoir une nation entière sous ses ordres. La soif de contrôle de son père était sans fin. Et si personne ne l’arrêtait, il continuerait jusqu’à avoir tout le Continent sous son joug.
Nor reposa la bouteille et récupéra son manteau. Il l’enfila, puis ouvrit la fenêtre de sa chambre et monta sur le bureau pour l’atteindre. Il n’avait aucune intention d’attendre tranquillement ici jusqu’à l’aube alors qu’il pouvait aller s’amuser en ville.
Le jeune homme se percha sur le rebord de la fenêtre, puis laissa tomber ses jambes dans le vide, tout en s’agrippant à l’encadrement de la fenêtre. En prenant appui sur ses bras, il fit descendre son corps jusqu’à ce que ses pieds touchent la branche du gros chêne qui se trouvait à côté du manoir. Il lâcha prise, se réceptionnant sans perdre l’équilibre. Il se rapprocha ensuite du tronc et descendit de branche en branche, jusqu’à atteindre le sol.
Après un dernier regard pour la fenêtre ouverte de sa chambre, il épousseta ses vêtements, et partit en direction de la ville.
La nuit ne prenait jamais vraiment possession d’Orestin. La lumière était toujours présente, à chaque coin de rue, à chaque fenêtre, de jour comme de nuit. La seule différence, c’était l’ambiance. Là où les journées étaient rythmées par les commerçants et le travail, les nuits appartenaient aux artistes, aux esprits libres et aux criminels.
Nor préférait de loin l’Orestin nocturne. C’était là qu’il se sentait à sa place. Il n’avait plus besoin de prétendre être parfait. Il pouvait sortir du rôle noble qu’il jouait tous les jours. Mais il devait tout de même rester vigilant. Si son père savait comment il passait ses nuits, il pourrait dire adieu à sa place au sein de la Faction.
Le jeune homme remonta la rue de Jade, souriant face à l’allégresse des passants. Le quartier d’Ambre était celui de la classe moyenne. Les gens qui y vivaient n’était pas dans la misère constante, mais ils devaient trimer pour s’assurer un avenir. Ils étaient hostiles aux politiques du Duc d’Orestin, mais ne travaillaient pas activement pour le faire payer ses décisions. Nor pouvait donc y vagabonder sans avoir peur d’être attaqué, ou même d’être reconnu. Il évitait les quartiers riches et les quartiers les plus pauvres pour ces raisons.
Nor ralentit au niveau de la place des Lunes, son attention attirée par un attroupement. Il se faufila dans la foule, jusqu’à apercevoir ce qui les captivait tant.
Au centre d’un large cercle, des danseuses se mouvaient comme une seule âme, suivant la mélodie d’un violoncelle. Elles étaient deux, l’une Safianne, l’autre Ascyanne ou Merhandienne. Elles se déplaçaient à l’unisson, racontant une histoire tragique dont Nor ne comprenait pas le sens. Cependant, il se retrouva incapable de partir. Lui aussi était captivé.
Une odeur florale vint lui chatouiller les narines. Il fronça les sourcils et regarda autour de lui. Ce genre d’odeurs était rare à Orestin. Lorsque des milliers de personnes vivaient concentrées en un même endroit, les effluves les plus courantes étaient celles des excréments, pas celles de fleurs. Il regarda à nouveau les danseuses et comprit soudain pourquoi il n’avait pas envie de partir.
Quelque chose dans leur spectacle était trop parfait. La lumière se reflétait trop bien sur leurs corps, les rendant plus brillantes qu’elles ne devraient l’être.
Des illusionnistes, comprit-il.
Il se détourna de leur spectacle addictif et s’éloigna le plus rapidement possible de la place. Elles étaient folles de s’exposer ainsi et il ne comptait pas rester pour les voir être arrêtées.
Il poursuivit son chemin, jusqu’à atteindre la Cour d’Or. Arrivé devant les portes, il retira son manteau et se présenta devant le videur.
— Encore toi ? lança Alan.
Nor porta une main à son torse, faisant mine d’être offensé.
— Tu n’es pas content de me voir, Alan ?
— Pas spécialement, grommela l’homme en croisant ses bras sur son torse musclé. Ta présence rapporte plus de problèmes que de bienfaits en général.
Le jeune homme esquissa un sourire.
— Je ne vois pas de quoi tu parles, je suis aussi pur que si j’avais été béni par les Dieux de Lumière.
— Je pense que tu t’es trompé de caste, répondit l’autre en levant les yeux au ciel.
— Ça veut dire que je ne peux pas rentrer ? demanda Nor en faisant la moue.
Alan le toisa d’un air agacé.
— Dépêche-toi d’aller de faire dépouiller, Forah. Que j’ai plus à voir ta tête.
Nor ricana et s’empressa d’entrer à l’intérieur. Alan ne l’aimait pas beaucoup. Sûrement parce qu’il était né avec une cuillère en or dans la bouche et passait tout de même son temps au Quartier Rouge.
La Cour d’Or était l’un des trois casinos de la ville. Et le seul où Nor pouvait encore se rendre. Le Zéphyr et l’Orbe Argenté appartenaient tous deux à des membres de la Faction, et amis proches de son père. L’entrée lui avait été interdite dès que Varin avait réalisé que son fils continuerait à jouer, peu importe combien il perdrait.
Dès l’entrée du casino, Nor fut frappé par l’atmosphère cossue. Le sol en pierre était recouvert de tapis épais, aux tons rouges et or. Les murs affichaient une tapisserie blanche, décorée d’arabesques dorées. Des colonnes soutenaient le plafond à moulures, formant un quadrillage hexagonal à travers la salle. Entre elles se trouvaient des dizaines de tables de jeu, chacune dédiée à une discipline différente. Sur sa droite, l’espace de jeu laissait la place à un grand salon avec plusieurs canapés en cuir et un bar. Il y avait également une scène, où performait une jeune femme. Elle portait une longue robe, qui brillait comme des paillettes d’or. Son visage anguleux était décoré de maquillage harmonieux qui rappelait les tons de sa robe. Et une multitude de bijoux décoraient sa chevelure brune. Lorsqu’elle l’aperçut, Nor lui adressa un signe de tête, auquel elle répondit d’un sourire discret.
Le jeune homme se détourna de la scène pour se diriger vers la caisse, où une autre de ses connaissances l’attendait.
— Forah ! s’exclama le caissier. Prêt à te faire plumer ?
— Tu crois toujours en moi, Lanner, ça fait plaisir.
— Tu veux combien ?
Nor sortit une bourse remplit de pièces et la posa sur le comptoir. Lanner prit le temps de tout compter, puis il rangea l’argent et donna une petite boîte avec des jetons au noble.
— Passe une bonne soirée !
— J’y compte bien, répliqua Nor avec un sourire malicieux.
Il se dirigea vers la table la plus proche, qui était aussi sa préférée et s’assit sur le siège qui était libre. Son jeu favori était celui des dés tricolores. Il aimait le suspense et la bouffée de stress qu’il ressentait lorsqu’il attendait le résultat. Certains soirs, la chance était de son côté. D’autres, il perdait lamentablement. Mais au moins il s’amusait.
— Bien le bonsoir, messieurs dames, s’exclama-t-il en posant sa boîte de jetons devant lui.
Deux hommes et une femme, issus de la bourgeoisie orestinne le saluèrent d’un signe de tête.
— La mise est de douze jetons, indiqua le croupier.
Nor fit glisser les jetons sur la table.
— Faites vos prédictions, lança le croupier une fois les mises rassemblées.
— Quarante, dit la femme.
— Trente-deux, s’exclama le premier homme.
— Cinquante-et-un, ajouta le deuxième.
Nor songea à leurs nombres, puis choisit le numéro vingt-neuf. Le croupier nota les paris, puis saisit les dés, qui étaient au nombre de trois, l’un noir, l’autre rouge et le dernier doré. Il effectua le premier lancer, sous le regard attentif des joueurs. Le dé noir tomba sur un trois, le rouge sur un deux et le doré sur un six.
Dans ce jeu, le nombre du dé noir était celui de l’addition. Celui du dé rouge, la soustraction. Et le doré, la multiplication. Ce qui donnait un nombre final de six. Le croupier répéta son lancer une deuxième fois, transformant le six en trente. Nor pesta. S’ils avaient déjà dépassé son nombre, il y avait peu de chance qu’il remporte cette partie. Lorsque les dés s’immobilisèrent à la fin du dernier lancer, il grimaça, tandis que le deuxième homme poussait une exclamation victorieuse. Le nombre final était de soixante. Sa prédiction étant la plus proche, il emportait les mises.
— À charge de revanche, mon cher, s’exclama la femme en quittant la table.
— Vous abandonnez déjà, Glorina ? répliqua le vainqueur.
— Je ne tiens pas à perdre mon argent inutilement, répondit-elle en s’éloignant.
— Et vous Forah ? Comptez-vous nous abandonner également ?
Nor répondit à sa provocation d’un sourire.
— Je ne suis pas du genre à abandonner.
Ils firent une seconde mise, puis une troisième, Nor perdant à chaque fois. L’agacement prenant le dessus sur la raison, le jeune homme se leva.
— Attendez-moi, je vais faire le plein de jetons !
— Faites vite !
Il se dirigea vers la caisse, déterminé à gagner la prochaine partie. Mais une silhouette se glissa sur son passage.
— Tu ne sais vraiment pas ralentir, déclara Anera avec une mine agacée.
— Et alors ? C’est mon argent.
— Non, c’est celui de ton père, répliqua la chanteuse.
— Tu t’inquiètes pour moi, Ane ?
Elle roula des yeux et croisa les bras sur sa poitrine.
— Je m’inquiète pour notre arrangement, maugréa-t-elle.
Elle jeta un regard autour d’eux, puis se rapprocha de lui pour lui chuchoter.
— Il faut qu’on parle, retrouve-moi dans ma loge dans cinq minutes.
Après un regard d’urgence, Anera s’éclipsa vers les coulisses du casino. Nor fit semblant de flâner quelques minutes, en restant loin des regards inquisiteurs de ses compagnons de jeu, puis partit dans la même direction.
Ce casino, il le connaissait comme sa poche. Grâce à Anera. Il rejoignit sa loge rapidement et entra sans frapper. Il la trouva en train de retoucher son maquillage face au miroir. Elle le regarda s’installer sur le canapé dans le reflet.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il.
Elle poussa un soupir et se tourna vers lui.
— J’ai eu vent du mariage de la princesse avec ton cousin. C’est une aubaine pour ton père.
— Je pensais que tu allais me confier de nouvelles informations, pas des trucs évidents, grommela Nor.
Anera le fusilla du regard et se leva pour aller récupérer une bouteille de vin dans son placard. Elle la déboucha et en versa le contenu dans deux verres, qu’elle déposa sur la table basse, avant de prendre place à côté de Nor.
— J’ai entendu des rumeurs, Nor.
— Sur quoi ?
Elle se pinça les lèvres, l’air incertaine de si elle voulait continuer.
— Tu m’as fait venir jusqu’ici, il est un peu trop tard pour changer d’avis.
Elle poussa un soupir, mais hocha la tête.
— Une amie à moi, qui vient de Saf Taesi, m’a parlé d’une organisation secrète. Une organisation secrète de mages, qui aurait des espions à travers tout le continent.
— Comment est-ce que des Safians pourraient être espions en Ascya ? Ils sont traités comme moins qu’humains.
— Justement, ils sont invisibles. Ce sont des serviteurs, des esclaves. La noblesse ascyanne ne les verra jamais comme une menace.
Nor fronça les sourcils et but une gorgée de son vin, pensif.
— Elle m’a dit qu’ils sont à la recherche d’un invocateur, déclara Anera.
Son ami manqua de recracher ce qu’il avait dans la bouche.
— Ils vont chercher longtemps, dit-il après s’être remis de la surprise.
— Non, tu ne comprends pas. Les rumeurs dont je te parle. C’est celle de la présence d’un invocateur à Helerae.
Nor toisa Anera comme si une corne venait de lui pousser sur le front. En toute honnêteté, ça aurait été moins fou que ce qu’elle suggérait.
— Qu’est-ce que t’es en train de dire ?
Elle pencha la tête sur le côté, d’un air inquiet.
— Selon elle, la princesse que ton cousin s’apprête à épouser est une invocatrice.
Nor éclata de rire.
— Holiena Dirrion ? La fille du Roi ? Tu penses réellement qu’elle aurait survécu jusqu’ici, si elle était invocatrice.
— Je ne fais que te répéter ce qu’Ameera m’a dit.
Nor fronça les sourcils. Si la princesse était réellement une mage, et pire, une invocatrice, la situation était encore plus dangereuse qu’il le pensait. Elle offrait déjà un incroyable accès au trône à la Faction. Mais si son père l’apprenait, elle deviendrait une marionnette dans la guerre pour la destruction de sa propre famille.
— Ce ne sont que des rumeurs, pas besoin de s’alarmer, murmura Nor.
— Oui tu as raison. Ce n’est probablement rien, confirma Anera.
Les deux amis échangèrent un regard lourd de sens.
— Tu pars quand ? demanda-t-elle.
— À l’aube, pour le mariage. Je transmettrai les rumeurs à Derren. Il faut qu’il sache dans quoi il s’embarque.
— Tâche de ne pas perdre tout ton argent dans la capitale, le sermonna-t-elle.
Nor leva les yeux au ciel et finit son verre d’une traite.
— La situation est déjà assez compliquée comme ça pour les mages, murmura Anera. Si la Faction réussit son coup, on n’aura plus aucunes libertés.
— On ne les laissera pas réussir, Ane. Promis.
Son amie lui offrit un sourire reconnaissant et pour la première fois depuis des années, Nor aperçut de la peur dans son regard.
Anera était une battante. Elle avait survécu à une famille qui la détestait parce qu’elle avait refusé de se plier à la vision qu’ils avaient de leur enfant. Elle s’était façonnée une nouvelle identité dans une ville qui refusait de laisser votre passé enterré. Et maintenant elle était forcée d’évoluer dans une profession qu’elle n’aimait pas pour avoir de l’argent.
— Si tu pouvais garder un œil sur la Faction pendant mon absence, ce serait d’une grande aide, fit-il.
— Compte sur moi, affirma-t-elle. Ils ne sauront même pas que je suis là.
Bien sûr que non. Elle était maître dans l’art de la transformation et du camouflage. Anera était une animaliste, de l’ordre des Mares. Elle pouvait modifier son apparence à sa guise. Beaucoup de mages comme elle utilisaient leurs pouvoirs pour se transformer en animaux. Mais elle avait parfait son art jusqu’à être capable d’altérer partiellement son corps. Elle n’était pas née avec cette apparence, mais se l’était forgée jusqu’à atteindre celle qu’elle désirait. D’une silhouette longiligne et masculine, un corps erroné qui lui avait été donné à la naissance, elle était devenue cette magnifique femme à la beauté fatale.
Anera se leva et rangea leurs verres vides dans un coin.
— Je dois y retourner, tu connais le chemin. Rentre chez-toi Nor. Entretien l’illusion que tu es devenu le parfait fils pour Varin.
L’intéressé poussa un soupir, mais obtempéra.
— À bientôt, Ane.
Ils se quittèrent après une étreinte et Nor retrouva les rues lumineuses d’Orestin. C’est avec la tête lourde de pensées et les poches allégées qu’il regagna le manoir.