Lucas
Le verre glissa sous ses doigts. Lucas ne réagit pas.
Sa réflexion vagabondait loin du tumulte du club, des éclats de rire et des discussions noyées dans le rythme sourd de la musique. La lumière tamisée dansait sur les bouteilles alignées derrière le bar.
Sa place n’était pas ici. Il avait des clichés à trier pour son projet. Adam, avec sa capacité à le convaincre de tout, avait encore gagné. "Une urgence, un désistement, juste pour ce soir", avait plaidé son frère.
Lucas passa une main sur sa nuque tendue, avant de balayer la salle d’un regard absent.
— Toujours en train de rêvasser ? lança Adam en déposant une pile de verres à ses côtés.
— Si je suis là, c’est uniquement parce que tu arrives à me culpabiliser mieux que personne, répliqua Lucas, un rictus forcé au coin des lèvres.
Adam éclata de rire, son visage éclairé par les néons colorés.
— Ou peut-être parce que je te paye en bon whisky ? Allez, ce n’est qu’une soirée. Qui sait ? Ça pourrait même te faire du bien.
Lucas roula les yeux. C'était bien la dernière chose à laquelle il pensait ce soir. Le bruit, les lumières, les clients… tout cela ne l’intéressait pas. Avant qu’il ne puisse formuler une excuse pour fuir, un éclat de rire fendit l’air, cristallin et vibrant. Il tourna la tête, son regard attiré malgré lui. Trois femmes venaient d’entrer dans le club, les épaules secouées par une raillerie complice. Leur énergie semblait presque occuper l’espace, et pourtant, une seule silhouette accapara toute son attention.
Une brune aux boucles sauvages, au sourire lumineux. Elle se tenait légèrement en retrait, observant la salle avec curiosité. Tout en elle contrastait avec l’agitation ambiante : sa posture détendue, son regard curieux, mais détaché, et ce collier qu’elle triturait distraitement entre ses doigts, comme un geste réconfortant.
Lucas détourna les yeux aussitôt, un frisson inconnu le parcourant. Ce n’était qu’une cliente, rien de plus. Pourtant, quelque chose en elle lui fit oublier un instant pourquoi il était là.
Peu après, elles s’approchèrent du bar. La mystérieuse brune s’avança.
— Bonsoir, une bière, un mojito et une vodka-pomme, s'il vous plaît.
Sa voix était douce, posée, avec un léger accent qu'il n'arrivait pas à identifier.
Lucas prépara les commandes tout en étudiant discrètement la jeune femme. Elle paraissait plus timide que ses amies, observant la salle avec détachement, comme si elle préférait rester en retrait. Son regard fut à nouveau attiré par le pendentif qu’elle malmenait inconsciemment.
— Voilà, fit-il en déposant les verres devant elles.
Leurs mains se frôlèrent. Une sensation fugace de peau veloutée et chaude le traversa.
— Merci, murmura-t-elle, avant de lever brièvement les yeux vers lui.
Leurs regards se croisèrent, et un léger courant passa. Puis, elle se détourna et rejoignit ses amies, un sourire discret sur ses lèvres. Lucas resta figé, surpris par l’intensité de cet échange si bref. Il ne comprenait pas pourquoi elle accaparait son attention de cette manière. Il était venu prêter main forte à son frère, une parenthèse entre deux chantiers, pas pour rentrer accompagné.
— Je te l'avais dit, non ? glissa Adam en passant près de lui.
— Arrête, c’est juste une cliente, répliqua Lucas.
Adam secoua la tête en ricanant.
— Si tu le dis…
Lucas ne pouvait détacher ses yeux de la jeune femme, qui s’amusait tout en gardant une certaine réserve. Ce mélange de grâce et de mystère le troublait de plus en plus. Il les vit trinquer et ses deux amies chuchotèrent en l’épiant.
Merde, elles l'avaient grillé.
Elle se leva et se dirigea vers le bar. Sa démarche plus assurée piqua sa curiosité. Leurs regards se croisèrent de nouveau, et il sentit une tension inexplicable. Elle se pencha légèrement en avant, le regardant avec une lueur malicieuse.
— Tu travailles ici depuis longtemps ? demanda-t-elle en tendant son verre vide.
Amusé par le quiproquo, Lucas retint un sourire.
— Pas vraiment, non. Ce n'est pas mon métier. Je dépanne mon frère, expliqua-t-il.
Elle haussa un sourcil, intriguée.
— Oh ? C’est ta couverture. Que fais-tu le jour, donc ?
Lucas éclata de rire.
— Je suis architecte.
Elle sembla surprise, échangeant un regard complice avec ses amies.
— Alors j’ai laissé un architecte improviser mes cocktails toute la soirée ? Ça explique pourquoi ils étaient… spéciaux.
Lucas pouffa.
— Spéciaux ? Ils n’étaient pas mauvais, si ? s’indigna-t-il, une main sur le cœur.
Elle se contenta de sourire, levant son verre.
— Disons qu'ils avaient un petit goût... unique. J’apprécie l’effort.
— Alors, vous fêtez quelque chose toutes les trois ? demanda-t-il pour prolonger l'instant.
— Mon anniversaire. Ces deux-là m’ont kidnappée pour le célébrer, dit-elle en désignant leur table.
— Dans ce cas, joyeux anniversaire… laissa-t-il en suspens.
— Charlotte.
Le léger trouble qui passa sur son visage ne lui échappa pas.
— Joyeux anniversaire, Charlotte, murmura-t-il, savourant chaque syllabe.
Elle le remercia, troublée, et il comprit qu'il avait éveillé en elle la même curiosité. Inspiré, il improvisa pour la retenir encore un peu.
— Je m’appelle Lucas. À l’Alambic, on a une petite tradition : si c’est ton anniversaire, tu as le droit de trinquer avec le barman et de choisir une chanson.
Elle leva un sourcil, un air espiègle, éclairant ses traits.
— Et je peux choisir mon barman ?
À peine les mots franchis, Charlotte hoqueta, comme surprise par sa propre audace. Ses doigts se réfugièrent aussitôt sur son médaillon.
— Désolée, je… hum…d’ordinaire je ne suis pas comme ça…, avoua-t-elle, le regard fixé sur ses chaussures.
Lucas capta son trouble et sans hésitation, lui porta secours.
— C’est ta couverture ? Que fais-tu de jour ? joua-t-il en reprenant sa propre réplique.
Charlotte releva la tête, surprise, puis sirota sa boisson, élaborant une réponse. La lueur joueuse dans son regard était revenue. Elle l’invita d’un geste de l’index à se pencher et lui souffla.
— C’est top secret. Si je te le dis, je serai ensuite obligée de te faire disparaître.
Lucas pouffa, amusé par sa répartie.
— Rien que ça ?
Elle haussa les épaules, malicieuse.
— La nuit, je suis juste quelqu’un qui échappe à son quotidien, confia-t-elle avec un accent de sincérité.
Ses mots firent échos en Lucas. Échapper à leur quotidien serait donc leur adage pour la soirée. Il s’apprêtait à répondre lorsqu’une voix le coupa.
— Je suis Adam, le barman de service pour toute faveur musicale, plaisanta son frère en inclinant la tête. Et le plus talentueux des frères North, ajouta-t-il en remuant les sourcils.
Charlotte pouffa et reporta son regard sur Lucas.
Malgré leur carrure, grand et plutôt mince, Adam avait hérité du côté lumineux de leur mère, sa blondeur et ses yeux verts, quand Lucas avait reçu de son père sa chevelure châtain épaisse et de ses yeux noisette.
Lucas vit dans le dos de Charlotte ses amies arriver.
— Alors, on vient chercher nos verres qui ont l'air de vouloir rester ici, déclara la blonde.
Charlotte rougit et Lucas lui vint à l'aide.
— C'est ma faute, j'expliquais à votre amie le traitement de faveur que le club pour les anniversaires.
— Ah oui, on appelle ça des “faveurs” de nos jours, ricana la plus grande du trio.
Lucas se mit à rire à gorge déployée, ainsi qu'Adam. Charlotte n’apprécia pas l’allusion et la fusilla du regard en pinçant les lèvres.
— Lucas m'offre un verre et j'ai le droit de choisir une chanson, résuma Charlotte.
— Ce qui inclut ses copines aussi, ajouta Adam.
Les yeux d’Adam bifurquèrent rapidement vers ses amies et Charlotte en profita pour présenter les deux jeunes femmes - Diane pour la plus exubérante et Daphne pour la blonde discrète - et les frères en firent de même. Adam envoya un barman dans la salle pour remplacer Lucas et le groupe sortit sur le rooftop où l’ambiance était moins bruyante et propice à la discussion.
Ils s’installèrent sur un canapé près du comptoir, pour pouvoir servir les clients.
— À celle qui a vingt-cinq ans depuis dix ans ! ricana Diane.
Charlotte grimaça et lui tira la langue en la traitant de vipère.
— À Charlie ! trinqua Lucas pour détourner l’attention.
— À une soirée inoubliable, merci beaucoup, répondit timidement l’intéressée.
Charlotte leva son verre, son sourire teinté de gêne. Lucas remarqua qu’elle commençait à se détendre malgré elle.
Ils échangèrent un regard complice, et son cœur battre plus vite. Elle était différente, ça, il le sentait. Et même s’il ne connaissait rien d’elle, il espérait secrètement que la soirée ne s’arrête pas là.