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1 - Un corps parmi tant d'autres
2 - L'obsession
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corElla08
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Un corps parmi tant d'autres

La lumière crue des néons soulignait les angles froids de la morgue, projetant des ombres acérées sur les murs immaculés. L'odeur métallique du sang flottait encore, malgré les protocoles stricts de désinfection, s'infiltrant sournoisement dans l'air glacial. L'espace était silencieux, oppressant, à l'exception du bourdonnement monotone des lampes suspendues au plafond.

Eve Sinclair ajusta ses gants en latex avant de tirer lentement le drap blanc recouvrant le corps sur la table d'autopsie. L'habitude aurait dû atténuer l'impact de ce qu'elle s'apprêtait à voir. Pourtant, à chaque nouvelle victime du Juge, elle ressentait toujours cette même tension, cette même anticipation glacée qui lui nouait l'estomac.

Le cadavre était méconnaissable.

Le visage de l'homme, autrefois celui d'un quadragénaire ordinaire, avait été méthodiquement détruit. Ses traits avaient été réduits en un amas informe de chair lacérée, d'os brisés et de sang séché. Ses yeux avaient été arrachés, remplacés par le néant noir de ses orbites béantes. Les lèvres, déchirées, dévoilaient des dents brisées dans un rictus figé et macabre.

Mais Eve n'était pas du genre à détourner le regard.

Elle laissa ses yeux dériver sur les poignets de la victime, attachés dans le dos par une corde en nylon. La peau était abrasée, rougie par la lutte désespérée qu'il avait menée avant de succomber. Il avait essayé de s'enfuir. En vain.

Le Juge ne laissait jamais à ses proies la moindre échappatoire.

Mais ce qui attira réellement son attention, ce qui lui fit retenir son souffle, ce fut le message gravé à même la chair sur la poitrine du cadavre.

Un message qu'elle connaissait trop bien.

"Fiat justitia ruat caelum."

La voix d'Eve brisa le silence pesant de la pièce lorsqu'elle traduisit doucement ces mots.

— Que la justice soit faite, même si les cieux doivent s'effondrer...

Un frisson coula le long de sa colonne vertébrale.

C'était toujours en latin. Toujours une phrase qui laissait entendre que le Juge ne se voyait pas comme un simple assassin. Non, il se percevait comme un instrument de justice. Un exécuteur.

Ses meurtres n'étaient pas de simples actes de cruauté. Ils étaient un message.

Un code moral gravé dans le sang et la chair de ses victimes.

— Dr Sinclair ?

Eve détourna lentement les yeux de la dépouille pour croiser le regard hésitant de l'un des assistants légistes. Il paraissait mal à l'aise, le teint légèrement pâle sous la lumière artificielle.

— Vous êtes prête à commencer ?

Elle hocha la tête et attrapa un scalpel, sentant le poids de l'instant peser sur ses épaules.

— Commençons.

***

La lame d'acier glissa sur la peau glacée du cadavre, traçant une ligne nette sur l'abdomen. La précision de ses gestes était mécanique, le fruit de plusieurs années d'expérience. Autour d'elle, l'équipe médicale enregistrait chaque détail, consignant méticuleusement ses observations.

— Hémorragie massive causée par des lacérations profondes au niveau du thorax, annonça-t-elle d'une voix posée. Les blessures post-mortem sont nombreuses, mais la cause principale du décès semble être un traumatisme thoracique sévère, probablement une perforation pulmonaire.

Un silence suivi tandis qu'un des assistants notait ses paroles.

— Vous pensez qu'il était encore conscient quand il a été attaqué ?

Eve examina les hématomes, la rigidité des muscles.

— Oui, il a souffert.

Elle marqua une pause, son regard s'attardant sur les lacérations symétriques parcourant la cage thoracique.

— Mais ce n'était pas un simple massacre, ajouta-t-elle plus bas. Il n'y a rien de désordonné ici. Rien d'impulsif.

Ses doigts effleurèrent du bout des gants l'une des entailles, presque fascinée malgré elle par leur précision chirurgicale.

— Tout a un but, continua-t-elle. Chaque coup a été porté avec une maîtrise parfaite.

Elle leva les yeux vers les assistants légistes qui la regardaient avec une nervosité palpable.

— Ce n'est pas qu'un tueur en série.

— Alors quoi ? demanda l'un d'eux, légèrement tendu.

Eve observa de nouveau le cadavre, son regard s'attardant sur la sentence gravée dans la chair.

— C'est un juge, répondit-elle enfin.

Un frisson parcourut la salle.

***

Plus tard, La salle de réunion était plongée dans un silence pesant, uniquement troublé par le bourdonnement discret du projecteur affichant une série d'images sur l'écran principal. Des photos de cadavres mutilés défilaient, chacune racontant une histoire de violence et de vengeance.

Les enquêteurs étaient tous là, assis autour de la grande table en bois sombre, le visage fermé. Certains griffonnaient sur leur carnet, d'autres faisaient mine de lire les dossiers placés devant eux. Mais tous, sans exception, ressentaient le poids de l'affaire sur leurs épaules.

Eve était debout, près de l'écran, une télécommande dans la main. Elle laissa les images défiler, avant de s'arrêter sur la dernière victime du Juge : Thomas Becker, quarante-deux ans, retrouvé trois jours plus tôt, le corps atrocement mutilé, une citation latine gravée à même la chair.

Elle inspira profondément avant de prendre la parole.

— J'ai terminé l'autopsie ce matin, annonça-t-elle d'un ton neutre.

Tous les regards se tournèrent vers elle.

Elle fit apparaître les clichés de son rapport médico-légal sur l'écran, affichant un premier plan du torse du défunt. Des entailles profondes parcouraient sa peau en un dessin chaotique de souffrance et de sang séché. L'image était difficile à soutenir, même pour des enquêteurs aguerris.

— La victime est morte d'une hémorragie massive causée par plusieurs lacérations au niveau du thorax et de l'abdomen, expliqua-t-elle. La plupart des blessures ont été infligées post-mortem, ce qui signifie que le tueur ne cherchait pas à prolonger la souffrance. Il n'y a aucune trace de lutte, ce qui laisse penser que la victime a été maîtrisée rapidement, probablement droguée ou assommée avant l'attaque.

Elle appuya sur un bouton et fit apparaître un autre cliché.

— Cependant, cette entaille-là...

Elle zooma sur une coupure verticale située sous les côtes.

— ... a été faite alors que Becker était encore conscient.

Un murmure s'éleva dans la salle.

— Il voulait qu'il ressente au moins une partie de sa mort, observa l'agent Miller en croisant les bras.

Eve hocha la tête.

— Oui, mais ce n'est pas la première fois. Le Juge laisse toujours une trace de souffrance, comme un dernier message avant d'achever sa victime.

Elle fit défiler les clichés des corps précédents.

— Et comme toujours, il a laissé une inscription.

L'écran afficha alors la dernière citation du tueur, marquée au fer rouge sur la poitrine de Becker.

Fiat justitia ruat caelum.

Eve se tourna vers ses collègues.

— "Que la justice soit faite, même si les cieux doivent s'effondrer."

Un silence pesant s'installa.

Rodriguez fut le premier à réagir.

— Putain, ce mec se prend vraiment pour Dieu.

Miller secoua la tête avec exaspération.

— Encore un taré qui pense pouvoir rendre la justice à sa manière. Ce connard est peut-être plus organisé que la plupart des psychopathes qu'on arrête, mais au fond, c'est juste un malade de plus.

Eve fronça légèrement les sourcils.

— Je ne suis pas d'accord.

Les têtes se tournèrent vers elle.

— Le Juge ne choisit pas ses victimes au hasard, continua-t-elle en feuilletant ses notes. Il ne tue pas par plaisir ou impulsion. Toutes ses cibles ont un point commun.

Elle changea d'écran pour afficher un tableau contenant les profils des victimes.

— Ce sont tous des hommes ayant été accusés d'abus ou de violences envers des femmes. Agressions, viols, violences conjugales... Mais aucun d'eux n'a été condamné. Soit grâce à de bons avocats, soit par manque de preuves, soit à cause de victimes trop effrayées pour témoigner.

Elle fit une pause, scannant la salle du regard.

— Il ne tue pas au hasard. Il exécute des hommes qui, selon lui, ont échappé à la justice.

Miller ricana.

— Qu'est-ce que tu essaies de dire, Sinclair ? Que ce type est un putain de héros ?

Elle soutint son regard sans ciller.

— Je dis qu'il suit un code. Qu'il ne tue pas sans raison.

— C'est un psychopathe, trancha Rodriguez. Tu l'as dit toi-même : il marque ses victimes comme du bétail et les massacre au point de les rendre méconnaissables.

Eve inclina légèrement la tête.

— Et si, pour lui, la justice et la vengeance étaient indissociables ?

Un silence pesant s'abattit à nouveau sur la pièce.

Elle savait ce qu'ils pensaient. Qu'elle frôlait une ligne dangereuse entre analyse professionnelle et fascination.

Et pourtant, elle ne pouvait s'empêcher de s'interroger.

Le Juge était méthodique, précis, organisé. Il ne laissait aucune trace. Il ne commettait pas d'erreur. Il était presque invisible, un fantôme opérant dans l'ombre.

Qui pouvait être capable d'un tel niveau de contrôle ?

La porte s'ouvrit doucement, sans précipitation. Pourtant, ce simple geste suffit à imposer un silence immédiat dans la pièce.

Les conversations s'éteignirent aussitôt, comme fauchées par une force invisible. Certains policiers cessèrent de griffonner leurs notes, d'autres redressèrent la tête, alertes, comme si un prédateur venait d'entrer sur leur territoire. L'air semblait s'être alourdi d'un coup, chargé d'une tension presque tangible.

Adrian Lancaster venait d'arriver.

Il entra avec cette démarche lente et maîtrisée qui lui était propre, un mélange d'assurance tranquille et de contrôle absolu. Son costume impeccablement ajusté ne montrait aucun pli, pas une trace de fatigue ou de négligence. Chaque détail de son apparence respirait la discipline et la rigueur, comme si rien ne pouvait le perturber.

Mais ce n'était pas son allure qui imposait ce silence.

C'était lui.

Sa présence seule suffisait à écraser tout bruit, à faire peser sur chacun ce poids invisible, cette sensation d'être observé, disséqué, évalué.

Eve ne bougea pas.

Elle suivit du regard le capitaine alors qu'il avançait lentement vers la table de réunion. Il ne regardait personne en particulier, et pourtant, il donnait l'impression de voir tout le monde.

Son regard.

D'un bleu glacial, presque irréel sous les lumières crues de la salle. Distant, perçant, dénué de la moindre trace d'émotion.

C'était ce regard qui rendait les autres nerveux.

Parce qu'il ne laissait rien transparaître.

Pas de colère, pas d'exaspération, pas même une pointe d'agacement. Juste cette froideur absolue, cette maîtrise parfaite qui le rendait aussi insondable qu'une lame d'acier poli.

Il atteignit la table et s'arrêta, laissant un court silence s'installer. Puis, d'une voix posée, il lâcha simplement :

— L'analyse du Dr. Sinclair n'est pas dénuée de sens.

Sa voix brisa le silence comme un coup de scalpel.

Eve sentit plusieurs regards surpris se poser sur elle.

Personne ne s'attendait à ça.

Jusqu'ici, toute tentative de rationaliser les actes du Juge avait été rejetée par l'équipe comme une tentative inconsciente de sympathiser avec un meurtrier. L'idée même que ce tueur puisse suivre une logique autre que celle d'un psychopathe pur et dur était aussitôt balayée par des arguments froids et catégoriques.

Mais Adrian Lancaster n'avait pas balayé son raisonnement.

Il l'avait validé.

Miller s'agita sur sa chaise, lançant un regard inquiet à ses collègues avant de reporter son attention sur leur capitaine.

— Attendez... Vous voulez dire que vous pensez qu'il croit vraiment rendre la justice ?

Adrian tourna lentement la tête vers lui.

Ce fut un mouvement presque imperceptible, sans agressivité, et pourtant, Miller pâlit légèrement sous ce regard glacial.

— Ce n'est pas une question de croyance, répondit Adrian d'un ton calme, mesuré. C'est une certitude.

Miller se figea.

Rodriguez fronça les sourcils.

— Vous insinuez qu'il a un code moral ? Qu'il ne tue pas juste pour le plaisir ?

Adrian ne répondit pas immédiatement.

Il fit lentement glisser son regard sur chacun des enquêteurs présents, évaluant leur réaction avant de reprendre d'un ton toujours aussi neutre :

— Ce tueur ne se considère peut-être pas comme un criminel, mais comme quelqu'un qui rétablit un équilibre faussé par le système.

Silence.

Eve observait.

Elle ne bougeait pas, ne disait rien.

Elle se contentait d'analyser.

Adrian parlait du Juge avec une aisance troublante.

Il ne le qualifiait pas de monstre, ni même de psychopathe. Il ne se lançait pas dans de longues tirades sur la nécessité de l'arrêter.

Il se contentait d'exposer les faits.

Comme s'il comprenait.

Comme si, quelque part, il le voyait d'un œil bien plus nuancé que ses collègues ne pourraient jamais l'admettre.

Eve sentit un frisson glisser le long de sa colonne vertébrale.

Pas de peur.

Pas exactement.

Mais quelque chose d'instinctif.

Un murmure au fond d'elle qui lui disait que cet homme, ce capitaine de police si froid, si méthodique, n'était peut-être pas si différent du tueur qu'ils traquaient.

Adrian avança d'un pas, posant une main sur la table. Ses doigts effleurèrent le bois poli alors qu'il abaissait légèrement la voix, la rendant plus grave, plus... intime.

— Mais qu'importe sa vision des choses.

Son regard s'ancrant dans celui d'Eve, comme s'il testait sa réaction.

— Un homme qui tue ainsi est un homme qui doit être traqué.

Un silence glacé s'abattit sur la salle.

Les enquêteurs opinèrent lentement, certains baissant la tête pour éviter son regard.

Mais Eve...

Elle ne détourna pas les yeux.

Elle continua à l'observer, à scruter la moindre nuance dans ses paroles, la moindre trace d'émotion cachée derrière cette façade de glace.

Elle ne vit rien.

Rien d'autre que ce masque parfait.

Et pourtant...

Le brouhaha des conversations s'était atténué peu à peu alors que les enquêteurs quittaient la salle de réunion. Certains discutaient encore à voix basse, échangeant des théories, des doutes, des spéculations sur l'affaire qui les obsédait tous depuis des mois. D'autres, fatigués, se contentaient de ramasser leurs dossiers et de filer sans un mot.

Eve, elle, ne bougeait pas.

Assise à la même place, elle feuilletait distraitement ses notes, ses doigts jouant avec le coin d'une page, mais son attention était ailleurs.

Son regard se posait en biais, discret, sur Adrian Lancaster.

Le capitaine était resté à sa place, debout près de la table, relisant des documents sans prêter attention au mouvement autour de lui. Son visage, comme toujours, ne laissait rien transparaître.

Glacial.

Impassible.

Aucun signe de fatigue, aucun agacement.

Il était d'un calme presque inhumain.

Eve se mordit légèrement la lèvre, se forçant à détourner les yeux avant qu'il ne la surprenne en train de l'observer.

Pourquoi ?

Pourquoi son analyse ne l'avait-elle pas fait réagir comme les autres ?

Pourquoi, au lieu de la contredire ou de la balayer d'un revers de main, l'avait-il validée ?

Eve était habituée à ce que ses collègues la contredisent, à ce que ses réflexions sur le Juge soient perçues comme trop indulgentes, trop analytiques. D'habitude, on lui rappelait qu'un tueur en série restait un tueur, qu'il n'y avait pas à chercher de logique ou de justification derrière ses actes.

Mais Adrian Lancaster...

Il avait dit qu'elle n'avait pas tort.

Il avait dit que ce tueur ne se considérait peut-être pas comme un criminel, mais comme quelqu'un qui rétablissait un équilibre.

Et surtout...

Il l'avait regardée.

Droit dans les yeux.

Comme s'il cherchait quelque chose en elle.

Elle ne savait pas quoi.

Mais elle savait que ce regard-là, cette intensité froide et maîtrisée, n'avait rien d'anodin.

Un frisson la parcourut.

— Tu comptes rester là encore longtemps ?

La voix de Miller la tira brusquement de ses pensées. Elle releva la tête et le vit lui lancer un regard moqueur tout en empilant ses dossiers.

— Je me demandais si t'étais en train de résoudre l'affaire dans ta tête ou si t'avais juste buggé.

Eve roula des yeux.

— Très drôle, Miller.

— Toujours.

Il lui lança un clin d'œil avant de quitter la salle, laissant la porte se refermer derrière lui.

Elle soupira et referma son carnet. Il fallait qu'elle arrête d'analyser Adrian Lancaster comme s'il était une énigme à résoudre.

Et pourtant...

Un dernier coup d'œil en direction du capitaine, toujours absorbé par ses dossiers.

Comme s'il n'avait pas conscience du poids de son regard sur lui.

Ou peut-être, justement, comme s'il en avait parfaitement conscience.

Elle se leva finalement, récupérant ses affaires avant de quitter la salle.

Mais tandis qu'elle marchait dans le couloir, une sensation étrange l'envahit.

Une impression d'être observée.

Elle s'arrêta un instant, jetant un regard autour d'elle. Le couloir était désert, seules les lumières blafardes du commissariat éclairaient les murs fatigués.

Personne.

Elle secoua la tête, se maudissant intérieurement.

Trop de travail, trop d'heures passées à analyser des corps mutilés et des tueurs insaisissables. Voilà ce que ça faisait.

Elle inspira profondément et reprit sa marche.

Mais cette sensation ne la quitta pas.

Quelque part, dans l'ombre, quelqu'un la regardait encore.

Et le jeu ne faisait que commencer.

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