Mes yeux sont irrités. Je lutte pour ne pas les fermer. Je sens que si je le fais, je vais m'endormir. Je les essuie avec le revers de mes mains avant de lâcher un bâillement.
— Un peu de retenue ! s'exclame madame Villeneuve.
— Désolée, réponds-je.
Charles me donne un léger coup de coude. Je bois une gorgée de mon champagne sans alcool dans le but de me réveiller. Les gens qui disent que le bal des finissants est une expérience incroyable sont des menteurs ! Je ne me souviens pas de la dernière période où je me suis autant ennuyée. Je regrette d'avoir attendu cette soirée avec impatience. Nous sommes assis à des tables et nous devons écouter nos enseignants radoter sur notre passage dans la polyvalente.
Je ne suis pas surprise de réaliser que la plupart du temps, c'est madame Gauthier qui est sur l'estrade. Elle est à l'origine de presque l'entièreté des activités étudiantes. Une fois, elle avait organisé un club de jeux de société. Évidemment, il n'avait pas fait fureur. Elle n'arrêtait pas de faire la tournée des classes afin d'effectuer sa promotion. Peu importe le moment de la journée, elle est assise derrière son bureau à corriger des copies. Je la plains. Sa vie personnelle ne doit pas être fameuse pour qu'elle soit si impliquée dans son travail.
Mes prunelles papillonnent la salle d'hôtel où nous sommes. Elle a été décorée adéquatement pour l'occasion. Il y a des balloons qui sont éparpillées un peu partout et des guirlandes lumineuses créent une atmosphère chaleureuse. Mon inspection s'arrête sur Noah, qui est installé avec sa gang à une table un peu à l'écart. J'ai l'impression que son costume le met en valeur. Je me mords la lèvre inférieure à la suite de cette pensée. Il se tourne en ma direction. Il me fixe un instant puis me fait une grimace. Je pouffe. Madame Villeneuve et Raphaëlle me lancent un regard menaçant. Honteuse, je m'enfonce dans ma chaise. La professeure en face délaisse son monologue pour attribuer des certificats aux élèves qui se sont démarqués durant ces dernières années. Je l'écoute d'une oreille distraite.
— Le prochain prix s'adresse à un élève qui est persévérant. Il s'est amélioré de façon régulière et significative depuis son arrivée dans notre établissement. Nous reconnaissons la constance et la volonté qu'il a de réussir.... J'invite Charlotte Bernier à venir me rejoindre !
Mon organe cesse de battre pendant une fraction de seconde. Lorsqu'il recommence à fonctionner, j'ai la sensation qu'il va s'échapper de ma poitrine. Le silence de la pièce est remplacé par des applaudissements. Mes membres sont devenus paralysés, je n'arrive plus à produire le moindre mouvement. Je déteste être devant un groupe, qu'on m'examine. J'ai déjà parlé de ce problème à quelques individus et ils m'ont suggéré d'imaginer la foule nue, que cela rendait l'instant davantage amusant. De mon côté, cela fait juste accroître ma gêne. Quelqu'un m'observe. Je constate qu'il s'agit de Samuel. Il a remarqué que je n'étais pas à l'aise.
— Ça va bien aller, déclare-t-il.
Quoi qu'il en soit, je n'ai pas vraiment le choix de bouger. Après avoir pris une profonde inspiration, je me lève. Les jambes en compote, c'est avec difficulté que je marche jusqu'à la scène. L'enseignante me distribue mon certificat et je la remercie. Malgré la situation, je suis heureuse. C'est satisfaisant de constater qu'on reconnaît mon acharnement. D'habitude, j'ai seulement le droit aux reproches de ma génitrice.
— Charlotte est réservée, mais à la longue, elle est parvenue à sortir de sa coquille. Quant à ses résultats scolaires, ils n'ont pas cessé d'augmenter. Elle est une personne motivée et ambitieuse. Je suis certaine qu'elle accomplira de grandes choses. Mes collègues et moi avons particulièrement été impressionnés par son projet intégrateur. Puisque Noah a beaucoup contribué à sa réalisation, je l'invite à se joindre à nous !
Avant de me rendre à mon premier cours, un sans-abri m'avait demandé de l'argent pendant que je guettais l'arrivée de mon autobus. Je lui en avais offert puis on avait discuté ensuite. En fait, c'était surtout lui qui parlait, étant donné que je ne suis pas sereine en présence d'étrangers. C'était naturellement que j'avais eu l'idée de leur créer une cabine, afin qu'ils puissent avoir un lieu où se cacher durant le froid hivernal. Mon binôme l'avait approuvée.
Notre capsule a été fabriquée avec du bois et de l'acier qui traînait dans le garage de son domicile. Sa mère nous avait aidés, vu qu'elle travaille dans la construction. Par la suite, Noah a envoyé un courriel à notre maire pour lui proposer d'en bénéficier. Je croyais qu'on allait obtenir aucun retour. Néanmoins, je me suis trompée. Il a accepté et nous en avons bâti une autre puisqu'il nous restait du matériaux. Elles sont actuellement dans les deux parcs les plus fréquentés de la ville et il y a du monde qui les utilise. Contrairement à ce que ma génitrice pensait, elles ne servent pas de refuge pour les drogués et les délinquants ne les ont pas ciblés pour en faire du vandalisme.
— Tu es la meilleure, me chuchote Noah à l'oreille.
Un frisson agréable parcourt mon corps. Les individus se remettent à nous féliciter. Mes yeux se posent sur madame Villeneuve. C'est à cause d'elle s'il est entré dans ma vie. Je me sens constamment en décalage avec les gens. J'ai l'impression qu'ils me jugent. À chaque moment où je leur parle des sujets qui me font vibrer, ils me dévisagent. Lorsque je mentionne mes problèmes d'anxiété, ils me répondent que j'exagère et qu'il suffit que je fasse des efforts. Cette sensation ne me quitte pas, même en compagnie de mes amis. Ils sont respectueux. Néanmoins, parfois, cela se voit qu'ils ne me comprennent pas.
C'est uniquement avec Noah que je suis à l'aise. J'ai l'impression d'être normale. Il a toujours été tolérant à mon égard. Cela ne l'intéresse pas forcément, mais il demeure attentif à mes propos. Quand je fais une crise de panique, il prend le temps de me réconforter. Le jour où nous avons dû présenter nos projets restera gravé dans ma mémoire. L'école avait préparé une foire. C'était la première fois que je parlais à une foule aussi grande et je crois que, sans lui, je n'y serais jamais parvenue. Ce qui nous rapproche par-dessus tout, c'est que son père l'a également abandonné. Il connaît ce sentiment d'être un fardeau. C'est pour ces raisons que je suis autant attachée à ce garçon.
Après le repas, je réalise que finalement, le bal n'est pas si horrible. Les professeurs ont fermé leur bouche. Des néons parcellent l'endroit de couleurs. Je danse avec ma bande et m'amuse. L'ambiance énergique devient calme. Samuel saisit ma paume afin de me tirer vers lui. Mon visage se retrouve appuyé contre son torse. J'entends son cœur s'affoler. Il va vraiment falloir que je discute avec lui. Cela ne peut pas continuer. Je me recule et pose mes mains sur ses épaules. Pour sa part, il met les siennes sur mes hanches. On se laisse porter par la musique.
Le comportement de Noah m'énerve. J'aurais tellement aimé qu'on soit ensemble, qu'il fasse des activités avec mes amis, qu'il rencontre ma mère. Je jette un œil en sa direction. Il est avec une des filles de son groupe. Je ne comprends pas pourquoi il s'inflige cela. Il a l'air de s'ennuyer. Mes iris entrent en contact avec les siens. Je plonge à l'intérieur d'eux et me noie dans mes pensées. Il est maintenant mon cavalier. On se déplace en harmonie, presque en flottant, enfermés dans une bulle de douceur et de complicité.