Pratiquement trois semaines étaient passées et le groupe de recrues évoluait petit à petit, autant pour la cohésion d'équipe que la communication. Au départ, il craignait que Nathanaël ne pût jamais s'habituer à ce nouvel environnement, mais Carlos lui avait rapporté des progrès intéressants, qu'il pouvait aussi constater chez lui : même s'il restait toujours discret et timide dans ses interactions, il tentait néanmoins de parler avec les autres et ses réponses ne se limitaient plus à des bégaiements, mais de vraies phrases. Encore ce matin, en faisant leur petit-déjeuner — Nathanaël avait pris la charge des repas faits maison —, leurs discussions demeuraient normales, bien que courtes. Emmanuelle lui expliquait aussi voir une belle évolution chez lui, lente pour l'instant, mais chaque petit pas était à valoriser. C'était pourquoi il avait pris une certaine confiance sur le dénouement de cette période d'essai.
— Vous voulez donc n'en garder qu'un seul ?
Isaac, Bong-cha et Ulysse se tenaient devant lui, tous les trois les bras croisés et les sourcils haussés. Andreas s'enfonça dans son siège et leva les yeux au plafond, les doigts entrelacés entre eux alors qu'il soupirait.
— C'était mon idée dès le départ. Je ne peux pas agrandir notre équipe de manière drastique au risque de créer une discorde. Trop de stylistes tuent le stylisme.
— Mais tout de même, intervint Isaac, c'est toujours mieux d'avoir sous la main plusieurs perles rares plutôt qu'une seule...
— Tu te souviens ce qui est arrivé à la marque Guetsa ? Ils ont voulu faire la même chose : rassembler plusieurs génies de la mode au même endroit. Résultat des courses ? La discorde a éclaté entre eux, les différences d'opinion ne plaisaient pas et chacun restait sur sa position concernant les choix des collections, de la direction artistique à adopter. Plus il y a de personnes dans un groupe, plus les conflits se multiplient, en particulier dans ce domaine. À la fin, ils ont fermé leurs entreprises après le départ de plusieurs d'entre eux, qui se considéraient mieux valoir qu'un autre, car ils se voyaient tous comme des « génies ».
— Pourquoi ce serait différent si nous en recrutons qu'un seul ?
— C'est plus facile de dresser une seule personne plutôt que trois, supposa Bong-cha, puis leur cohésion d'équipe reste à désirer, je suppose que vous l'avez remarqué, M. Iliadis.
— Oui, alors je préfère éviter des disputes incessantes juste à cause d'une divergence d'opinion. L'équipe officielle saura calmer notre nouvelle recrue et la remettre à sa place si nécessaire. Cela aurait été plus difficile si nous recrutions les trois en même temps...
Deux coups à la porte le coupèrent dans son élan et Andreas haussa un sourcil, agacé de se faire interrompre en pleine réunion improvisée. Il lança un simple « Entrez. » et une petite tête brune dépassa l'encadrement de la porte, la mine embarrassée.
— Je suis désolé de vous déranger, souffla Nathanaël, mais j'ai un document de Carlos à vous donner...
— Eh bien, viens, soupira le PDG, pose-le sur mon bureau.
Il se hâta et salua rapidement les autres, l'expression pressée de s'enfuir et les pas trottinant de gêne. Andreas le détailla furtivement, satisfait de voir que ses joues creusées s'étaient un peu remplies et que son aspect général laissait entrevoir une amélioration physique pour une meilleure hygiène de vie. Même sa peau, plutôt sèche et tachée au départ, avait repris une teinte moins pâle, plus vivante, accentuant quelque peu ses délicieuses cicatrices à son œil et sur sa joue. Ses lèvres craquelées paraissaient plus rosées et hydratées. Nathanaël posa enfin la petite pile de feuilles agrafées sur son bureau et il s'excusa à nouveau sans croiser une seule fois son regard avant de quitter la pièce.
Il n'arrivait toujours pas à soutenir un contact visuel, mais qu'importait. Au moins, il pouvait travailler et communiquer avec les autres de manière convenable. Quand il reporta son attention sur son auditoire, la mine effarée de Bong-cha et celles dubitatives d'Ulysse et Isaac lui arrachèrent un râle.
— Un problème ?
— ... Même si vous dites les mettre en compétition, votre choix est quelque part déjà fait, non ? exposa la Coréenne.
— Absolument pas, je dois voir comment ils se comportent sous pression, maugréa Andreas. Qu'est-ce qui te fait dire que j'ai déjà opté pour quelqu'un en particulier ?
— Votre traitement de faveur pour Nathanaël, hasarda Ulysse avec ses mains croisées derrière son dos, vous le mettez souvent sur un piédestal concernant son dit talent.
— Dire la vérité est un traitement de faveur, maintenant ?
Les trois personnes devant lui se lancèrent des regards en biais et il claqua sa langue contre son palais, conscient qu'ils ne lui disaient certainement pas tout. Plutôt que de s'aventurer sur un terrain dangereux, il opta pour un changement de sujet radical et se leva de sa chaise pour se diriger vers la sortie.
— Je dois aller voir les avancées sur les futures propositions pour le Défilé des Fleurs, alors retournez travailler sur la publicité de Dalestio et l'entretien de nos bonnes collaborations à la place de raconter des inepties sans nom. Ah, personne, interpella-t-il en direction d'Ulysse, les organisateurs du défilé m'ont appelé, note un rendez-vous pour le 17 janvier à 15 H à la maison des travailleurs.
Sur ces mots, il les laissa partir en premier, tous affichant une mine dépitée face à son attitude, mais il n'avait cure de leurs problèmes et il finit par refermer derrière eux. Il descendit les trois marches pour atteindre l'espace dédié à la création de leurs prochaines collections et un petit rassemblement s'était fait plus loin, avec son équipe officielle et les trois nouveaux.
— Vous voyez ça ? s'exclama Carlos de vive voix. C'est absolument ce qu'il ne faut pas faire dans notre monde.
— Tu dis ça seulement parce que tu n'apprécies pas ma façon de voir les choses, souligna Elisabeth Joly en passant une main dans ses cheveux blancs.
— En même temps, ton monde semble si terne...
— Je peux savoir pourquoi vous vous disputez, encore ?
Son intervention les calma tous directement et Margaux lui adressa simplement un sourire mielleux tandis qu'elle lui tendait quelques ébauches, ses mains parfaitement entretenues et manucurées le dégoûtaient.
— Ils se chamaillent encore sur leur vision de la mode, gloussa-t-elle, si vous voulez, j'ai quelques idées de collections pour le Défilé.
Andreas la dévisagea, son parfum vanillé lui piquait le nez tandis qu'il agrippa son tas de chiffons avec une brusquerie qui fit sursauter Nathanaël. Il survola toutes les pages, les sourcils froncés, et il pesta avant de les balancer sur un des bureaux, Margaux se décomposa sous ses yeux alors qu'elle loucha sur ses créations.
— Si tu voulais faire pire que la dernière fois, c'est bien joué, tonna Andreas sans la quitter du regard. Parfois, je me demande si tu ne fais pas exprès.
— M. Iliadis..., tenta d'intervenir Elisabeth mais Carlos la retint.
— La prochaine fois, j'aimerais que tu fasses un peu plus d'efforts pour me proposer de vraies idées. Pas des chiffons comme ça.
— Mais c'est intéressant pourtant...
La petite voix de Nathanaël retentit faiblement, mais tout le monde la perçut directement et Andreas se tourna vers lui, les yeux écarquillés de stupeur. Il vit tout le groupe se tendre à sa simple gestuelle et il se focalisa sur son colocataire, légèrement penché sur le bureau, sans se rendre compte de ce qu'il se passait. Au moment où il se redressa et constata la situation, il le vit pâlir à vue d'œil. Le PDG attrapa la pile de feuilles, la mâchoire contractée et un sourcil haussé.
— Ce... ce n'est pas..., tenta Nathanaël, en vain.
— Intéressant, tu dis ? souffla Andreas en lui mettant les ébauches entre ses mains tremblantes. Explique-moi en quoi.
Son locuteur baragouina dans sa barbe, incapable d'affronter son regard, et sa posture lui donnait l'allure d'un petit chien sur le point de se faire dévorer. Son nez se fronça et il soupira un bon coup en fermant les yeux : avait-il été trop brusque avec lui ? Ses mots trop durs ? Ce n'était pas comme s'il l'avait remballé ou crié dessus, mais le voir dans cet état, à se racler la gorge et s'étouffer dans des explications qui ne venaient pas, il essaya de se montrer plus ouvert.
— Si tu vois des améliorations à apporter ou des modifications pour donner du cachet à ces... ébauches.
Nathanaël ne parut pas vraiment se détendre, mais sa bouche s'ouvrit sous la contrainte alors qu'il retraçait avec ses doigts les courbes du modèle.
— Eh bien... Comment expliquer... Même si nous sommes dans l'ère de l'élégance en ce moment, ce serait intéressant d'un peu la transcender pour lui apporter une touche de nouveau et c'est ce qui est supposé ici... Je crois ? Le problème que je remarque, c'est... Enfin, je ne suis pas un professionnel, mais il manque une coordination entre modestie et extravagance, comme si aucun des deux n'était assumé... Cette jupe serait intéressante si elle laissait paraître au premier abord une forme d'élégance pour se déployer différemment par la suite, comme une fleur, signe du renouveau, ou quelque chose qui rappelle l'éclosion... Je ne suis pas clair, je suis désolé...
Personne n'osa parler après son explication confuse, mais quand Andreas lui reprit doucement les dessins pour les analyser à nouveau, ce qu'il venait de dire sonnait comme une évidence. Même si cela manquait d'éléments et de concret, il comprenait où voulait en venir Nathanaël et il tendit les feuilles à Margaux en la foudroyant du regard.
— Retravaille dessus en t'inspirant de ce qu'il vient de dire et si je suis convaincu, je les ferais peut-être envoyer aux modélistes. Ne me déçois pas.
La jeune femme le lorgna avec une mine éberluée et son regard se heurta sur Nathanaël, qui frottait son bras et se ratatinait sur place. Elle retint un sourire moqueur et recula de quelques pas pour retourner à son bureau.
— Merci à vous, M. Iliadis, je prendrai bien en compte vos conseils et ceux de votre... poulain.
Son ton railleur faillit lui faire perdre son sang-froid, mais il se rappela assez vite pourquoi il était ici et préféra ne pas tomber dans le piège de cette vipère superficielle. À la place, il décida d'annoncer ce qu'il avait préparé pour le petit groupe qui se tenait devant lui.
— Bien, souffla-t-il en laissant son regard traîner sur Nathanaël avant de se reconcentrer sur tout le monde, comme vous le savez, votre période d'essai touche à sa fin dans une semaine et j'ai pris une décision sur votre avenir.
Discrètement, il frôla le bras de son compère pour le faire revenir à la réalité et ce dernier sursauta avant de lever ses yeux peinés vers lui ; Andreas sentit ses membres se crisper, tentant de le rassurer en gardant sa main sur lui pour lui éviter une crise d'angoisse — en partie à cause de sa brusquerie.
— Comme vous le savez, Dalestio est sélectif et restreint concernant son embauche, poursuivit-il, et je préfère que cela reste ainsi. Donc pour le dernier jour, je veux une proposition de trois tenues complètes pour le thème du Défilé des Fleurs de cette année. Vous pourrez me demander des conseils et même me faire part de vos dessins avant la date limite, mais à terme, je ne sélectionnerai qu'un seul d'entre vous pour intégrer notre maison.
Une exclamation générale faillit le faire sourire de satisfaction, son petit effet animait les foules et il aimait voir leurs expressions choquées. Alors il continua, en faisant attention de ne pas trop bousculer Nathanaël avec son annonce — même si sa mine troublée ne le confortait pas vraiment.
— Le thème de cette année a pour seul mot « Ciel », alors faites preuve d'imagination. J'attends avec impatience vos propositions. Vous pouvez retourner à vos occupations et même commencer à travailler sur vos projets.
William, sans perdre une seule seconde et en ne cessant de se plaindre, retourna à son bureau, attribué provisoirement et Célia se frotta les mains, comme partagé entre l'appréhension et la compétition. Il serra délicatement le bras de Nathanaël, qui n'avait pas bougé d'un poil.
— Tu as toutes tes chances, alors ne faiblis pas devant ces deux idiots et présente-moi des créations à la hauteur de ton talent, murmura Andreas avant de le lâcher pour retourner dans son bureau.
Montrer une proximité entre eux n'allait pas l'aider pour son intégration dans leur maison, surtout quand deux personnes qui sortaient tout juste d'écoles de stylisme l'affrontaient pour obtenir une place chez Dalestio. S'ils commençaient à considérer qu'il y avait un traitement de faveur comme l'avaient sous-entendu Bong-cha et les autres... Sa situation pourrait drastiquement empirer. Il jeta tout de même un coup d'œil à travers les vitres de son bureau et son souffle se coupa quand il remarqua que Nathanaël n'avait pas bougé, mais que son visage était devenu bien trop rouge. Andreas pesta, sans pouvoir contenir la contraction qui se produisait dans son ventre. Cet homme avait le chic de l'adoucir contre son gré et il détestait cela. Sa réaction était juste par simple inquiétude d'un patron pour son futur employé.
Bong-cha avait exagéré en parlant de traitement de faveur.
Nathanaël n'était rien de plus qu'un styliste de mode à en devenir avec un potentiel énorme.
Rien de plus.