Le vide.
Elle n’ouvre pas les yeux, apeurée. Tout son corps souffre dans une douleur qui lui coupe le souffle à chaque goulée d'air. Chaque souvenir a quitté son nid pour rejoindre l'oublie. La seule chose qui trotte dans sa tête sans s'arrêter est un bruit, un nom, lancé, hurlé, dans l'empressement d'un danger imminent. Un hurlement déchire le silence, un appel désespéré qui résonne comme un écho lointain dans l'urgence d'une mort certaine.
— DRYSS !
Rien que penser fait mal. Il n’y a plus de souvenir du passé. L'incompréhension l'étreint de toutes parts, une angoisse suffocante qui assaille sa raison. La masse inerte qu'elle est devenue a oublié jusqu'à la plus infime trace de son passé. La mémoire, comme arrachée de sa chair, s'est évaporée comme si elle n'avait jamais existé. Elle est envahie par la peur et malgré la lourdeur de ce qui semble être du linge sur son corps, elle meurt de froid.
Des interrogations brûlent dans sa gorge, une énigme muette que la jeune femme peine à déchiffrer en tentant d'entrouvrir les yeux. La luminosité éblouissante l’aveugle rapidement. Son corps prisonnier de la torpeur lui rappelle à chaque frémissement que bien trop de temps s’est écoulé.
Ses doigts glissent sur une couverture blanche ornée de croix dorées, mais la chaleur tarde à la rejoindre. À bout de force, elle parvient à tourner la tête avec une détermination presque surnaturelle, découvrant une pièce à l'accueil ambigu. Un drap tendu près du plafond, un tissu souple et doux caressant ses jambes, tout contribue à l'étrangeté de l’endroit.
Dans cette pièce spacieuse, son tas de chair humaine est insignifiant. La décoration — une juxtaposition d'objets hétéroclites — crée une atmosphère paradoxale. Sur un meuble, une lampe et des affaires sont éparpillées tandis qu'un bureau près de la grande fenêtre révèle une organisation chaotique. Trois imposantes piles de papier menacent de s'effondrer à tout instant, défiant la gravité. Impossible de détourner son regard, elle scrute la chambre de couleur blanche et or.
Quelques minutes après avoir surmonté l'éblouissement de la lumière émanant de la fenêtre, des voix résonnent au-delà de la grande porte. Est-elle dans sa demeure ? Rien dans cette pièce ne lui offre le moindre indice familier. L'énigme dans son esprit se reflète dans le mystère du grand lit qui l'accueille. Aucun souvenir ne fait surface dans son abîme mental.
Les voix, lointaines, mais inexorablement rapprochées, parviennent difficilement à ses oreilles. Un sentiment d'angoisse étreint son être. L'inconnu l'entoure, et la crainte s'insinue. Et si elle était victime d'un enlèvement ? Et si ces voix cachaient des intentions malveillantes ?
L'incertitude la submerge. Que faire dans cette situation ? Les pas se rapprochent, le mur entre elle et l'extérieur semble mince. Les pensées tumultueuses tourbillonnent dans son esprit, mais une décision s'impose.
La jeune femme repousse la couette épurée, dévoilant une détermination naissante qui transcende son état désorienté. Elle se lève, titubent quelques pas, guidée par l'instinct de fuir l'inconnu. L'idée de s'échapper par la fenêtre s'évapore lorsqu'elle prend conscience de la vertigineuse hauteur entre elle et le sol. Tant pis, il faudra opter pour la porte.
En saisissant la poignée, son trouble s'intensifie, se mêlant à l’angoisse. La résistance du mécanisme révèle la vérité implacable : elle est prisonnière. À chaque seconde qui s'écoule, son esprit s'embrouille davantage, tandis que les voix dehors se rapprochent et deviennent des échos menaçants.
L'instant de terreur culmine lorsque les mots prononcés derrière la porte deviennent intelligibles. Des hommes, parlant sa langue. Un mince réconfort qui s'efface devant la réalisation que la seule barrière entre elle et ces étrangers va bientôt céder. Reculant de quelques pas, elle implore silencieusement que le destin la préserve de leur intrusion. Mais le malheur semble sourire au sort contraire. La poignée s'abaisse, le bois de la porte cède à la pression, révélant l'inconnu qui se tapit derrière.
Ses yeux captent deux orbes sombres, ceux d’un homme imposant. Une stature élégante. Il porte un grand nœud blanc orné d'un bijou central qui souligne son cou, mettant en valeur sa mâchoire ovale. Vêtu d'un costume noir brodé d'or, il demeure immobile, une main fermement agrippée à la poignée. Son visage impénétrable ne dévoile aucune émotion, mais le grain de beauté sous son œil gauche ajoute une touche finale à ce tableau ravissant qui se dresse devant elle.
Dans l'étreinte silencieuse de leurs regards, un frisson parcourt l'échine de la jeune femme.
Qui est-ce ? Une connaissance du passé ?
Alors qu'elle reste captivée par le regard de l'homme devant elle, un léger craquement retentit dans son dos, provenant du grand lit derrière elle. Le grincement du meuble résonne lourdement, comme si une charge invisible avait été déposée. Soudain, une puissance oppressante s'abat sur elle, une force indéfinissable qui embrase sa hanche droite et irradie le long de sa jambe. L'air y est consumé par un feu ardent, vibrant d'une énergie dévorante.
Elle se retourne lentement, découvrant un homme assis sur son lit, émanant une chaleur intense. Il fixe ses yeux sans détourner le regard.
Une voix perce enfin le silence. Elle s'infiltre dans son oreille avec un doux sifflement, brisant le mutisme du moment.
— Enfin réveillée ?
Les éléments se chevauchent. Il n'était pas là. Son arrivée défie toute logique.
Vêtu d'un ensemble blanc richement brodé d'or, avec des bottes imposantes évoquant une présence équestre, cet homme diffère notablement de celui qui bloque la sortie. Si le premier semble émettre une aura de gentillesse, celui-ci semble empreint d'une froideur désintéressée, voire excessive.
— Qui êtes-vous ? Où suis-je ? Pourquoi je ne me rappelle rien ? Comment avez-vous… ? demande-t-elle.
L'inconnu la regarde avec dédain, mais il change du tout au tout quand il comprend que quelque chose ne va pas.
— Aois, calme-la.
Avant qu'elle n'ait pu formuler la moindre question supplémentaire, une main se pose délicatement sur son bras dénudé, et une vague de sérénité l'envahit. Une chaleur intérieure émerge entre ses côtes, dissipant chaque doute en un instant. Le vide dans sa tête s'éloigne, remplacé par une quiétude réconfortante. Au plus profond de son ventre, une sensation dérangeante prend place.
Surprise, elle se retourne brusquement pour découvrir l'homme de la porte tenant son bras. Une étrange lueur est en train de glisser sous sa peau, presque indécelable, et disparaît une fois qu'il la relâche.
— Il faut que tu te détendes. Ton corps est à bout, et si tu continues comme ça, tu vas finir par perdre connaissance. Je vais tenir une heure, mais je ne te promets rien de plus. En attendant, va prendre un bain. Ça m’étonnerait que tu veuilles rester dans les habits que tu portes depuis deux jours.
Il termine ses paroles en détournant le regard, ouvrant le meuble à sa gauche et prend quelques vêtements. En les donnant, leurs doigts se frôlent et un frisson roule de nouveau sur tout son être. Au même moment, ses yeux prennent une couleur jaune doré et l'instant d'une seconde, il lui ses lèvres s'étaient tirées légèrement vers le bas en un pincement grave. Comme s’il souffrait d’une douleur profonde et enfouie avant de quitter la pièce.
Celui derrière elle se lève. Il glisse directement ses mains dans ses poches dans un signe de lassitude, mais d'une extrême nécessitée.
— Il n'est pas très bavard avec les patients qu'il suit, mais il faut le comprendre, vous êtes toujours trop émotifs.
Il commence à partir, mais elle lui retient le bras. En une fraction de seconde, il retire la main de sa manche comme si elle l’avait brulé au troisième degré.
— Votre prénom… ? demande-t-elle surprise de son geste, ses yeux probablement écarquillé.
Il reprend son bras et le plonge directement dans sa poche.
— Ne me touche plus jamais. Quittant la pièce sur ses paroles amères et froide, refermant la porte derrière lui.
Après un long moment de vide où elle ne fait rien, cherchant des yeux la fameuse salle de bain, elle remarque une porte dérobée. En entrant un grand bain se présente, fier comme un lion. Les longues pattes griffues en or et la grande vasque blanche rentrent parfaitement dans le thème de tout ce qui l'entourent. Ce n'est pas une salle de bain, c'est plus comme si un joaillier lui-même était resté enfermé des années entières et avait décidé de mettre toutes ses plus belles collections aux murs. Des montures d'or encadrent les grandes fenêtres, des miroirs sertis d'émeraudes et de lapis-lazuli trônent en grand maître des lieux. Pour couronner le tout, chaque monture dessinent une fleur dont le centre est garni d'un essaim de rubis rouge sang qui donnent l'impression d'être en plein milieu d'un champ de coquelicot.
Elle ne prête pas plus attention au reste et partit prendre un bon bain. Et bien qu’aucun souvenir ne lui revienne, elle a la certitude de n'avoir jamais pris un bain comme celui-ci. Ce qui trotte le plus dans sa tête est le sentiment de bien-être qui flotte dans ses veines. C’est évident que cet homme n'est pas simplement un grand maître du repos et de la sérénité. C’est impossible qu'il l’ait calmé ainsi juste par le bon vouloir de Dieu. Elle touche du bout des doigts l'endroit et une chaleur autre que celle du bain rayonne sur la paume de sa main. Les images de ses yeux se colorant en doré ou encore la lumière indolore qui s'était infiltrée sous sa peau traversent son esprit inlassablement.
— Qu’est-ce qui se passe… Se demande-t-elle en enfonçant sa tête sous l’eau.