19.11.2023
Petit ange.
Je mets un point final à ce fichu premier jet quand j’entends Jo s’exciter au premier. Je pose mon stylo et débranche mon téléphone, que je glisse dans ma poche, avant de rejoindre les escaliers. Je descends les marches pour rejoindre les autres au rez-de-chaussée et constate avec surprise que la raison de cette agitation générale n’est autre que mon cousin qui me sourit, écartant les bras.
— Ah, ma petite Lilibeth !
— Willy ! Comment vas-tu ?
Je m’approche de lui et le serre dans mes bras en souriant. Un vrai bol d’air frais dans cette journée passée enfermée dans ma chambre !
— Qu’est-ce que tu fais là ?
— Vous êtes partis avant que je vienne vous voir !
— J’étais pressé de rentrer.
Je m’écarte et laisse passer mon frère qui, armé de sa canne, va prendre notre cousin dans ses bras. Une éternité que nous ne nous étions pas retrouvés comme ça, tous les trois.
— Je suis venu vous inviter à passer Thanksgiving avec moi. J’ai entendu par maman que vous seriez seuls, cette année, explique-t-il. Avec des amis de l’hôpital, on a loué une grande maison pour Thanksgiving.
— Être entouré de médecins beaux comme des dieux ! Tu me donnerais presque envie de ne pas retourner en Californie pour le week-end, Willy ! se lamente Josephine dans le canapé.
Nous éclatons tous d’un rire sonore alors que je me laisse tomber près de ma meilleure amie. Maman nous a envoyé un mail très professionnel, il y a quelques jours, à Jace et moi, bien avant son hospitalisation, pour nous annoncer qu’ils ne seraient pas de retour pour Thanksgiving et qu’ils le fêteraient loin d’ici, aux Seychelles. Nous pensions donc rester ici, à regarder des films sans queue ni tête, en coupant une petite dinde que l’on aurait préparé juste pour tenir le week-end, tous les deux. Alors, autant dire que Willy et son invitation tombent à point nommé.
Je tourne la tête vers Jace qui me sourit. D’un signe de tête, il me demande mon aval. Je hausse les épaules. Honnêtement, s’il veut sortir, nous sortirons. De la même façon, s’il veut rester, nous resterons. Les deux me conviennent parfaitement et je dois avouer que sortir un peu du campus ne pourra faire que du bien à Jace. Ne plus patiner pendant au moins cinq mois à cause de l’accident lui a laissé un goût amer dans la bouche, d’autant plus après avoir dû assister à l’entraînement de ce matin assis sur le banc.
Ça ne pourra que lui être bénéfique. Du moins, je l’espère.
— Alors, Lilibeth ? Prête à faire la fête ?
— T’as juste envie de boire, frérot ! me moqué-je. Tu peux nous le dire à nous, quand même.
— La ferme. De nous deux, c’est toi l’alcoolo, et tu le sais.
Je lève les yeux au ciel, alors que Willy nous sourit de toutes ses dents.
— Heureux de vous voir toujours aussi soudés, tous les deux. On se voit à Thanksgiving, alors ! Je vous envoie l’adresse. Ça vous va ?
— Vivement Thanksgiving.
Il acquiesce et, tout joyeux, nous quitte pour aller prendre son tour de garde à l’hôpital. Je tourne la tête vers ma meilleure amie qui soupire, entortillant une mèche de ses cheveux bruns autour de son doigt.
— Passer une soirée entière avec des médecins et des étudiants en médecine au corps de rêve… Tu en as de la chance, Lilibeth.
Je lève les yeux au ciel, lui donnant un coup de coude.
— Arrête de dire n’importe quoi, idiote.
— Mais oui, tais-toi, petite sœur ! On sait tous que le seul qui intéresse cette chère Elizabeth est le charmant Ethan !
— Tais-toi, Nate.
Je me lève, sous les éclats de rire de toute la colocation, et regagne les escaliers. Je remonte les marches deux à deux et rejoins ma chambre, ne manquant pas de claquer la porte derrière moi pour leur exprimer mon agacement. Je me jette sur mon lit, posant mes lunettes sur la table de chevet.
Je n’ai pas dormi de la nuit pour terminer le premier jet de mon devoir et je suis tout bonnement épuisée, c’est un cauchemar. Et pourtant, je me connais, je ne pourrai pas dormir de la journée. Ce samedi va être un vrai calvaire.
Au bout de plusieurs minutes de lamentation, je finis par tirer mon cadavre du lit pour aller attraper mon thermos de café sur mon bureau. Je sirote le peu du fantastique liquide qu’il restait dans mon mug et le repose sur mon meuble. J’espérais qu’il en resterait plus… Je vais avoir besoin de beaucoup plus que cette pauvre gorgée pour survivre à cette journée.
— Lilibeth.
La voix enjôleuse de Josephine résonne derrière ma porte avant que ses ongles fraîchement manucurés ne grattent le battant en bois. Pour simple réponse, j’émets en grognement en m’affalant de nouveau sur mon lit. Je le savais. À une semaine de Thanksgiving, il était obligé qu’elle nous entraîne dans une virée shopping lors de laquelle je risque de laisser des plumes. Sa garde-robe devient étrangement déserte lorsqu’approchent les fêtes.
— Allons faire les magasins.
— Tu n’as pas besoin de moi, pour ça.
— Moi non, c’est vrai… Mais comment Ethan va-t-il faire pour choisir la tenue idéale sans l’avis d’une professionnelle supplémentaire ?
Je me redresse, tournant la tête vers la porte de ma chambre, dévoilant le sourire de ma meilleure amie. Je vais lui balancer mes cuissardes au visage.
— Alors, tentée par la virée shopping ?
— Je t’emmerde.
— Prépare-toi. On part dans une demi-heure et il viendra avec sa voiture. On ne rentrera pas tous dans celle de ton frère. Ce qui te laisse tout juste le temps de te faire belle pour voir ton petit Ethan qui a juste besoin de récupérer Colin avant de venir nous chercher.
Et elle repart, toute guillerette, en fermant la porte, rejoignant les autres au rez-de-chaussée. Josephine Maxwell, si tu n’étais pas ma meilleure amie, je jure que je t’aurais déjà tuée.
Je referme ma porte et me dirige vers mon dressing que j’ouvre afin d’attraper un jean, un col roulé et une paire de bottines à talons. Je me précipite dans la salle de bain du premier, claquant la porte derrière moi. Je passe sous la douche en vitesse. Attachant une serviette autour de mes cheveux, je me sèche rapidement et attrape mes vêtements que j’enfile. J’ouvre le petit placard caché derrière le miroir et attrape ma boîte de lentilles. Je les place rapidement sur mes yeux en évitant soigneusement de me mettre le doigt dans l’œil et repose la boîte à sa place. Je détache mes cheveux l’élastique et les sèche avant d’attraper ma brosse pour démêler ma tignasse, que je décide d’attacher en une queue de cheval rapide. Rejoignant ma chambre, je vérifie mon reflet dans la glace.
— Pas si mal pour dix minutes de préparation, me félicité-je.
J’attrape mon téléphone et mon petit sac à dos et dévale les escaliers, rejoignant le salon où mes colocs sont assis, discutant gaiement. Leurs regards se tournent vers moi et des sourires moqueurs étirent leurs lèvres presque simultanément. Nate et Sam sortent des billets de cinquante dollars de leurs proches, les tendant à Jo et Jace. Quelle idée ai-je eu en proposant cette coloc à notre entrée à la fac.
— Qu’est-ce que vous avez encore fait ?
— Rien de bien méchant, ne t’inquiète pas, sourit mon jumeau en se redressant, s’appuyant sur sa canne.
Je l’observe s’avancer jusqu’à moi, me souriant. Cela fera bientôt deux semaines qu’il est passé par le bloc après le match. Il commence enfin à pouvoir remarcher correctement. Nous avons dû nous rendre plusieurs fois à l’hôpital dans la semaine qui a suivie. Il s’est avéré qu’il avait été touché plus gravement que ce que l’on nous avait dit. Il lui faudra donc plus de temps ce que l’on nous avait dit. Et je ne peux m’empêcher de m’inquiéter en le voyant comme ça. Lui qui, d’habitude, est si vif, si hyperactif, doit rester bien sagement sur le banc de la patinoire. Ça doit tellement lui coûter.
— Ça va, toi ? lui demandé-je en soulevant légèrement son teeshirt.
Il attrape ma main, m’empêchant de le remonter jusqu’à sa plaie. Je n’ai qu’entraperçu le bandage que Nate lui a refait ce matin.
— C’est à toi que je vais finir par poser la question, me sourit-il en déposant un baiser sur le sommet de mon crâne.
Il me dépasse et je l’entends monter les escaliers, sa canne claquant les marches à chaque pas qu’il fait.
Je ne vais pas bien car tu ne vas pas bien.
•••
La sonnette retentit dans la maison une quinzaine de minutes plus tard et je cours ouvrir la porte. Ethan me sourit de toutes ses dents et me dédie une accolade chaleureuse que je lui rends avec grand plaisir.
— Comment vas-tu, Lilibeth ?
— Très bien et toi ?
Je m’efface pour le laisser entrer et les autres nous rejoignent, alors que Colin descend de la voiture garée devant la maison, venant prendre sa copine dans ses bras.
— Vous êtes prêts à partir ?
— On n’attendait plus que vous !
J’attrape les clés de la maison et de la Jeep de mon jumeau, dirigeant le cortège jusqu’à l’extérieur de la maison. Ethan rejoint sa voiture et démarre alors que je tends les clés du petit bijou de mon frère à Nate. Sam suit son comparse, talonné par mon frère et les deux amoureux. Je ferme la maison et sors mon téléphone pour activer l’alarme avant de rejoindre Ethan.
— Où allons-nous ?
— Au centre commercial. Il parait que Jo attend cette sortie depuis des semaines, bien malgré moi.
Il éclate de rire et enclenche la marche arrière, quittant l’allée pour rejoindre la route principale. Jetant un œil dans le rétroviseur, je vérifie que les garçons n’oublient pas de fermer le portail de la maison, avant de reporter toute mon attention sur la route.
— Bien. Maintenant que nous ne sommes plus que tous les deux. Comment te sens-tu ?
Je tourne la tête vers mon conducteur, lui dédiant un regard interrogateur. Il me jette un léger regard en bais, se demandant sûrement si je ne le prends pas pour un idiot.
— Tu ne vas pas me faire croire que tu vis bien cette situation, Lilibeth. Ton frère est à moitié handicapé, tu le surveilles plus que les gardes du corps de Lady Gaga à un concert dans le Bronx.
— Eh !
Je lui donne un coup de poing dans l’épaule et il se bidonne, ralentissant au premier feu rouge que nous nous prenons sur la route.
— Plus sérieusement, comment tu te sens ?
Je me laisse aller contre le dossier de mon siège et observe les flocons qui descendent lentement des nuages avant de s’écraser sur le capot de la voiture d’Ethan.
— Je vais bien. Je suis juste un peu fatiguée et inquiète pour sa santé mentale. Enfin, plus que d’habitude. Mais je ne vis pas si mal que ça la situation. Je fais juste attention à lui. Et passer un peu de temps sur le banc ne va pas le tuer ! Ses chevilles perdront un peu de volume, si tu veux vraiment mon avis.
— Alors, il y a autre chose qui te chiffonne, ma jeune amie.
Je fais mine de réfléchir, mais finis par hocher la tête.
— Non. Je ne dors seulement pas très bien ces derniers temps. Le week-end de Thanksgiving va me faire du bien !
— À ce sujet, tu as quelque chose de prévu ?
— Oui. Pourquoi ?
C’est seulement après avoir répondu que je me rends compte que j’aurais pu dire non et passer une soirée entière avec Ethan, comme c’était le cas il y a encore quelques années.
— Je comptais aller dîner chez mes parents. Et, ton frère m’a dit que les vôtres n’étaient pas là pour Thanksgiving. Je voulais vous inviter à venir passer la soirée avec nous.
— Notre cousin est venu nous inviter à passer Thanksgiving avec lui et des amis. Désolée.
— Ne t’inquiète pas ! On aura d’autres occasions.
J’acquiesce alors qu’il entre sur le parking du grand centre commercial. Il se dirige vers le fond du parking, se garant près d’une sportive à laquelle est appuyée un homme d’environ notre âge, lunettes de soleil sur le nez. Il sourit en regardant la voiture d’Ethan se placer près de la sienne. Qui c’est, lui ?
Ethan descend et se dirige vers lui en souriant. Hein ? L’homme se redresse et s’approche d’Ethan qui passe les mains sur sa taille, le serrant contre lui. Je descends à mon tour et aperçois les lèvres d’Ethan se poser sur les siennes. Merde.
Le hockeyeur se tourne vers moi en souriant, me faisant signe d’approcher. J’opine du chef, tentant de garder un tant soit peu de dignité, et ce dernier passe une main dans le bas de mon dos, me poussant gentiment vers celui que je pense être son copain, à mon énorme surprise.
— Lilibeth, voici Ash, mon copain depuis deux ans maintenant.
Copain.
Deux ans.
— Ash, Elizabeth, ma meilleure amie, petite protégée et la petite sœur de mon capitaine.
Meilleure amie.
Petite protégée.
Le fameux Ash s’approche de moi et me prend dans ses bras. Je lui retourne son étreinte, sans grande conviction.
— Enchanté, Elizabeth ! Il m’a tellement parlé de toi.
— En bien, j’espère, rigolé-je nerveusement.
— Oh que oui ! J’aurais presque de quoi être jaloux.
Les deux amoureux éclatent de rire et moi je ne sais plus où me mettre. Super. Je vais étriper Jo pour m’avoir forcée à vivre ça seule.
Un coup de klaxon résonne derrière nous et la Jeep de Jace se gare près de nous, nos cinq comparses en sortant tout souriants. Mais le sourire de Jace disparait quand son regard se pose sur Ash. Il m’interroge du regard, mais je me contente de hausser les épaules, me mettant légèrement en retrait afin de mimer un cœur avec mes doigts sans que les autres ne le voient. Ses yeux s’écarquillent alors que son coéquipier s’avance face à eux, entrainant son copain à sa suite alors que je reste en retrait.
— Voici mon copain, Ash.
Le regard de Jo tombe sur moi et je la fusille du regard. Oui, Josephine Maxwell. Son copain.
— Bon, on y va ? J’ai besoin d’un café. Ou de quinze, marmonné-je.
Voire de quelques verres de rhum ou de vodka et de téquila.
Je tourne les talons et pénètre dans le centre commercial, tous les autres me suivant. Je ne prends même pas la peine de regarder les vitrines des magasins et me dirige tout droit jusqu’au Starbucks. Je me dirige au comptoir et demande un chaï tea latte. Bien chaud. Je sors ma carte pour régler, mais Josephine me devance, commandant le sien par la même occasion.
— Je suis désolée…, chuchote-t-elle. Je ne savais pas.
— J’avais cru comprendre.
Je récupère le ticket de caisse et vais patienter à une table, Jo s’asseyant en face de moi.
— Il n’avait pas l’air d’être…
— Parce qu’il y a un « air » à avoir quand on est gay ? Tu m’apprends quelque chose, Jo. Il reste un être humain à part entière et se comporte comme il veut se comporter parce qu’il est Ethan Carlson avant d’être une orientation sexuelle.
— Mais tu as la rage.
— Mais j’ai la rage.
Elle me dédie un sourire triste, son regard se perdant sur les garçons derrière nous. Je me retourne pour les observer à mon tour. Ils font la queue, commandant un à un. Ethan et Ash se tiennent par la main, discutant avec Jace et Colin, alors que Sam et Nate embêtent le pauvre caissier avec leur indécision habituelle.
— Il était trop beau pour être accessible, de toute façon, soupiré-je.
— Dixit celle qui passe sa vie en compagnie des plus beaux mecs de la fac. Et je te rappelle que, de nous tous, tu es celle qui le connait le mieux.
Je lui donne un coup de pied sous la table, la faisant geindre de douleur.
— Allez, ma copine ! On ne va pas laisser un mec gâcher la journée alors que tu peux avoir toute la fac et l’équipe de hockey à tes pieds !
Colin nous apporte nos boissons, accompagnant son service d’un sourire radieux alors qu’il dépose un baiser sur le front de Jo. Celle-ci accepte ce gage d’amour et son cappuccino, mais renvoie son copain rapidement pour se concentrer sur moi.
— On va aller profiter de ce moment rien que toutes les deux, et c’est moi qui t’offre tous tes caprices !
Je lève les yeux au ciel, dégustant mon chaï latte, sans pouvoir m’empêcher de jeter un œil à la caisse, où les garçons sont en grande discussion avec le caissier. Et je regarde Ethan. Ethan et ses cheveux blonds. Ethan et son sourire craquant. Ethan et ses beaux yeux verts. Ethan dansant avec moi à la fête d’anniversaire de Spencer. Ethan m’ayant tenu compagnie durant les nuits d’orage violent. Ethan m’aidant à préparer des sablés avant les fêtes, pour la distribution de l’équipe de hockey aux personnes âgées. Ethan me coiffant pour l’anniversaire de sa petite sœur. Ethan me présentant son petit frère et jouant avec lui et moi à la console. Ethan et moi…
Mais ce n’était pas de l’amour. Et je le réalise en le voyant avec Ash, alors que la seule chose que je ressens est un mélange de surprise et de joie.
Pas d’amour.
— Tu es maso, ma pauvre fille.
— Dixit celle qui sort avec son meilleur ami alors qu’elle aime mon frère.
La petite pique lui donne envie de vengeance. Elle attrape un sachet de sucre qu’elle me lance au visage, me faisant rire.
— Tu es une enfant, soupiré-je en lui renvoyant son sachet de sucre.
— Et toi, tu es casse-couilles.
•••
J’attrape l’énorme sac en carton que me tend la vendeuse en souriant. Elle me souhaite une bonne journée alors que je quitte la boutique, bras dessus, bras dessous avec ma Josephine. Loin devant nous, les garçons rejoignent l’escalator pour rejoindre l’étage supérieur, où se trouve le magasin qui pourrait réellement les intéresser ; celui d’accessoires. Si ces messieurs estiment ne pas avoir besoin de nouveaux vêtements, il s’avère qu’ils considèrent leurs cravates et nœuds papillon comme « non-adéquates » pour fêter Thanksgiving alors que nous savons tous que ces mêmes accessoires termineront leur chemin dans leurs poches et qu’ils déferont les premiers boutons de leur chemise.
Heureusement pour nous, la librairie et le magasin de tissu se trouvent au même étage. Nous avons beau être des accros de shopping, les garçons peuvent l’être tout autant, si ce n’est plus terribles encore, d’autant plus maintenant que je peux demander à Jo de me confectionner mes vêtements.
Je passe le bras sous celui de Jo et traine ma meilleure amie dans la librairie tenue par le charmant couple de petits vieux qui nous gardaient quand nous étions enfants.
— Mademoiselle Lockwood ! Combien de temps t’aura-t-il fallu pour revenir nous voir ?
Je feins un frisson en entendant la voix de la gérante dans mon dos. Je me retourne doucement pour offrir à Laeti mon plus beau sourire d’excuses, mais je sens que, cette fois-ci, je ne m’en sortirais pas aussi facilement.
— Bonjour, Laeti. Je suis désolée, mais j’ai eu du travail ces derniers temps. Je n’ai pas trouvé le temps de passer…
— Donc, il a fallu attendre que ta sœur siamoise décide de venir faire du shopping pour les fêtes ! Je suis déçue, Elizabeth.
Je m’approche d’elle avec un sourire désolé, en écartant les bras pour venir prendre la veille femme dans mes bras. Elle ne me retourne pas mon étreinte, me repoussant de ses petits bras pour me forcer à m’éloigner d’elle, m’observant d’un regard menaçant.
— Pas de remise de fin d’année pour toi, mademoiselle ! Va faire ce que tu as à faire et sors de ma boutique !
La tête basse, je m’en vais rejoindre mes rayons préférés en trainant des pieds, mes sacs en carton trainant sur la confortable moquette du magasin. Jo erre entre les rayons, observant les étagères comme si elles étaient pleines de manuscrits grecs ou latins incompréhensibles. La lecture n’a jamais été son fort, contrairement à moi qui ne pourrais pas me passer d’un seul de mes livres. Je me souviens l’avoir, une fois, entendue me demander pourquoi il n’était fait nulle part mention de Léo dans Roméo et Juliette. La pièce de théâtre. Le texte original de Shakespeare. De 1597. Je l’ai savamment ignorée toute la semaine qui a suivi…
— Tu devrais vraiment penser à envoyer certains de tes professeurs paître, me souffle Josephine alors qu’elle entre dans le rayon dédié aux livres de stylisme entre biographies de noms de la haute couture et histoires de grandes maisons, juste derrière celui des livres de cuisine. Je ne comprends pas comment, en lisant des livres écrits par Shakespeare, Tolkien, Molaire ou encore Hugo, tu peux accepter de lire les atrocités écrites par des étudiants de première année.
— C’est Molière, Jo. Comment peux-tu encore écorcher le nom de ce maître de la littérature française ? soupiré-je. Et ils ne se débrouillent pas si mal que ça. Tu abuses. Et puis, ça me fait un bon entraînement de repasser derrière eux. En amont des professeurs. Je te signale que lire et relire des travaux est constructif pour mon apprentissage.
— Pour devenir auteure ? Je ne vois pas en quoi ça pourra t’aider.
— Auteure, c’est ce que je souhaite devenir. Éditrice, c’est mon avenir, pour l’heure.
Je l’entendrais presque lever les yeux au ciel alors que nous progressons dans les différents rayons. Mes pas me guident tout droit vers le rayon des écrits français. Cela fait plusieurs mois que je n’ai pas pu lire de livres français à cause des cours. On est dans une grosse période de calme, je vais pouvoir en profiter pour retravailler la langue.
— C’est quoi ton budget livres, pour ce mois-ci ? Noël arrive à grands pas, il ne faudrait pas te ruiner tout de suite.
— Mon budget dépendra de ce que je trouverai aujourd’hui, rétorqué-je avec un immense sourire, attrapant quatre poches que je sers contre moi avant de reporter mon attention sur le reste du rayon.
Elle lâche un soupir à s’en décrocher les poumons avant de me suivre entre les différents rayons, réceptionnant avec dépit chacun des monuments de la littérature — tous les livres l’étant à mes yeux — que je lui tends, attendant patiemment que nous quittions cet établissement qu’elle a en horreur mais qui est empli de bons souvenirs.
Lorsque nous rejoignons la caisse où Laeti nous attend, m’accueillant avec un regard faussement assassin, nos bras sont pleins à ras bord de livres de toutes tailles et de tous thèmes.
— Tu as fait ton stock pour les vacances, constate mon ancienne nounou, son sourire revenant enfin.
— Je tomberai rapidement à court. Ça me fera une excuse pour revenir bientôt.
Elle hausse un sourcil peu convaincu, scannant les code-barres de chacun de mes articles alors que je sors mon porte-cartes, brandissant ma carte de fidélité qu’elle scanne à son tour.
— 256$.
Je tends le bras vers Jo qui me tend sa carte en grimaçant, regrettant sûrement déjà d’avoir accepté de payer tous mes « caprices ». Je lui envoie un baiser volant et glisse le petit morceau de plastique doré dans l’appareil avant de taper son code bancaire que je connais par cœur, attendant que l’autorisation de paiement soit accordée par sa banque. Lorsque le fameux petit bip retentit, je récupère l’énorme sac rempli à ras bord de petites merveilles, souriant à Laeti.
— Salue Bobby de ma part.
— Je lui dirai que tu es passée. Joyeux Thanksgiving, mes petites fleurs !
Nous quittons la boutique dont l’authenticité tranche avec la modernité du centre commercial, rejoignant le magasin de tissu où Jo a quelques achats de dernière minute à faire pour son projet de fin d’année. Je trouve l’aisance de ma meilleure amie parmi ces rayons où se battent en duel des rouleaux de tissus par centaines presque aussi perturbante que la mienne parmi les copies d’élèves de première année. Elle slalome entre les rayons, glissant ses doigts sur velours, soies, toiles, cuirs, jusqu’à trouver ce qu’elle estime être la perle rare.
Tout le monde ici connaît Josephine Maxwell. Vendeurs, propriétaire, couturiers amateurs ou expérimentés… Il m’arrive parfois d’envier la popularité et la sociabilité de ma meilleure amie. Mais chaque fois que j’en arrive là, je repense au fait que je me sens bien mieux entourée de mon petit cercle d’amis et familial qu’en connaissant plusieurs centaines de personnes, comme Jo.
— Les garçons t’ont envoyé un message ? me demande-t-elle en attrapant tous ses sacs remplis de tissus et de matériels de couture en tout genre.
— Tu les connais, lorsqu’ils sont lancés, on ne peut plus les arrêter, soupiré-je en jetant un œil à mon téléphone, dans l’espoir d’une petite notification.
Mais la seule qui s’affiche sur l’écran verrouillé date de plusieurs minutes ; une demande d’abonnement à mon compte Instagram. Ash.
— Aucune nouvelle. Qu’est-ce qu’on fait ?
— On rentre ? propose-t-elle en souriant innocemment, bien qu’elle connaisse d’ores et déjà ma réponse.
Je lui dédie un regard dépité avant de fouiller l’étage du regard. Mais vu le nombre de personnes ayant, comme nous, décidé de faire du shopping de dernière minute avant la fameuse semaine de Thanksgiving, autant dire que chercher les garçons revient à chercher une aiguille dans une botte de foin.
— Qui a les clés du pick-up ?
— Mon frère, répond Jo avec une grimace. Allons nous asseoir. Ce sera plus simple de passer le temps com-
— Pas trop tôt, les filles !
Je tourne la tête pour apercevoir la seconde partie de notre groupe s’avancer vers nous, les bras presque aussi chargés que les nôtres. Tiens, je ne les avais jamais vus faire aussi vite.
— Vous avez fait vite, souligne Jo en les regardant approcher. Pour une fois.
— On savait ce qu’on était venus chercher, rétorque son copain avec un sourire narquois qui me fait lever les yeux au ciel. Pour une fois.
— Dans ce cas, pouvons-nous rentrer chez nous de bonne heure ? Pour une fois.
Mes accompagnateurs éclatent de rire alors que je rejoins les escalators afin de rejoindre le rez-de-chaussée. Je savais que le centre commercial serait bondé. Mais je ne pensais pas que, en ce dimanche plutôt ensoleillé malgré le froid, les gens préfèreraient faire du shopping dans ce même centre commercial plutôt qu’aller jouer en famille dans un parc en faisant des bonhommes de neige ou des batailles de boules de neige, comme presque toutes les familles lambdas en période hivernale.
Je me presse afin de sortir du grand magasin et rejoins à toute vitesse le parking, évitant soigneusement les voitures qui ne cessent d’aller et venir, à la recherche d’une place pour se garer. Nate déverrouille la Jeep et je m’installe sur la place passager avant, surprenant Ethan qui s’approche de la vitre, sourcils haussés.
— Tu ne veux pas que je te ramène ?
— Ça te ferait faire un détour. Repars avec Colin pour que vous puissiez retourner à l’appart.
Il acquiesce, bien que je sente qu’il se doute de quelque chose. Je penche légèrement la tête sur le côté pour héler son copain.
— Ça a été un plaisir, Ash !
— De même, ma belle ! J’espère qu’on se reverra vite.
Je lui dédie un sourire accompagné d’un léger signe de la main alors que Nate s’installe derrière le volant, démarrant la voiture dans la foulée. Avant que je n’aie le temps de cligner les yeux, nous quittons le parking, Nate engageant la Jeep sur la route conduisant au campus. Je souffle, me ratatinant sur mon siège.
— Vous avez trouvé quoi de beau ? demande Jo, curieuse à souhait.
— On te fera un petit… Comment tu appelles ça, déjà ? répond Sam. Ah ! Un « haul ».
Cet abruti réussit à m’arracher un sourire en imitant la voix de ma meilleure amie, alors que j’observe l’extérieur et les flocons qui tombent sur la vitre de la voiture.
Lorsque la voiture se gare dans l’allée devant la maison, je descends presque en courant et déverrouille la porte d’entrée, me retournant une dernière fois pour observer mes colocataires qui descendent à leur tour de la Jeep.
— Dînez sans moi ce soir. Je n’ai pas très faim.
Jace ouvre la bouche pour rétorquer quelque chose, mais je ne lui en laisse pas le temps et me précipite jusqu’à ma chambre, fermant à clé la porte derrière moi. Je jette mes sacs dans un coin de ma chambre, prenant garde à celui contenant mes merveilles littéraires et me jette sur mon lit avec toute la grâce d’un bélouga échoué sur un banc de sable en plein milieu de l’océan Atlantique.
Relevant la tête pour la tirer de mes coussins, mon regard tombe sur les photos posées sur ma table de chevet, dont une d’Ethan et moi, il y a quelques mois. Nous étions allés faire une randonnée entre amis, et je me suis tordu la cheville en descendant une pente un peu trop raide. Il s’était dévoué pour me porter sur son dos jusqu’à ce qu’on rejoigne la voiture.
Un léger sourire étire mes lèvres alors que ma vue se trouble en ressassant ce moment à la fois douloureux et amusant. Je me redresse et enlève doucement mes lentilles, les jetant sans ménagement.
— Elles n’étaient plus bonnes de toute façon.
Je me rassieds sur mon lit et ramène mes genoux contre ma poitrine, m’adossant à ma tête de lit. Respire, Lilibeth…