Svetlana
SLOVAQUIE, Bratislava
12:30
Je clos le dernier dossier Ă gĂ©rer avant de m'Ă©tirer de tout mon long. La chaise roulante bascule en arriĂšre pour suivre le mouvement de mon corps endolori. Cheveux en pagaille, je les coiffe rapidement Ă l'aide de mes doigts. Les jambes en compotes, je me lĂšve pour quitter mon bureau. La chaleur alourdit mes mouvements, Ă tel point que je pourrais fondre sur place.Â
Un regard dans le couloir pourrait presque me convaincre de rester dans la piĂšce que j'occupe. Contre toute attente, les vacances de NoĂ«l n'ont pas calmĂ© les choses. Les passages, souvent rares, sont cette fois-ci nombreux. Trop nombreux pour le peu de flics que nous sommes. Souvent, pendant cette pĂ©riode, les taux de vols et de criminalitĂ© explosent. D'oĂč le fait que je dois passer mes vacances en compagnie de sombres idiots.Â
MalgrĂ© ma montre, je ne sais pas s'il est l'heure de ma pause. Pour ĂȘtre honnĂȘte, j'en ai rien Ă foutre. Je suis dĂ©jĂ assez gentille de poser mon cul sur une chaise pendants des jours entiers, tout cela parce que mon supĂ©rieur n'est pas foutu de faire passer des entretiens.Â
J'atteins rapidement la salle de pause, dans laquelle sont dĂ©jĂ prĂ©sents Sandro, le boss et Jia. Un silence se crĂ©e quand j'entre dans la piĂšce mais je ne m'en formalise pas. Je prĂ©fĂšre de loin rĂ©flĂ©chir Ă comment je pourrais me changer sans vĂȘtements de secours. Mes habits me collent Ă la peau et j'ai horreur d'avoir l'odeur de transpiration sur moi.Â
â Regardez qui voilĂ , notre petite favorite ! s'exclame Sandro avec enjouement, la bouche pleine. Je t'ai gardĂ© une place juste Ă cĂŽtĂ© de moi !
Je me dĂ©tends naturellement avant de ricaner. Pour rien au monde je ne voudrais m'asseoir Ă cĂŽtĂ© de lui. Le risque de voir mon repas disparaĂźtre dans sa bouche est beaucoup trop grand.Â
â Tu vas le faire pleurer si tu refuses encore une fois de t'installer prĂšs de lui, commente mon supĂ©rieur, assis sur le canapĂ© au fond de la piĂšce. Ce serait dommage que je doive lui confier la plus grosse affaire du moment.
Alors que je prenais ma salade dans le frigo, je me fige un instant avant de claquer la porte pour m'installer à table. Cette fois-ci, je prends le risque de me positionner en face de Sandro, qui glousse dans son coin. Son regard ne quitte pas le mien et une certaine compétition naßt entre nous.
J'aurais cette affaire, ou je ne m'appelle pas Svetlana Nagyova.
Durant toute ma vie, je me suis battue pour rĂ©aliser mes rĂȘves. Ătre une femme au sein de cette sociĂ©tĂ© n'est pas simple. J'ai fait des Ă©tudes, je me suis donnĂ© les moyens pour arriver jusqu'ici. J'ai eu la chance de tomber sur Sandro qui a tout fait pour que je puisse vivre de ce travail.
Sans lui, je ne serais sûrement pas ici aujourd'hui. Je lui en suis redevable et je le serais toujours. Cependant, ce n'est pas Sandro qui a travaillé à ma place. Ce n'est pas lui qui, malgré les nausées, a supervisé des dizaines d'autopsies. Je l'ai fait. J'ai prouvé à toutes ces personnes que les femmes sont en droit d'exercer ce métier.
â Toi et Viktor travaillerez sur le dossier.
Nous tournons tous la tĂȘte vers celui qui a prononcĂ© ces mots. Autrefois sur le canapĂ©, je n'avais pas remarquĂ© qu'ils Ă©taient Ă prĂ©sent en bout de table, avec ledit dossier dans les mains. Il le pose sur la surface avant de le faire glisser dans notre direction, pour atterrir parfaitement au milieu de nous.
â Viktor sera le chef des opĂ©rations et toi, Svetlana, tu seras sur le terrain, reprend notre patron en s'installant sur une chaise vide. Viktor s'est dĂ©jĂ familiarisĂ© avec le profil de la victime et a dĂ©jĂ pris connaissance des suspects potentiels. Tu n'auras qu'Ă en discuter avec lui pour avoir toutes les informations.
Il me fixe sans dĂ©tourner son attention. S'il souhaite que je sois la premiĂšre Ă regarder ailleurs, il peut rĂȘver. Je croise mes bras contre ma poitrine en gardant la tĂȘte haute, attirant un ricanement de Sandro.Â
â Et comment veux-tu que je sois sur le terrain, alors que ces gamines sont encore au lycĂ©e ? crachĂ©-je en fronçant les sourcils. J'ai pas l'Ăąge de passer une nouvelle fois le bac.
â Tu ne passeras pas le bac, reprend-t-il en affichant un sourire mauvais sur les lĂšvres. Tu le feras passer, nuance.
J'entrouvre les lĂšvres avant de secouer la tĂȘte, relĂąchant mes bras pour prendre en main ma fourchette. Je pique avec fureur ma salade pour la fourrer dans ma bouche. Si je prononce ne serait-ce qu'un seul mot, je serais en mesure d'insulter tout son arbre gĂ©nĂ©alogique.
â Je l'avais pas vu venir celle-lĂ ! s'exclame Sandro en frappant des mains. Tu seras une bonne petite prof Svetlana, j'espĂšre que tu suivras le programme Ă la lettre.
Je mĂąche furieusement sans quitter du regard mon supĂ©rieur. Celui-ci prend un certain plaisir en me voyant dans cette position. Il sait trĂšs bien que les gamins ne sont pas mon fort, que la patience est une qualitĂ© qui me manque.Â
â Comment elle va faire ? rechigne Jia qui s'exprime pour la premiĂšre fois. Elle n'a mĂȘme pas eu son examen.
Sandro s'Ă©touffe pendant que mon supĂ©rieur tourne la tĂȘte sur le cĂŽtĂ©, sĂ»rement pour s'empĂȘcher de rire. Je dĂ©tourne mon attention de mon plat pour observer Jia. Son air hautain me suffit Ă grincer des dents. Pour simple rĂ©ponse, je lui offre mon majeur.
â Va te faire foutre, rechignĂ©-je en quittant mon assise avec mon plat Ă moitiĂ© vide. Moi, au moins, je ne suis pas sur la touche parce que je saute sur tout ce qui bouge.Â
Elle se décompose avant de me couver de son plus beau regard noir. Moi, cela m'amuse. Cette peste aime bien prendre les autres de hauts, mais hors de question qu'on la prenne à son propre jeu.
Je claque la porte sur cette derniĂšre phrase pour traverser le couloir d'un pas rapide. Les restes de mon repas dans une poubelle Ă proximitĂ©, je m'enferme de nouveau dans mon bureau. Le cul sur la chaise roulante, je soupire de frustration en repensant Ă ma conversation avec les autres membres de l'Ă©quipe. Pas que cela me gĂȘne de partager une affaire, c'est surtout le fait que cela soit avec Viktor.
Entre lui et moi c'est... électrique.Â
Il me reste vingt minutes avant la fin de ma pause, ce qui me laisse assez de temps pour fumer. Je me tourne sur mon fauteuil, ouvrant la fenĂȘtre aprĂšs avoir pris une cigarette et un briquet.Â
La nicotine a toujours Ă©tĂ© pour moi une sorte d'Ă©chappatoire. Son effet dĂ©tend immĂ©diatement mes muscles un peu trop endoloris. Cela, sans trop d'efforts.Â
Depuis ma cinquiĂšme, je me suis rĂ©fugiĂ©e dans les clopes. Si je pensais au dĂ©but que c'Ă©tait une façon cool de s'intĂ©grer, j'ai vite dĂ©chantĂ© quand c'est devenu bien plus.Â
Quand je suis devenue addict.
Ne pas fumer peut me rendre folle. J'ai besoin d'une dose spécifique pour ne pas détruire tout ce qu'il se trouve autour de moi. Que ce soit matériel ou non, je suis infùme quand je n'ai pas de nicotine à porter de moi.
Ma mÚre ne s'en est jamais inquiétée. Elle pensait toujours que c'était une crise d'ado, que j'avais besoin de cela pour me sentir aimée.
Clope au bec, mon regard se balade sur les arbres face Ă moi. L'angle de mon bureau me permet d'avoir un visuel sur notre parc. MalgrĂ© la prĂ©sence de flics, cela n'empĂȘche pas certains dealers de vendre leur merde. Tant qu'on ne les attrape pas, leur drogue passe de main en main.  Â
La sonnerie de mon tĂ©lĂ©phone retentit et j'en dĂ©laisse ma cigarette. Ă cette heure-ci, cela ne peut ĂȘtre qu'une personne.Â
Jia.
Mes doutes se confirment quand une sĂ©rie d'emojis apparaĂźt sur mon Ă©cran Ă moitiĂ© fĂȘlĂ©. Un sourire amusĂ© courbe mes lĂšvres et je dois faire mon possible pour ne pas rire d'excitation. Cette peste est dĂ©jĂ dans le placard Ă balai et n'attend qu'une chose.
Que je la réprimande pour son insolence.
***
  Actuellement dans le bureau de Sandro, je passe pour la cinquiĂšme fois ma langue sur mes lĂšvres. C'est devenu un toc pour moi de le faire, surtout quand le trac pointe le bout de son nez. Seulement, cette fois-ci, c'est pour une toute autre raison. J'ai quittĂ© Jia il y a seulement cinq minutes et je suis dans un Ă©tat lamentable. Ma chemise est froissĂ©e tandis que la trace de son rouge Ă lĂšvre couvre partiellement une partie de mon col. Mes cheveux sont dĂ©sormais attachĂ©s et mon souffle ne peut tromper personne.Â
  Surtout pas Sandro qui me fixe comme s'il avait vu ma mĂšre se faire sauter par une bande de mĂąle en chaleur.Â
  Ma citation familiale n'est un secret pour personne.
  â J'ai vu Jia sortir de la rĂ©serve et, bizarrement, tu la suivais de prĂšs... un peu trop si je peux dire. plaisante mon collĂšgue avachi sur la chaise. Elle avait l'air de meilleure humeur que ce matin, c'est cool en tout cas.Â
  Mes sourcils se froncent et je lance un regard dans sa direction. Il a abandonnĂ© l'idĂ©e de jouer la carte de l'indiffĂ©rence pour afficher un rictus mauvais sur les lĂšvres.Â
  â Pourquoi je devrais te rĂ©pondre ? Tu le diras Ă Viktor qui ne perdra pas de temps pour faire des posters. Ma grosse tĂȘte sera affichĂ©e avec un simple texte du genre : « Eh les mecs, Jia se fait ramoner la cheminĂ©e par Svet ! »
  à peine ai-je fini ma phrase que le rire de Sandro me coupe. Il se courbe en avant pour s'allonger de tout son long sur le bureau, le dos secouĂ© de spasmes. On pourrait croire qu'il exagĂšre de la rĂ©action mais ce n'est pas le cas. Les crises de fous rire dans les bureaux sont dans mon top trois des choses que j'adore au boulot. La premiĂšre Ă©tant de pouvoir fumer comme un pompier, la seconde est une activitĂ© un peu plus... physique.Â
  Son Ă©clat de rire s'estompe et je dois faire un grand effort pour ne pas le rejoindre. Ma joue doit ĂȘtre en sang Ă force de la mordre de l'intĂ©rieur, mais cela me permet au moins de ne pas rentrer dans son jeu.Â
  â Tu parles, son murmure m'atteint Ă peine, s'il savait que tu dĂ©poussiĂšre encore sa chatte quand elle demande, il sera cap' de la suspendre pendant trois mois !Â
  Je grimace Ă cette information. MĂȘme si le vocabulaire dĂ©vergondĂ© de Sandro ne m'embĂȘte pas, c'est cependant le cas quand il s'agit de Jia. Pas parce que je ressens quelque chose de fort, mais parce qu'elle a tout de mĂȘme le droit au respect.Â
  â Ouais, et ta bite prend la poussiĂšre, mec.Â
  Il s'offusque, j'explose de rire en m'enfonçant dans mon siÚge. Bras croisés contre ma poitrine, mes yeux s'humidifient sous le coup de l'hilarité. De son cÎté, Sandro baisse instinctivement les yeux vers sa... son...
  Bref.
  Avant qu'un silence gĂȘnant nous percute, la porte s'ouvre sur Adem, notre supĂ©rieur, qui s'empresse de la refermer. Ce dernier s'installe en face de nous dans un silence de mort, avant de nous juger tour Ă tour du regard. Un dossier rouge percute la surface en bois du bureau et mes yeux se posent instinctivement dessus.Â
  Je ne dois pas me louper.Â
  Adem se dĂ©tourne un instant pour poser son cafĂ© prĂšs du dossier. Un seul regard avec Sandro Ă©changĂ© qu'on parie mentalement qu'Ă la fin de l'entrevue, la boisson aura saccagĂ© toutes les feuilles de notre affaire.Â
  â Comment vont mes prodiges prĂ©fĂ©rĂ©s ? s'exclame-t-il en s'asseyant de maniĂšre bruyante en face de nous.
Je hausse les Ă©paules tandis que mon coĂ©quipier penche la tĂȘte sur le cĂŽtĂ©.
â Assez rigolĂ©, la partie commence.
Je fronce les sourcils avant de me tourner vers Sandro. Ce dernier n'a pourtant pas l'air Ă©tonnĂ© de se retrouver ici, alors qu'il s'agit de mon enquĂȘte. Seul Viktor et moi devions ĂȘtre sur le coup, personne d'autre.Â
â Je peux savoir pourquoi il est ici ?Â
Mon doigt dĂ©signe mon coĂ©quipier pour poursuivre mes propos, tandis que Adem lĂšve les yeux au ciel.Â
J'ai horreur de cela.
Sandro, lui, ne semble pas touché par ma demande. Ou alors, il joue trÚs bien la comédie. Je le connais depuis des années mais il reste toujours un mystÚre à mes yeux.
â On aura besoin d'un agent supplĂ©mentaire au bercail si jamais des infos nous reviennent entre-temps.Â
Je secoue la tĂȘte et une grimace tord mes traits.Â
â C'est justement pour ça que je suis lĂ !Â
Sandro soupire comme un bĆuf avant de me rĂ©pondre aussi calmement que possible.Â
â Et comment tu peux ĂȘtre au lycĂ©e et dans ton bureau en mĂȘme temps ?Â
Je me mords la joue âencoreâ pour tourner sept fois ma langue dans ma bouche. Le sang se mĂ©lange Ă ma salive et je retiens de justesse une exclamation de surprise car, face Ă moi, Adem analyse chacune de mes mimiques. Sandro, quant Ă lui, est trop occupĂ© Ă fixer le cafĂ© qui semble se rapprocher un peu trop des dossiers.Â
â Sandro sera aussi de la partie, que ça te plaise ou non, NagyovĂ .
***
  L'entrevue a durĂ© quarante-cinq minutes. Cinq minutes de prĂ©sentation de la victime, dix minutes d'introduction, une bonne vingtaine de minutes sur le dĂ©veloppement du meurtre, et dix minutes de conclusion, de suspicion et de thĂ©orie âtoutes aussi farfelue les unes que les autresâ. Pour couronner le tout, avant mĂȘme de pouvoir refermer le dossier, la tasse Ă moitiĂ© vide d'Adem s'est belle et bien renversĂ©e.Â
  Je sors la derniĂšre cigarette du paquet, me maudissant d'ĂȘtre devenue aussi accro Ă cette merde. J'aimerais retourner dans le passĂ© et me hurler de ne pas essayer pour paraĂźtre cool aux yeux des autres. Le simple regard d'autrui arrive Ă nous faire pĂ©ter les plombs, et on rĂ©alise des choses stupides pour se faire accepter. Malheureusement, la plupart du temps, on s'en rend compte bien trop tard.Â
  Depuis la fin de mon service, je n'ai fait que m'enfiler des clopes pour chercher du rĂ©confort dans ce geste devenu addictif. Celui que je rĂ©alise pour me soulager. Comme si elles avaient le pouvoir de faire taire tous ces maux qui rĂ©sonnent dans mon esprit. Mon mĂ©tier n'est pas facile âcomme beaucoup d'autresâ, mais voir la partie sombre de l'ĂȘtre humain m'affirme que l'espĂšce humaine est pourrie jusqu'Ă la moelle.
Sur le trajet jusqu'Ă mon domicile, la derniĂšre conversation que j'ai eue avec Sandro et Adem ne cesse de tourner dans ma tĂȘte. MĂȘme si je suis reconnaissante d'avoir Ă©tĂ© celle qui s'occupe de cette affaire, il ne suffirait que d'un seul mot pour la filer complĂštement aux autres. On m'a fait confiance pour le travail acharnĂ© que j'effectue depuis tant d'annĂ©es.Â
  Ma chemise blanche ne cesse de me coller Ă la peau. J'ai hĂ©sitĂ© Ă abandonner ma veste en cuir dans mon casier mais je me suis rĂ©tractĂ©e. En pĂ©riode d'hiver, les tempĂ©ratures ont tendance souvent Ă descendre autour de moins deux et quatre degrĂ©s celsius. Travailler pendant cette pĂ©riode me rĂ©conforte un peu. Je dois dire qu'avec les journĂ©es plus courtes et les fines couches de neige qui tombent, je suis servie.Â
  La saison idĂ©ale pour un flic.Â
  Pour la Ă©niĂšme fois de la journĂ©e, mon tĂ©lĂ©phone vibre dans la poche de mon pantalon. C'est avec lassitude que je regarde l'appel entrant avant de dĂ©crocher, la mĂąchoire serrĂ©e sous le coup de l'Ă©nervement.Â
  J'aurais prĂ©fĂ©rĂ© mille fois que ce soit Viktor en train de se faire tailler une pipe.Â
  â Svetlana ?Â
  Seul le silence tient mon interlocuteur en haleine. Elle aura beau insister, elle sait trĂšs bien que jamais je ne lui pardonnerai pour ce qu'elle a fait. Si elle pense que revenir aprĂšs onze ans sans nouvelles allait me faire sauter de joie, elle se trompe lourdement. Du haut de mes vingt-sept ans, je suis toujours autant susceptible et rancuniĂšre. Surtout quand il s'agit de la famille.Â
  â Je sais que tu es lĂ , elle relĂšve d'une voix tremblante. Tu auras beau penser ce que tu veux, je reste ta mĂšre.Â
  Je traverse la route non sans jeter un coup d'Ćil de gauche Ă droite avant de traverser. Avec des lampadaires en moins dans les rues, on pourrait facilement se faire percuter.
  Il faudrait que je fasse remonter l'information.Â
  â Tu ne pourras pas fuir Ă©ternellement.Â
  Ma gĂ©nitrice reste en suspens pendant quelques minutes avant de raccrocher. Les larmes que je tente de retenir finissent par couler le long de mes joues mais je m'empresse de les essuyer avec dĂ©termination. Pas question de pleurer Ă cause de cette femme. Elle a dĂ©jĂ fait beaucoup trop de dĂ©gĂąts et ne mĂ©rite pas d'en faire davantage.Â
  On pense souvent que le passĂ© est derriĂšre nous, qu'il ne peut plus nous atteindre. Mais c'est tout le contraire et Ă cet instant, je regrette de ne pas ĂȘtre plus forte pour tirer une croix dessus.
  Je ricane pour me reprendre avant de ranger mon smartphone dans mon sac Ă main noir. J'en profite pour prendre mes clĂ©s et un chewing-gum Ă la menthe. Sa fraĂźcheur me rend toute humide âet je parle de mes yeuxâ que je cligne rapidement.
  Hors de question que cette pute me gĂąche de nouveau la vie.Â
***
  Depuis une bonne dizaine de minutes, je fixe le dossier rouge sur le coin de la table basse. Il me fait de l'Ćil, comme s'il me hurlait de prendre en compte tous les dĂ©tails de cette affaire. Que je dois relire pour la quatriĂšme fois le rapport du mĂ©decin lĂ©giste... que ce meurtre est loin d'ĂȘtre un accident.Â
  Qu'une bĂȘte noire se trouve peut-ĂȘtre Ă Bratislava.
  Je me ronge les ongles sans parvenir Ă prendre une dĂ©cision. Cette affaire s'est dĂ©roulĂ©e au Japon et pourtant, elle est revenue entre nos mains.Â
  Ce n'est pas une coĂŻncidence, cela ne peut pas en ĂȘtre une.Â
  Je refuse de croire que les japonais nous ont gentiment donnĂ© un si gros dossier. C'est Ă la fois Ă leur portĂ©e, mais aussi inaccessible pour eux. Quelque chose leur a Ă©chappĂ© et ils espĂšrent sans doute que nous le trouverons ? Mais pourquoi nous, pourquoi pas un autre Ă©tat ?Â
  C'est peut-ĂȘtre...
  Mon cerveau fume et je n'ai aucune cigarette pour me dĂ©tendre. La peau que je tente d'arracher depuis que je suis seule est maintenant en sang. Dans les moments de grands stress, c'est la seule façon que j'ai trouvĂ©e pour occuper mon espritâaprĂšs les clopesâ, qui me hurle de mettre le nez entre les pages rouges une bonne fois pour toute.Â
  â Je ne peux pas faire ça.Â
  Je me lĂšve d'un bon pour changer de piĂšce. Mon petit appartement ne me permet pas de claquer la porte de la cuisine, car elle est directement liĂ©e au salon. Je me contente alors de faire les cents pas.Â
  On m'a confiĂ© cette affaire parce qu'on me fait confiance. Parce qu'on ne doute pas de mes capacitĂ©s. Mais si ce n'Ă©tait pas le cas, que je faisais tout foirĂ© parce que je veux faire bien, mieux ? La pression fait partie du boulot. MĂȘme morte, nous avons encore le pouvoir de dĂ©cider de ce qu'elle devient.Â
Je n'ai pas le droit Ă l'erreur.Â
  Je cale mes coudes sur le plan de travail et fixe le salon. De maniĂšre nerveuse, je capture ma lĂšvre infĂ©rieure entre mes dents. La douleur physique est un remĂšde contre les tourments qui peuvent me faire vriller. Je n'ai jamais eu le moindre problĂšme de colĂšre, seulement, cette Ă©motion peut ĂȘtre imprĂ©visible.
  Je ne veux pas ĂȘtre comme elle.
  Comme un aimant, mes yeux s'attirent sur le classeur. Sa couleur Ă©carlate contraste avec le blanc de ma table basse et je me perds un instant dans mon admiration. Ă sa gauche, une Ă©tiquette blanche informe le titulaire du dossier. De lĂ oĂč je suis, je peux voir ce qu'il y est Ă©crit. Taniyah Edwards. Cette pauvre femme, morte noyĂ©e avec des ecchymoses sur une bonne partie de son corps. D'aprĂšs l'autopsie, le genou de la dĂ©funte s'est brisĂ©, donnant un angle plus que douteux Ă sa jambe, et ce, en Ă©tant encore vivante.Â
  Cette fois-ci, ce sont sur les murs balances de mon appartement que je porte toute mon attention. Plus je les regarde, et plus cela me rapproche de la solitude, comme si cette couleur unique parvenait Ă mettre le doute sur ma propre existence.Â
Cela a beau faire quelques annĂ©es que je vis ici âmĂȘme si je profite assez souvent de la compagnie de Viktor dans son logementâ et pourtant, il est toujours minimaliste. Ă vrai dire, je ne donne pas trop d'importance Ă ce genre de choses. Je n'ai pas besoin d'avoir une tonne d'objets de valeur pour me sentir Ă mon aise.Â
  D'aussi loin que je me souvienne, je n'ai jamais eu besoin d'habiter avec quelqu'un. J'ai mes propres habitudes, et je ne souhaite pas les changer pour l'arrivĂ©e d'un potentiel colocataire. Je profite de mon confort Ă longueur de journĂ©e, sans avoir personne pour m'interdit de fumer dans l'appartement Ă cause de l'odeur gĂȘnante. Ou encore, je peux me balader en sous-vĂȘtements sans que cela gĂȘne qui que ce soit.Â
  J'aime la solitude, mais je n'aime pas y ĂȘtre sans cesse associĂ©e.Â
  Bizarre, n'est-ce pas ?Â
  AprĂšs de nombreuses rĂ©flexions âqui ne cessent de me faire tourner en bourriqueâ, je claque ma langue contre mon palais en stoppant de maniĂšre prĂ©cipitĂ©e mes pensĂ©es. Maintenant, la seule chose Ă laquelle je pense, c'est de prendre en main cette affaire tant convoitĂ©e. Je ferai absolument tout pour dĂ©couvrir les secrets de meurtre de Taniyah.