– On arrive dans cinq minutes, annonça mon père avec un enthousiasme forcé.
Le trajet avait été figé. Cela faisait maintenant sept heures que le vrombissement du moteur du camion de déménagement me berçait. J’était un peu comme en transe, mon cerveau était actif, mais je ne me rendais pas compte de ce à quoi je pensais.
J’avais peur. Qu’est ce qui m’attendait dans cette nouvelle vie?
Le fait de déménager me procurait des sentiments totalement contradictoires. En même temps j’avais envie de sauter du camion, de ne pas avancer encore plus vers le changement. J’étais bien dans ma petite routine introvertie. Mais d’un autre côté, l’idée que ma mère puisse être soignée m’attirait vers notre nouveau lieu de vie.
Dunkeld.
Le paysage changea. Il y a dix secondes nous roulions encore sur une route départementale entourée d’une forêt épaisse et le temps de cligner les yeux et nous avions glissé dans une carte postale écossaise. Au sens propre du terme. Des maisons en pierre grise et blanche s’alignaient le long d’une petite route cabossée. Une petite rivière coulait doucement entre deux maisons.
J’ouvrai la fenêtre. Ce fut le calme qui m’accueillit. Pas si mal finalement ce village. On pouvait même entendre le glougloutement apaisant de la rivière. Qui sait? Peut-être que je me plairai ici?
Alors que nous tournions dans une nouvelle rue étroite, le camion pila. Je fus violemment projetée vers l’avant.
– Désolé Msieur!, s’excusa une voix feutrée mais très mélodieuse. Comme si l’on m’enveloppait dans un nuage de coton et que l’on me jouait une musique douce.
Je me redressai. Le jeune homme en question s’en allait déjà. De dos j’observai ses cheveux noirs épais qui s’agitaient doucement au gré du vent. Il était légèrement musclé, je pouvais deviner sous son t-shirt, lui aussi noir, sa carrure développée. Il avait les épaules affaissées, comme s’il portait un lourd sac à dos. Un casque était vicé sur ses oreilles et sa tête oscillait au rythme de la musique. La musique devait être calme car sa tête dessinait des courbes gracieuses.
“Etrange”, pensais-je.
Mon père à côté de moi fulminait. Il était sur les nerfs en ce moment, devant porter le poids du déménagement quasi seul et l’inquiétude qui l’incombait de perdre sa femme. Cependant, il ne disait pas un mot. Son éducation le lui dictait. Il avait eu un père qui trompait sa mère et avait eu un enfant avec cette autre femme. Mon père n’avait pas eu le droit de révéler le secret à sa mère et devait lui mentir quotidiennement. Cela l’avait renforcé. Il avait toujours été un peu solitaire avant qu’il rencontre ma mère. Après, il s’est épanoui.
Il tentait d’être fort pour ne pas nous en rajouter à Léo et moi. Je l’en remerciai en pensées.
Le garçon mystérieux que nous venions de croiser m’intrigait j’avais la profonde impression que je l’avais déjà rencontré.
Prise par mes pensées, je n’avais pas percuté que le camion s’était arrêté une seconde fois, mais cette fois si pour de bon, mon père avait coupé le contact.
Je sortis et fut presque émerveillée par la maison qui se trouvait devant moi.
– On… on habite ici?, demandais-je les yeux grands ouverts.
– Effectivement, répondit mon père avec cette fois-ci un sourire sincère. Tu sais dans les petits villages assez éloignés de grandes villes les prix sont vachement plus abordables! C’est ta mère qui a choisi, elle savait qu’elle nous plairait. C’était son vrai coup de cœur.
Je hochai la tête. Argument d’autorité, maman avait choisi, donc nous ne pouvions que nous sentir bien dans notre nouvel habitat. En terme de confort, sans doute. Encore fallait il voir ce que le lycée me réserverait, j’en ravalai déjà ma salive. Mieux vallait ne pas y penser.
La façade était charmante, entièrement conçue de briques grises – comme beaucoup de maisons dans ce village j’avais l’impression – mais ce qui donnait vraiment un côté caché, c’était le lierre qui s’était répendu aléatoirement sur toute une partie de celle-ci. De mignonnes petites jardinières de fleurs rose ornaient les deux fenêtres aux volets battants blancs immaculé.
Lorsque j’entrai par la grande porte, elle aussi toute blanche, j’arrivai dans une petite entrée cozy, avec sur le côté droit un placard à portes coulissantes avec des miroirs étaient collés dessus et sur ma droite se trouvait une petite commode déjà ornée de photos de famille.
Je me revoyais moi, petite entourée de mes parents souriants, d’un frère bienveillant. Je riais. Depuis quand n’avais-je pas ri de mon plein gré? En y prenant plaisir? C’est une très bonne question à laquelle je ne sais pas répondre.
– Salut ma choupinette!
Je sursautai. Ma mère se tenait devant moi, iradiant la bonne humeur. Une amie l’avait véhiculée à travers la Grande-Bretagne, car la voiture était plus confortable pour sa fragilité. Il ne fallait pas oublier qu’il y a encore moins d’une semaine elle était encore endormie dans un lit d’hôpital.
– Dis donc, chaque jour tu te portes un peu mieux!
– Il ne faut pas se laisser abattre, affirma-t-elle avec conviction. Croyait-elle donc réellement ce qu’elle disait? — Viens, je vais te montrer, dit-elle en m’adressant un clin d'œil complice.
Elle attrapa doucement ma main, comme si elle craignait de me brusquer, et m’entraîna dans un couloir étroit où le parquet craquait légèrement sous nos pas. Cela rendait l’endroit vivant, chaleureux, presque comme si la maison voulait nous souhaiter la bienvenue.
— Là, c’est le salon, annonça ma mère après avoir descendu deux petites marches sur le côté.
La pièce était baignée d'une lumière douce, et très spacieuse. Elle était déjà amménagée. Un canapé moelleux, couvert de coussins dépareillés, trônait au centre, faisant face à une cheminée ancienne en pierre grise. Quelques cartons entassés dans un coin trahissaient la précipitation du déménagement, mais malgré tout, il régnait ici une atmosphère paisible. Notre piano à demi-queue trônait fièrement dans un coin qui semblait avoir été amménagé exprès pour l’accueillir. Des tableaux ornaient déjà les murs, quelques uns résultant de mon coup de pinceau.
Cela faisait maintenant un an que je n’avais plus fait de peinture. Cela désolait mes parents, mais je n’en était plus capable. Souvent, je m’énervais car tout ce que j’arrivais à produire était très sombre.
Sur la cheminée, un vase déjà rempli de pivoines roses attira mon regard.
— Tu vois, j’ai pensé que ça te plairait, dit-elle en suivant mon regard. Un peu de couleur, un peu de vie.
Je souris faiblement. Elle faisait tant d’efforts pour rendre tout ce changement moins brutal.
— Et ici, continua-t-elle en me guidant en haut d’un escalier en bois, c’est ta chambre.
Mon cœur accéléra. La porte était entrouverte. Poussée par une impulsion timide, je l’ouvris en grand.
La chambre était petite mais accueillante. Les murs, peints d’un blanc doux, faisaient ressortir le lit installé sous la fenêtre. Une couverture tricotée à la main, d’un joli rose pâle, recouvrait le matelas. Au pied du lit, une petite bibliothèque vide n’attendait que mes livres. L’odeur du bois frais flottait encore dans l’air. Le reste était vide et j’imaginai déjà des ambiances pour la décoration.
— On a essayé de la préparer au mieux, reprit ma mère. Je sais que ce n’est pas facile... mais j’espère que tu pourras t’y sentir bien.
Je serrai un peu plus fort ses doigts. Ses yeux brillèrent un instant, comme si elle se battait contre ses propres émotions.
— Tu sais... cette maison, c’est une nouvelle page. Pas pour tout oublier, non. Mais pour... recommencer un peu différemment.
Je hochai la tête, incapable de parler, un mélange de gratitude et de tristesse gonflant ma gorge.
— Allez, continua-t-elle en souriant pour chasser l’émotion, viens voir le jardin !
Nous redescendîmes au salon, elle ouvrit une porte-fenêtre au fond de celui-ci, et une bouffée d’air frais emplit mes poumons. Dehors, un petit jardin en pente descendait doucement vers un muret en pierres sèches. Quelques arbres tordus par le vent bordaient le terrain, et un vieux banc de bois semblait nous attendre, posé à l’ombre d’un pommier. Je me voyais déjà me réfugier sur celui-ci après les cours, prendre un bon livre au soleil et m’évader loin dans ces mondes idylliques.
— C’est pas immense, mais on pourra rajouter nos petites touches pour le rendre plus chaleureux, on pourrait planter des fruitiers! dit-elle. Des fraisiers, peut-être ? Tu adorais ça, quand tu étais petite.
Je repensai à la photo que j’avais détaillée plus tôt dans l’entrée. A présent, je n’avais qu’une envie ce serait de revenir en arrière et de figer le temps. De revenir à ces moments insouciants de gamins qui ne connaissaient rien. M’esclaffer de bon coeurs quand l’on me faisait une blague, courir pour rien dans la nature juste parce que je me sentais libre, manger des tas de cochonneries parce que, oui, ça me faisait plaisir, apprécier aller à l’école avec des récréations interminables.
Tout semblait si loin, maintenant, comme un rêve flou auquel on essaie de s’accrocher au réveil.
— Ça te plairait, tu crois ? demanda ma mère en me regardant avec une tendresse infinie.
— Oui, murmurai-je.
Ma voix n’était qu’un souffle, mais elle sourit comme si je venais de lui faire le plus beau cadeau du monde.
Elle resta un instant immobile, observant elle aussi le petit jardin qui, malgré ses airs un peu sauvages, avait quelque chose de rassurant.
— Tu sais, dit-elle d’une voix douce, cette maison... je l’ai choisie en pensant à toi.
Je tournai la tête vers elle, surprise.
— À moi ?
Elle hocha la tête.
— Oui. Je sais que ces derniers temps ont été difficiles pour toi, enfin ils l’ont été pour tout le monde. Même si ton frère ne montre aucune émotion, cela ne veut pas dire qu’il est sans cœur.
Il n’était pas juste sans cœur, il était pire que ça. Mais je ne réagis pas à ce que ma mère venais de dire, elle ne se doutait que d’un dixième de ce que je subissais. Les insultes, les colères dès que je disais quelque chose qui ne lui plaisait pas et je me faisais violenter… Tout ça, elle ne le voyait pas, et il ne fallait pas qu’elle l’apprenne. Cela la blesserait très profondémment.
– Je voulais un endroit où tu pourrais... recommencer, tranquillement. Un endroit où tu pourrais respirer, continua-t-elle.
Respirer.
Le mot résonna en moi avec une force étrange. Comme si, depuis des mois, j'avais oublié ce que cela signifiait vraiment. A force d’être dans le contrôle de tout, respirer, lâcher prise me paraissait impossible. Gravir l’Everest aurait presque été plus facile.
Je sentis mes yeux me picoter, mais je me mordis l’intérieur de la joue pour ne pas pleurer. Je n’avais pas envie de gâcher ce moment.
— On pourrait même installer un hamac entre les deux arbres, ajouta-t-elle avec un clin d’œil. Et je te parie que c’est moi qui y passerai le plus de temps !
– ça me plairait beaucoup maman. Merci.
Elle passa un bras autour de mes épaules et m’attira contre elle.
Léo qui apparemment avait fait le voyage avec maman apparut dans le salon et accapara ma mère pour une histoire de noeud dans des câbles d’ordinateurs. Heureusement que celle-ci était d’une patience hors norme, car moi je n’aurais pas pu faire quoi que ce soit.
J’en profitai pour m’éclipser et partir en exploration du reste de notre nouveau chez nous. Je repris les escaliers et arrivai de nouveau à l’étage. Sur la droite se trouvai une porte avec un panneau “sens-interdit” et j’en déduis que c’était celle de mon frère. Défense pour moi d’y entrer car je n’ai pas envie de savoir ce que je subirrais. Le symbole était déjà assez explicite comme ça.
Je continuai donc vers la gauche, et aperçu la salle de bains. Sur le seuil, j’hésitai. J’avais l’impression qu’une force invisible m’attirait à l’intérieur de celle-ci. Je savais pourquoi.
Je ne m’étais pas encore pesée aujourd’hui. Avait-t-on déjà installé la balance?
Je n’avais encore rien mangé le matin, techniquement j’étais à jeun. J’espérais avoir perdu un peu de poids, un peu chaque jour. Comme ça je m’accepterai comme je suis, les autres également pourraient m’accepter.
J’avançai d’un pas et notai que la balance se trouvait sous le radiateur au bout de la pièce. Il allait me falloir être délicate afin que l’on n’entende pas le raclement de l’objet sur le sol. Je ne pourrai pas me justifier si l’on me demandait ce que je faisais. Personne ne devait savoir, il n’y avait que moi.
J’entrepris donc de me mettre la balance à disposition et posai mon premier pied dessus. Et si le chiffre augmentait? Je ne mangerai pas à midi, ni même ce soir pour compenser.
Je mis tout mon poids dessus et regardai attentivement.
Quarante-neuf, quarante-huit virgule neuf… Et puis finalement quarante-huit virgule un.
Un sentiment de fierté me submergea. Cent grammes de moins! Petite victoire dis donc! Si je voulais pouvoir me sentir bien comme cela de nouveau, je ne mangerai quand même pas pour le repas de midi. Ce n’était qu’un repas après tout, rien de dramatique. Je pouvais très bien m’en passer.
Je me fixai un nouvel objectif. Pourquoi pas quarante-huit kilos? C’était le poids d’une de mes anciennes amies, et elle était jolie, fine, légère. Moi aussi je voulais avoir cette sensation, après je m’arrêterai, juste quarante-huit pour me sentir bien. Ensuite, je stabiliserai le poids, je ne descendrai pas en dessous de sorte à ce que mes parents ne se rendent compte de rien et je ne monterai plus au dessus parce que c’était trop.
Cela me semblait être un bon compromis. Un accord secret entre moi et moi-même, un pacte silencieux que personne ne pourrait briser.
J’entendis alors des pas lourds monter les escaliers, ce devait être mon père.
Mon cœur fit un bond dans ma poitrine. D’un geste rapide, je remis la balance en place sous le meuble et fis mine de découvrir la salle de bains comme si de rien n’était. À peine eus-je le temps de me redresser que mon père passait déjà sa tête dans l’embrasure de la porte :
– Tout va bien? Tu as vu, on est même équipés d’une douche à l’italienne!
– Oui, papa, c’est super. Merci pour ma chambre, elle a du potentiel, répondis-je avec un clin d’œil faussement enthousiaste.
En réalité je me sentais déjà épuisée à l’idée de décorer ma chambre.
Il me sourit brièvement avant de repartir, soulagé sans doute de me voir si « bien » réagir.
En réalité, je me sentais déjà épuisée à l’idée de décorer ma chambre. Chaque carton me paraissait être une montagne. Chaque geste, un effort insurmontable.
Alors que le silence retombait, je sentis mon téléphone vibrer dans la poche arrière de mon jean. Intriguée de qui pouvait bien m’écrire, je découvris un message de William :
« Bien arrivée ? Raconte-moi quand tu auras un peu de temps. »
Il s’en faisait donc réellement pour moi. Ce petit message suffisait à réchauffer un peu l’intérieur de ma poitrine, à repousser légèrement la sensation d’oppression qui s’était installée depuis des semaines. J’avais l’impression de retrouver un semblant de réconfort, un point d’ancrage dans toute cette nouveauté.
Je souris faiblement. Même si l’on se reverrait peut-être plus, même si j’ai du mal à être avenante, même si sa présence eût loisir de m’agacer car je n’avais plus aucune envie d’être accompagnée, je ne pouvais m’empêcher de croire que je garderai un souvenir de ma vie d’avant.
Je tapai une réponse rapide, sans trop réfléchir :
« Oui, bien arrivée. Je t’écris plus tard. »
Puis je remis mon téléphone dans ma poche et inspirai profondément.
Une étape à la fois.
Je rejoignis ma famille dans le salon. Ma mère s'affairait dans la cuisine à son rythme, posant des assiettes sur la table encore bancale, tandis que mon père tentait de faire fonctionner la vieille cafetière laissée par les anciens propriétaires.
L'odeur du bois et de la peinture fraîche flottait encore dans l'air, entêtante, presque étouffante.
— On va déjeuner sur le pouce aujourd'hui, dit ma mère en souriant. Ce soir, on fêtera notre installation comme il faut ! On pourrait tester un nouveau restaurant en ville, histoire de se familiariser, qu’en dites vous?
Mon père aquiesca avec entrain, tendis que mon frère tournai sa tête vers moi et affichait son sempiternel sourire narquois. Comme s’il savait. Ses lèvres se mouvèrent silencieusement et je crus y lire ces trois mots:
“Toujours aussi pathétique”
Je détournai la tête et mon ventre se noua. De toute façon, même si je l’avais voulu, je n’aurais rien pu avaler. Il avait raison, j’étais pathétique et honteuse. J’avais juste envie de crier, de le faire taire, qu’on me laisse tranquille.
Ce n’était pas ma faute si je n’étais pas capable de manger normalement et d’apprécier un restaurant.
Je traversai la pièce et sortis sur la terrasse, attirée par la lumière et ne voulant pas subir encore plus ce changement d’atmosphère. Le jardin était vaste, un peu en friche, bordé d’arbres immenses dont les feuilles bruissaient doucement sous le vent.
Au loin, la ville semblait lointaine, presque irréelle. Comme si je flottais dans un espace suspendu entre deux mondes : celui que j’avais quitté, et celui que je n’avais pas encore apprivoisé.
Je m’assis sur la dernière marche du perron et posai mon menton contre mes genoux repliés.
Demain, tout commencerait vraiment.
Un nouveau lycée.
De nouvelles têtes.
De nouvelles attentes.
L’inconnu me tendait les bras, et je n’étais pas certaine d’avoir la force de le serrer contre moi.
Je fermai les yeux un instant, laissant le vent caresser mon visage.
Juste respirer. Juste tenir. Une minute après l’autre.