À l’aube du solstice

« Un pas pour des futurs ». Une annotation qui semblait juste pour ce portait qu’Eva avait terminé de dessiner. Une femme aux longs cheveux bouclés qui portait un manteau décoré de symbole avec une à moitié rabattue sur son crâne et au regard aussi éclatant que son sourire. Comme toujours, elle tenait ce sceptre orné d’une étoile dont le cœur était un cristal. Elle lui était si familière. À chaque fois, elle la dessinait avec une précision remarquable et pourtant, elle ne l’avait jamais réellement vue.

Paresseusement, Eva feuilleta son carnet de croquis presque terminé. Elle devait songer à en trouver un nouveau avant qu’elle se retrouve coincée. Tant de portrait différent, parfois aux caractéristiques étonnantes. Son imagination était fertile selon les dire qu’elle entendait. Elle soupira. Elle ne cherchait plus à lutter contre cette idée qui s’était installée dans les pensées de son entourage restreint. Ils préféraient juger et penser à sa place quand il s’agissait de ses dessins. Les choses étaient devenues ainsi et à quoi bon lutter contre ?

Une main qui claque sur la table l’a fait méchamment sursauter. Le stylo qu’elle tenait vola en même qu’elle posa la main sur le cœur. Encore une fois, elle ne faisait pas attention à ceux qui l’entouraient. Une petite femme à la peau sombre et regard colérique la scrutait avec son habituel agacement. Son allure de garçon manqué trahissait le fait qu’elle savait très bien se défendre. Eva le devint tout autant, elles ne s’aimaient pas et ça n’avait rien d’une surprise. Malheureusement, ce n’était pas une option de se séparer de ces deux Brouilleurs. Yasmine lui annonça d’un ton sec :

— Redescends sur terre et bouge-toi. T’as un gars qui t’attend.

Eva ne lui adresse qu’une grimace colérique. Non seulement elle avait envie de lui mettre une claque tout en sachant qu’elle n’arriva jamais à le faire, mais en plus, elle n’avait pas envie de faire « ça ». Elle espérait qu’elle n’aurait à le faire qu’une seule fois aujourd’hui. L’idée d’être contrainte de toucher quelqu’un et tout ce que ça impliquait faisaient encore une fois monter l’angoisse en même que ça la rebutait. Même autant habillé alors que les températures dépassaient les trente degrés.

À contrecœur, elle attrapa son carnet et le rangea dans un sac à dos après avoir récupéré le stylo qui lui avait échappé avec ce coup de peur. Elle voudrait rester là, mais le choix n’était plus un privilège pour les Chamanes comme elle. En silence, elle suivit Yasmine qui la guida à travers ce dédale de galeries souterraines. Dans son dos, Marius, son deuxième Brouilleur les avait rejoints. Elle grimaça encore une fois. Ce n’était pas comme si ce réseau était déjà surprotégé… Non, forcément, elle devait se les coltiner. Par automatisme, elle demanda à Yasmine :

— Est-ce que je dois me voiler ?

— Pas la peine, il t’a déjà repéré.

Eva pinça des lèvres. Il n’y avait que deux possibilités dans ce cas de figure. Comme elle ne sortait jamais en ville, soit une taupe avait réussi à entrer dans le mouvement des Méridiens à Ilvigre, soit, il y avait un traitre parmi les effectifs. Même au sein de leur repère, elle devenait repérable par le simple fait qu’elle était la seule à porter des manches longues. Les gants étaient un peu plus discrets étant donné que tous ceux qui la côtoyaient en portaient aussi par mesure de sécurité.

Elle souffla de résignation. Au fur et à mesure qu’il avançait, elle passa en mode automatique. Ne plus penser pour se protéger comme elle le pouvait. Elle devait toucher et avoir une vision. C’était pour ça qu’elle était née. Ça et rien d’autre. Encore une fois, comme à chaque fois qu’elle se mettait dans cet état de détachement, elle sentait quelque chose vibrer en elle. Ce n’était pas physique, mais cette étrange dissonance se révélait désagréable. Comme si quelque chose en elle se désaccordait. En boucle, elle se répétait qu’elle n’avait pas le choix, mais elle n’était même pas convaincue par ses propres mots.

Yasmine ouvrit une porte et fit place pour qu’elle entre. Même si son pas était assuré, elle s’en répugnait. Sans vraiment de surprise, elle découvrit qu’Anton et Dane étaient déjà présents. Les deux têtes qui dirigeaient la branche majeure d’Ilvigre. L’un avait les traits caractéristiques du Moyen-Orient alors que Dane était bien différent, typiquement européen. Elle était bien celle qui détonnait le plus avec ses origines européennes et d’Amérique latine. Elle n’était pas vraiment surprise de voir Anton partir après son départ. Néanmoins, elle lui jeta un regard perçant. Lui, elle avait deux mots à lui dire et comme chaque année à cette période, il l’esquivait le plus possible.

Cependant, quand elle découvrit l’homme solidement attaché à sa chaise, elle se ferma définitivement en se murant dans un silence austère. Marius, ainsi que deux autres gros bras, encadrèrent cette personne qui allait être la prochaine victime de son toucher. Eva n’avait pas besoin de le détailler du regard pour le reconnaitre malgré son visage tuméfié couvert de sang séché. Elle l’avait déjà croisé plusieurs fois. De toute évidence, Anton et Dane n’avaient pas eu le choix d’avoir recours à elle. Le fait aussi qu’elle n’avait pas besoin de se cacher était aussi assez significatif : il n’allait vivre encore très longtemps. Elle priait de ne pas voir son dernier instant.

Quand sa future victime releva la tête pour la regarder, elle ne vit que de la haine qui glissa sur elle. Une des émotions qui ne l’affectait plus. Eva resta stoïque lorsqu’il lui cracha au pied tout en se mettant à l’insulter :

— Tu es qu’une aberration contre nature putain de chamane ! Digne héritière de Doming ! Tu brises et emportes tout sur ton passage !

— Ne m’associe pas à Igor.

La colère froide qui s’était subitement levée l’avait poussé à prononcer ces quelques mots avec une froideur surprenante. Elle aurait largement préféré porter un autre nom. Toujours à être dans l’ombre de cet abruti en puissance… Elle se tourna vers Dane en ignorant le flot d’insultes qui continuait :

— Qu’est-ce que tu veux ?

— Ce gars faisait partie des effectifs européens du Méridien. Il est étrangement arrivé après qu’une branche mineure ait été anéantie par les Dreamers. Pas de doute, il est à l’origine des informations qui ont fuité. Sans notre double réseau de télécommunication, les dirigeants de cette branche se seraient fait choper. Ce que je veux savoir, c’est si cet homme agit en solo ou s’il y a un groupe derrière lui.

Eva restait silencieuse en écoutant ce que Dane disait en gardant le regard sur cet homme qui semblait enfin réaliser dans quel enfer il se trouvait. Au moins, Dane avait le mérite d’être claire pour essayer d’influencer sa vision. Elle se tourna doucement vers sa victime, son regard devint terne tandis qu’elle retira son gant gauche pour révéler une main blanche alors qu’elle était marre de peau. Une dépigmentation de naissance.

Alors qu’elle leva la main, l’homme commença à paniquer tout en commençant à lâcher des informations par lui-même, mais pour la plupart contradictoire. Encore un qui serait prêt à vendre son âme par peur d’être touché par un chamane. S’il savait pourtant à ce qu’elle point ce qu’elle allait faire la terrifiait tout autant que lui… En fermant les yeux, Eva prit une grande inspiration et resta en apnée malgré elle en se préparant au choc qui allait suivre. Doucement, elle ne posa que deux doigts sur la joue de l’homme.

Immédiatement, ses yeux se révulsèrent. Son esprit se faisait happer par la conscience de cet homme dans un maelstrom de son et d’image chaotique. Des souvenirs à l’état brut qui malmenait ses sens et qui les exacerbait. De nombreux fragments de réminiscence passés et des éclats de futur indistinct. Tout s’entremêlait sans la moindre continuité. Toute une vie lui passait devant les yeux sans avoir aucune emprise sur ce qu’elle voulait voir. Puis, après ce qu’il lui semblait une éternité de calvaire qu’elle ne pouvait pas mémoriser, un souvenir se démarqua et prit forme bien plus clairement.

En partageant le regard de cet homme, ce qu’il découvrit lui fit monter un profond dégout. Il avait tout perdu, famille et possession. Des mots ici et là lui permettaient de comprendre que si cette horreur avait eu lieu, c’était à cause des dégâts collatéraux d’une prédiction d’Igor. Il avait choisi de créer une interférence temporelle au risque d’impacter d’autres futurs… Pour se venger, il avait vendu toutes les informations au sujet de la branche mineure à laquelle il appartenait. La vengeance contre les Doming n’était plus qu’une obsession et elle était la meilleure cible pour tenter de toucher Igor…

Eva parvient à retirer ses doigts en reculant de quelque pas pour couper court à ce qu’elle voyait non sans un grognement dégouter. Ça la révulsait ! Il n’était pas le premier à avoir une dent contre les Doming. Ça l’écœurait d’être associé à ce Chamane ! D’un coup, le contre coup de la vision la prit de plein fouet. Son esprit se perdit dans des brumes épaisses ou rien ne pouvait l’atteindre. Profondément, toute son énergie était concentrée sur sa capacité d’analyse hors norme, propre à chaque Chamane. Au bout de quelques secondes, elle revint enfin à elle. Une chance que la vision fût assez courte, elle s’épargnait une potentielle migraine. Automatiquement, le mot passa ses lèvres :

— Passé. Il agit en solo par vengeance, indiqua-t-elle à Dane après avoir pris un instant pour trouver sa formulation. Il a vendu la branche mineure après qu’il ait tout perdu à cause des conneries d’Igor. Il a encore joué avec un futur, nota-t-elle avec aversion.

— Putain, il fait chier sérieux, marmonna Dane en se frottant le visage. Y a vraiment personne pour le modérer… Faut vraiment trouver le moyen de limiter son pouvoir sur les branches européennes.

— Il fait de la merde et comme d’habitude, on se dit que je suis la personne à atteindre pour le toucher… J’en ai marre de ses conneries !

— Dégagez-le et faites ce qu’Anton vous a dit, ordonna Dane aux hommes.

Eva regarda un instant sa victime qui se remettait à peine de son contact. Certains résistaient bien à son intrusion, mais lui, il n’arrivait pas à retrouver ses esprits correctement. Sans même prendre la peine de le détacher, les deux gorilles l’embarquèrent tout en trainant la chaise sur laquelle il était attaché. Du coin de l’œil, elle remarqua que Dane tentait de partir en douce, elle l’arrêta :

— Dane ! J’ai deux mots à te dire ! En privé, ajouta-t-elle à l’attention de ses Brouilleurs avec un regard noir.

— Plus tard, j’ai autre chose à faire.

— Étonnant, et plus tard, soit tu auras déjà disparu en ville ou tu trouveras un autre motif. Tu me fais le coup chaque année avec Anton ! Tu sais pourtant que je ne vais pas me gêner, je m’arrange avec toi par respect.

— Toi aussi t’es une emmerdeuse quand tu t’y mets, soupira Dane. Passe me voir au commandant ce soir.

Eva retint son sourire de satisfaction. Elle devait admettre que Dane était bien plus conciliant qu’il ne le paraissait au premier abord. Il faisait partie des très rares personnes en qui elle avait encore un semblant de confiance. En tout cas, assez pour lui céder ses droits de décision. La seule manière qu’elle avait trouvée pour le remercier de ce qu’il avait fait pour elle. Avant qu’il ne quitte la pièce, Dane se retourna en lui précisant :

— Ah, et tu retournes dans ton espace aussi. Je veux que tu restes là encore trois heures. C’est possible qu’on ait encore besoin de toi avant que tu rentres à l’ambassade.

Eva grommela en entendant cette précision. Il allait trouver le temps long. Surtout que dans les souterrains de la ville, elle perdait sa notion du temps à force de ne pas voir le soleil. À contrecœur, elle suivit Yasmine qui ramènera là où elle avait déjà passé toute sa journée.