OS publié en anglais et illustré dans le fanzine : Ineffable Voyage 📖🥖
Il y a un tout petit peu de féminisation, si vous n'aimez pas, passez votre chemin...
On ne pouvait pas dire que la météo était clémente à Londres pour un tout début de mois d’août… On ne pouvait pas dire qu’elle était clémente où que ce soit en Angleterre d’ailleurs, mais ce n’était pas de Mon fait ! Les humains peuvent Me reprocher bien des choses, mais s’il est vrai que J’ai inventé la pluie et le beau temps, Je ne le fais pas au quotidien. Non, c’est beaucoup trop de travail la météo, et puis quoi qu’il en soit, les humains ne sont jamais contents ! Au début, J'ai essayé de gérer au mieux, J’avais même délégué ça à quelques archanges triés sur le volet pendant un moment ; mais trop de soleil, ça n’allait pas, trop de pluie, ça n’allait pas non plus… J’ai donc décidé de façon unilatérale que la météo disposerait de son libre-arbitre, un peu comme les humains en somme (bon d’accord, Je me suis permise un léger écart pour cette histoire de Déluge, mais J’étais vraiment contrariée ce jour-là !).
Je suis comme ça, Moi, Je sème des graines et après, Je laisse faire. Je laisse faire Mes anges, la nature, les hommes, tout ça, tout ça… Il faut Me comprendre, c’est fatiguant l’omniscience ! Au départ, ça semblait idéal et puis en fin de compte, c’est ennuyeux de tout savoir et de tout prévoir. Mais l’avantage d’être Dieu, c’est de pouvoir faire ce que Je veux. J’ai donc rectifié le tir et inventé le libre-arbitre, l’antidote au fardeau divin ! Je crée, les autres galèrent. Pas mal comme concept, n’est-ce pas ? En matière de démission parentale, on n’a pas fait mieux encore… Mais Je m’égare…
Où en étais-Je ? Ah oui, la météo anglaise bien pourrie de cet été 2024.
La pluie n'épargnait aucun quartier de Londres en ce premier août, pas même Soho, l’arc-en-ciel de la capitale. Dans le confort de sa librairie, un certain Archange Suprême réformé sirotait une tasse de chocolat chaud en feuilletant tranquillement le dernier roman d’un écrivain du nom de Terry Pratchett (actuellement bien installé au Paradis) auquel une partie des humains rendait un culte bien plus assidu qu’à Moi au passage… Lové sur le bureau juste en face de lui, un serpent, aux écailles noires comme la nuit et aux yeux jaunes comme le soleil, ne cessait de darder sa langue. Après un soupir exaspéré, Aziraphale referma son livre et le posa sur le secrétaire. Avec de lents gestes méticuleux, il ôta ensuite ses petites lunettes (parfaitement inutiles parce que Je ne l'ai pas conçu bigleux, que les choses soient claires) pour les placer sur le roman, puis resserra son nœud papillon tartan. Il se recula ensuite dans son fauteuil et posa ses bras le long des accoudoirs en haussant les sourcils vers le reptile :
— Quel est le problème, mon cher ?
L’animal prit peu à peu la forme d’un être humain filiforme aux vêtements noirs cintrés, surmontés d’une fine et chatoyante écharpe grise, nouée sur une chemise vaporeuse, resserrée au niveau des biceps par de délicates jarretières de manches en argent. Assis de manière improbable sur l’arête du bureau, il toisait le libraire de ses yeux aux pupilles fendues, ses longues mèches rousses ondulant sur ses frêles épaules. Lorsqu’il répondit, d’une voix plaintive, en décroisant ses bras pour poser ses mains sur le bureau, de part et d’autre de son glorieux postérieur, le regard d’Aziraphale parcouru l’ensemble de son corps avec fascination. Il s’arrêta un instant sur sa chevalière en or, que le démon à la retraite portait désormais à son annulaire gauche (différence de tour de doigt, mais pas que), et un sourire satisfait éclaira un instant son visage.
— On s’emmerde, mon ange ! Ça fait trois jours qu’on n’est pas sortis de la librairie ! statua le démon licencié pour faute.
— Tu ne t’en plaignais pas hier… répondit Aziraphale, d’un air entendu et quelque peu condescendant (traduisez un peu salop).
— Tu te crois intelligent ? rétorqua Crowley, en penchant sa tête sur le côté.
— En fait, je le suis ! Je te rappelle que j’ai réussi à berner tout le monde, Là-Haut ! s'enorgueillit le libraire (longue histoire).
— Tu vas t’en vanter encore longtemps ?
— Hum… Laisse-moi réfléchir… Oui ! répondit fièrement le libraire, en reposant sa tasse sur le bureau, à côté d’une élégante plume noire (qui appartenait à Crowley avant d’être transformée en plume à calligraphie par l’ange).
— Ben puisque t’es si malin, trouve-nous un truc à faire !
Aziraphale sourit alors d’une oreille à l’autre, mais le démon leva une main pour l’empêcher de nuire :
— Non, pas ça ! J’ai envie de sortir…
Visiblement déçu, le libraire à temps partiel (comprenez fictif) soupira à nouveau, avant de proposer :
— Eh bien, je ne sais pas… Veux-tu que nous passions le week-end aux South Downs ?
— Je peux créer la pluie, mais le reste, c’est beaucoup plus compliqué, je te rappelle ! Le temps est aussi dégueulasse là-bas qu’ici… J’ai vu la météo ce matin, en allant chercher mon SEX (Six Espressos Xpress) chez Nina et Maggie !
— Hum… Eh bien, je suppose que des places VIP peuvent se libérer pour le close-up du Magic Circle Theater… poursuivit Aziraphale avec des yeux pétillants, en se frottant les mains d’une manière qui inquiéta immédiatement Crowley (et Moi aussi, pour être honnête).
— Par pitié, tout, mais pas ça… se lamenta le démon, en basculant sa tête en arrière pour M’adresser une prière silencieuse.
— Avec des places VIP, on a un accès anticipé et un cocktail ! le coupa le libraire, toujours aussi enthousiaste.
— Tu avais promis de ne plus me faire souffrir ! répondit Crowley, d’une voix blanche.
Touché. Brave petit. Il comprend vite, même s’il faut lui expliquer longtemps. Six mille ans parmi les humains, ça apprend les coups bas…
— Très bien, tu as une meilleure idée ? Ne serait-ce qu’une seule, autre idée ? demanda Aziraphale en saisissant son mug par les ailes, pour noyer son trouble dans la boisson cacaotée (J’en profite pour vous signaler que le chocolat a aussi des vertus aphrodisiaques sur les entités célestes, CQFD).
Le démon passa négligemment une main dans ses cheveux, le regard dans le vague :
— On pourrait aller en France ! Ça fait longtemps… finit-il par proposer, en se remémorant avec nostalgie tous les bons moments passés sur l’hexagone avec l’ange.
Le baptême de Clovis, l’ordination d’Aziraphale chez les Templiers, le couronnement de saint Louis et le placement de la France sous le patronage de l’Archange saint Michel (ils avaient bien ri à cette occasion, les deux idiots), leur vie à la Cour du Roi-Soleil en tant que Mousquetaires, la Révolution… Autant de bons moments, mais aussi d’innombrables années à supporter le pitoyable français de l’ange…
— Quelle bonne idée ! Allons manger des crêpes à Paris ! jubila Aziraphale, que seule la gourmandise ou la luxure pouvait réjouir davantage que la magie ou la littérature.
— À Paris ? T’es pas un peu malade ? Avec les Jeux Olympiques, c’est blindé de monde…
— Zut… J’avais oublié… Ce n’est pas grave, allons au Mont Saint-Michel ! Les crêpes y sont encore meilleures (ce n’est pas pour prendre parti, mais c’est vrai)...
— Je préfère encore me discorporer… T’as pas eu ta dose de Michael quand t’étais au Paradis ? Moi, je ne peux plus la voir en statue (pour ceux qui ne sont jamais allés au Mont Saint-Michel, sachez qu’il y a une jolie statue dorée de mon Archange au sommet de l’Abbaye, qui ne lui ressemble en rien, mais elle brille ! Les humains aiment quand ça brille. De rien) !
— Bon, eh bien surprends-moi alors ! abdiqua Aziraphale, vaincu par le poids des arguments, plutôt malins, du démon.
Crowley projeta son corps dégingandé en avant et s’en alla saisir ses lunettes de soleil, restées posées sur le petit comptoir de la librairie, de son pas chaloupé. Après avoir placé la paire de Valentino devant ses yeux serpentins, il tendit ensuite une main vers le libraire :
— Laisse-moi te tenter pour une promenade bucolique, mon ange !
Avec un froncement de sourcils perplexe, Aziraphale se leva pour rejoindre son démon et saisir sa main :
— Ooooh… Tentation accomplie !
Après un miracle démonique tout ce qu’il y a de plus frivole, les deux entités célestes atterrirent au bord d’une rivière, à l’extérieur d’un petit village médiéval champêtre, baigné de soleil. D’où ils étaient, ils pouvaient voir les innombrables guirlandes colorées, en papier crépon, tendues depuis le clocher de la petite église et accrochées aux maisons, dont les pierres ocre illuminaient les façades, gorgées de soleil.
— Où sommes-nous ? demanda le libraire, un air ravi illuminant son visage poupin.
— Dans le Périgord Noir ! A Saint-Léon-sur-Vézère plus précisément, il y a un marché gourmand ce soir, répondit Crowley, en miraculant un Borsalino en chanvre beige, qu’il tendit à son partenaire.
— Merci… C’est vrai que ça change de Londres… Et toi ? Tu ne veux pas de chapeau ? Le soleil tape fort ici…
— Les serpents adorent la chaleur mon ange, répondit Crowley, en lui posant un baiser sur la joue.
Ils se mirent en route et marchèrent tranquillement le long du cingle de la rivière, en bordure de champs. Le maïs et les tournesols s’épanouissaient sous le soleil de plomb et la chaleur quelque peu étouffante, à peine atténuée par la proximité de l’eau et l’ombre des frênes, chênes et tilleuls qui bordaient les berges. Ils ne croisèrent personne sur leur chemin, hormis les quelques kayakistes qui profitaient des paysages en flânant sur les eaux calmes et leur lançaient des “bonjours” enjoués au passage, auxquels ne répondait qu’Aziraphale, avec un accent à couper au couteau (rassurez-vous, le fameux Monsieur Rossignol est en Enfer depuis)… Crowley transforma quelques moustiques en libellules sur le chemin, à grands renforts de critiques à mon égard (à ce propos, vous savez pourquoi J’ai inventé les moustiques ? Moi non plus), et lorsqu’ils se rapprochèrent du village, en contournant un champ qui servait de parking, il continua de maugréer, sous le regard amouraché d’Aziraphale :
— Regarde-moi toutes ces pauvres voitures en plein soleil… On a eu bien fait de ne pas prendre la Bentley !
L’après-midi touchait à sa fin quand ils commencèrent à croiser de plus en plus de monde, alors qu’ils pénétraient dans le village en longeant de majestueux saules pleureurs, jusqu’à l’église romane du XIe siècle. Les rayons du soleil baissaient en intensité, mais pas la chaleur, tandis qu’ils s’éloignaient des berges pour déambuler au milieu des habitations, des autochtones et des touristes, qui pullulaient dans les étroites ruelles et sur la place du village, pour profiter du marché. Sous les toiles tendues aux couleurs bariolées, les producteurs locaux vendaient leurs marchandises, aux côtés des stands de vêtements, de produits (plus ou moins) artisanaux ou encore de jeux de pêche aux canards. Autour des petites piscines résonnaient les rires des enfants, ravis de gagner un trophée, si humble soit-il, à l’issue d’un jeu d’adresse auxquels se retrouvaient bien souvent mêlés parents ou grands-parents…
Alors que la place s’animait, au son de l’installation des grandes tables et des bancs, ainsi que de l’aménagement de l'estrade pour accueillir les musiciens, Aziraphale dénoua son noeud papillon pour détacher les premiers boutons de sa chemise bleue, laissant poindre une toison de bouclettes blanches.
— Seigneur, qu’il fait chaud en France (Je le répète, Je n’y suis pour rien)… souffla-t-il, en pliant soigneusement l’accessoire dans le creux de sa main.
Après un regard en biais vers les bouclettes tentatrices (là, J’y suis pour quelque chose, en revanche) de l’ex-Chérubin, ex-Principauté, ex-Archange Suprême, mais éternel Ange Gardien, Crowley lui pris le morceau de tissu tartan des mains, d’un geste vif. Il s’en servit pour attacher ses cheveux en une queue de cheval sauvage, laissant quelques mèches rousses s’échapper négligemment de sa crinière (là aussi, c’est Moi, c’est que Je m’y connais en attributs capillaires). Aziraphale l’observa à la dérobée, d’un regard subjugué où se mêlait une pointe de désir, qu’il s’empressa de refouler, en se promettant de faire garder l’accessoire dans les cheveux de Crowley plus tard dans la nuit… D’abord sa bague, maintenant son nœud papillon, comme autant de fragments de lui-même qui ornaient son démon, témoignant de leur appartenance mutuelle. Deux petites touches claires sur la sempiternelle tenue sombre de Crowley, comme deux étincelles de divinité qui rappelaient que rien n’était jamais figé.
Un ange pouvait vaguement trébucher sans pour autant vouer son âme au Mal, tout comme un fidèle guerrier du Paradis pouvait sciemment contrecarrer Mes plans, sans pour autant s’écarter du Bien. C’est subtil. C’est… Ineffable.
Mais Je m’écarte encore de notre histoire ! Le marché donc…
Tandis qu’Aziraphale était toujours perdu dans sa contemplation du Duc de l’Enfer désavoué, celui-ci s’était enfoncé dans une ruelle, pour se rapprocher d’un stand de vêtements. Sortant de sa torpeur au raclement sonore d’une table, le libraire remarqua, malgré la présence de ses lunettes de soleil, que le regard de Crowley s’était posé sur une petite robe d’été noire sans manches. Relativement courte, elle avait un décolleté profond, grâce à un col en V et une ceinture nouée sur le côté, juste sous la poitrine. Le tissu, aérien, était légèrement plissé et conférait à la robe une allure à la fois décontractée et élégante, malgré un prix très raisonnable !
Aziraphale tendit un bras pour caresser le vêtement, l’imaginant sans peine sur le corps gracile de son partenaire.
— Elle irait bien avec la paire d'escarpins rouge que tu portais la semaine dernière ! Tu sais, quand Mr Brown est venu à la boutique, pour nous parler de son déstockage ? demanda innocemment le libraire.
Le démon se remémora avec un rictus amusé le regard cocasse du vendeur de tapis, ainsi que ses bégaiements confus alors qu’il trébuchait en s'empressant de faire demi-tour. Pour la défense de ce cher Mr Brown, Crowley avait ouvert la porte en ne portant que ladite paire d’escarpins et le boa blanc d’Aziraphale autour du cou. Un brin jaloux, le démon ne manquait aucune occasion de se montrer dans le plus simple appareil au pauvre président de l’association des commerçants de Wickber Street, afin de lui exposer les innombrables marques d’amour qui recouvraient son corps. Aziraphale, sous son apparente pondération, pouvait se montrer complètement exalté dans l’intimité de la librairie (la faute à tous ces livres licencieux écrits par les humains et affectionnés par Ma charmante tête blonde)…
— Tu crois ? demanda Crowley, avec une grimace perplexe, en effleurant la robe du bout des doigts.
Même si Aziraphale s’évertuait à lui faire des compliments et à le rassurer constamment, il avait été tellement malmené en Enfer que son estime de soi s’était peu à peu, au cours des millénaires, réduite à peau de chagrin. Et là, Je vous entends d’ici, vous allez Me dire que ça n’a pas dû aider quand Je l’ai condamné, puis quand Aziraphale l’a abandonné, et vous n’aurez pas tort ! Cependant, ne M’en veuillez pas trop, car ces actes cruels n'étaient que des maillons indispensables de la grande chaîne du Plan Ineffable, visant, entre autres choses, à les réunir.
L’Amour, c’est Mon grand truc… Aimez-vous les uns, les autres, croissez et multipliez, tout ça, c’est de Moi je vous rappelle ! Bon, finalement, les humains s’accouplent plus qu’ils ne multiplient et les êtres célestes s’y sont mis aussi, mais ça, ça fait partie des bonnes surprises du libre-arbitre, vous vous souvenez ? L’antidote au fardeau divin !
La main d’Aziraphale rencontra celle de Crowley et il glissa ses doigts sous la paume du démon pour porter le dessus de sa main au niveau de ses lèvres et y poser un tendre baiser.
— Je la miraculerais bien directement sur toi, mais ça va me donner des idées… souffla-t-il ensuite à l’oreille de Crowley, de la voix grave et profonde qu’il empruntait parfois (souvent) juste avant de mordiller le lobe d’oreille du démon.
Il savait très bien, le petit salop, l’effet que ça produisait sur Crowley. La façon dont ce mordillement, couplé à cette voix de baryton, se répercutait directement et délicieusement jusqu'à son pelvis ! Le démon s’empourpra et détourna les yeux, l'instant que le libraire sorte un billet de sa poche et le tende au marchand qui s’était rapproché, flairant une vente possible devant les amoureux en goguette. La proie facile par excellence, comme chaque commerçant le sait !
Une fois le billet empoché, l’homme plia sommairement la robe et la plaça dans un petit sac, qu’il tendit à un Crowley cramoisi, qui bredouilla un :
— Ngk… à peine audible.
— Merci monsieur et, hum… Bonne soirée ! répondit joyeusement Aziraphale, qui avait retrouvé sa voix habituelle (et surtout son accent exaspérant).
Ils revinrent ensuite d’un pas lent vers la place du village en se tenant la main, suivant ainsi le mouvement des autres badauds, alléchés par les odeurs en provenance des échoppes de nourriture. Aziraphale sentit le démon s’agiter à ses côtés, il serra alors un peu plus fort sa main dans la sienne et tourna son visage vers le sien, l’air soucieux :
— Qu'y a-t-il, mon étoile ?
Crowley s’employa à regarder partout sauf dans sa direction, tandis qu’il bredouillait :
— Ngk… Tu n’étais pas obligé…
Le libraire s’arrêta, contraignant Crowley à en faire de même, puis il caressa de sa main libre la joue du démon jusqu’à ce que celui-ci tourne enfin son visage vers lui. Au travers les verres teintés de ses lunettes, Aziraphale pouvait deviner les orbes safranés aux pupilles fendues qu’il aimait plus que tout au monde. Il remonta sa main et effleura le petit serpent tatoué sur sa joue, avant de jouer distraitement avec une mèche rousse qui chatoyait à la faveur du soleil couchant :
— “Doutez que les étoiles ne soient de flamme. Doutez que le soleil n’accomplisse son tour. Doutez que la vérité soit menteuse infâme. Mais ne doutez jamais de mon amour.”(Ca, c’est de William Shakespeare, acte 2, scène 2 de Hamlet. Heureusement que Je suis là !)
Il fit ensuite taire Crowley, qui s’apprêtait à protester, en penchant sa tête sur le côté pour poser un baiser brûlant au creux de son cou. Le petit serpent en profita pour migrer sur Aziraphale, comme il le faisait souvent et vint s’enrouler autour de son annulaire.
Après un petit gloussement amusé, le libraire huma l’air, chargé d’odeurs appétissantes :
— J’ai faim ! déclara-t-il, d’une voix ferme.
— Menteur, ricana Crowley, reprenant difficilement contenance.
— J’ai envie de manger ! C’est mieux ? demanda le libraire, en haussant un sourcil.
— Disons que c’est plus proche de la vérité ! Je peux t’offrir à dîner, mon ange ? Histoire que tu n’aies pas le monopole du romantisme ce soir… ajouta le démon, d’une voix traînante.
— Mmmm… Tu as toujours su me tenter avec la nourriture ! Après toi, mon rossignol…
Aziraphale laissa le démon passer devant lui avec galanterie et ils arrivèrent bien vite à la place du marché, au moment où le soleil se couchait à l’horizon. L’endroit était bondé ! Il n’y avait déjà plus une place vacante autour des grandes tablées, où chacun allait et venait, les bras chargés d’assiettes et de boissons. Les nombreuses échoppes de nourriture étaient cernées de files d'attente où qu’ils regardent.
— Qu’est-ce que tu veux manger ? De la charcuterie ? Un plat chaud ? Un jambon-beurre ? Du fromage ? proposa Crowley, en observant les différents mets proposés par les producteurs locaux.
— Hum… J’aimerais bien un plat typique d’ici ! Je pourrais… Tu sais ? Pratiquer un peu le français et demander aux marchands ! commençait déjà à se réjouir Aziraphale, en remuant ses doigts, avec des gestes fébriles et un sourire étincelant.
— Même pas en rêve ! Va m’attendre plus loin, ça va sentir le dessous-de-bras dans la file d’attente… répondit le démon, avec un romantisme pragmatique, pour l’occasion.
Un peu déconfit, l’ange s’écarta pour essayer de trouver un emplacement libre à table, laissant Crowley se miraculer une bonne place au milieu de la foule affamée. Le démon mit moins de cinq minutes à revenir, le sac de sa robe pendu à son coude, aux côtés d’un panier, d’où l'extrémité d’une bouteille de vin dépassait. Il tenait une assiette bien remplie dans chaque main et avançait de son pas élastique vers Aziraphale, qui, lui, grimaçait :
— Il n’y a aucune place, mais je peux en miraculer… proposa-t-il à voix basse, avec un air de conspirateur.
— Et si on allait manger au bord de l’eau plutôt ? On serait plus au calme !
— Oh… Bonne idée ! Je te suis…
Ils s’éloignèrent de l’agitation de la placette pour retourner près de l’église, où quelques autres couples s’étaient installés à l'écart, le long de la berge. L’ambiance était beaucoup plus intime ici, en retrait des lumières artificielles du village. Les rayons de lune se reflétaient sur les eaux calmes de la rivière Vézère, dont le chuintement doux se mêlait aux rumeurs atténuées de la fête et aux chants des grillons.
Crowley pointa du menton un énorme saule pleureur, dont les branches ondulaient gracieusement sur l’herbe courte et brûlée par le soleil :
— Ici ?
Après avoir vérifié que personne ne les regardait, Aziraphale miracula un plaid en tartan au pied du large tronc et délesta le démon des assiettes, afin de lui permettre de s’asseoir. Crowley se mit à genoux pour poser son sac et vider le contenu du panier pendant que l’ange reniflait les vapeurs parfumées des assiettes, en laissant échapper un gémissement de plaisir :
— Mmmm… Ça sent divinement bon ! Qu’est-ce que c’est ?
— Du foie gras poêlé avec une compotée de pommes caramélisées pour toi et une omelette aux cèpes pour moi ! J’ai pris une bouteille de saint-émilion pour aller avec, ça te va, mon ange ? répondit Crowley, en sortant du panier deux gobelets, des couverts et deux serviettes de tables à carreaux Vichy, l’une rouge, l’autre jaune.
Le libraire s’assit avec précaution à ses côtés, puis posa les assiettes sur le côté et retira son chapeau, qui avait quelque peu écrasé ses jolies boucles platine. Aussitôt, Crowley tendit un bras pour passer ses longs doigts, aux ongles vernis en gris-argenté, dans la courte chevelure du libraire et le recoiffer, d’un geste aussi machinal qu’affectueux. Aziraphale en profita alors pour l’attirer contre lui en l’agrippant par sa fine écharpe et poser un baiser innocent (c’est relatif) sur ses lèvres.
— Et si quelqu’un nous voyait ? ricana le démon, en s’écartant à peine. Un ange et un démon…
Aziraphale ôta délicatement les lunettes de soleil de son partenaire de toujours et les jeta dans le panier avant de répondre, une octave plus haut, en plongeant ses yeux clairs dans l’ambre de ceux de Crowley :
— Les humains sont beaucoup plus tolérants que les célestes mon cher, ne t’en fais pas ! Et de toute façon, la plupart d’entre eux ne croient ni aux anges, ni aux démons…
Après un deuxième baiser tout aussi fugace, chacun ramassa son assiette et ils commencèrent à manger, l’un en face de l’autre, mais si proches qu’ils continuèrent à parler à voix basse, ne souhaitant pas troubler la sérénité du moment.
Depuis qu’ils habitaient ensemble, c’est-à-dire depuis la fin du Second Avènement (ou plutôt du Second Achèvement), ils avaient tendance à rester reclus dans le sanctuaire de la librairie. Oh, bien sûr, ils allaient à Saint-James Park pour nourrir les canards et promener la Bentley et ils conversaient régulièrement avec les autres commerçants de Soho, mais si personne n’était dupe de leur relation, ils ne s’exposaient pas au grand-jour pour autant (à part avec Mr Brown, mais il l’a cherché, il faut dire ; parler comme ça de son association à
Aziraphale devant Crowley, comme s’il étalait son profil Grindr)…
Pas qu’ils risquent quoi que ce soit, à dire vrai. Les humains sont, c’est un fait, plus tolérants que les célestes à l’égard des relations “contre-nature”. Et là, Je parle d’anges et de démons, pas d’homosexualité, on est bien d’accord que ça, ça ne pose un problème à personne !
— Je me régale, merci Crowley ! Très bon choix… Et toi ? finit par bredouiller Aziraphale, la bouche pleine.
— Pareil ! J’adore les cèpes et les meilleurs se trouvent ici…
— Je ne pensais pas que c’était déjà la saison des champignons… répondit évasivement l’ange.
— Ça l'est pas ! Les humains les conservent dans des bocaux !
— Qu’est-ce qu’ils sont ingénieux ces humains ! Si tu aimes ça, nous pourrions… Revenir cet automne pour en ramasser dans les bois, qu’en dis-tu ? Ce sera également la saison des châtaignes et j’adore les châtaignes grillées ! s’enthousiasma le libraire.
— Va pour le Périgord cet automne alors ! Je te ferai cuire des châtaignes avec du feu de l’Enfer, répondit Crowley avec un sourire en coin, tout en versant la fin de la bouteille de vin dans les gobelets (pour rappel, eux peuvent boire comme des trous, mais pas les humains).
Une fois les assiettes et les gobelets terminés, Aziraphale, repus, s’adossa au tronc du saule et écarta les jambes pour attirer Crowley dans son étreinte. Ils restèrent ainsi un long moment, à parler de tout et de rien, le dos de Crowley reposant sur le torse de l’ange, ravi de s’imprégner ainsi de l’odeur de son eau de Cologne. Le libraire, quant à lui, détacha les cheveux du démon pour jouer distraitement avec ses longues mèches et poser des baisers sur son front. Vers vingt-deux heures, alors que le couple somnolait à moitié, tout à la joie de partager un moment d’intimité (sans avoir à craindre de quelconques représailles, ni avoir à déjouer une énième Apocalypse), le son entraînant d’un accordéon leur parvint, faisant s’ébrouer Aziraphale :
— Le bal musette a commencé, on dirait…
— Tu te rappelles du dernier bal populaire où nous avons été, après la libération ?
— Oui ! Nous avions bien ri… se souvint l’ange, avec un sourire nostalgique.
— Bien ri, mais pas dansé si je me rappelle bien…
— La faute à qui ? Tu n’arrêtais pas de te faire aborder par ces Américains aux manières légères ! rétorqua Aziraphale, à la fois amusé et agacé par ce souvenir.
— Il n’y a pas d’Américains ce soir… déclara le démon, la voix pleine de sous-entendus.
— Tu… Tu serais d’accord pour aller au bal avec moi ?
— Oui, mais je danse mieux que toi, je te préviens !
— Parfait, je n’aurai qu’à me laisser guider dans ce cas… sourit le libraire, enchanté.
Crowley se redressa alors et passa une main dans ses cheveux pour les recoiffer sommairement. Il chercha ensuite ses lunettes, que l’ange lui tendit avec un sourire malicieux.
— Qu’est-ce que tu mijotes ? demanda le démon, sur la défensive.
— Je pensais que, euh… Tu pourrais danser… Avec ta nouvelle robe, si… Si tu es d’accord ?
Le démon eut un moment de flottement, avant de demander :
— Tu… Tu veux que je me transforme en femme ?
— Non ! Oui… Enfin, comme tu préfères ! Mais je pensais simplement à ce que tu changes ta tenue, répondit précipitamment Aziraphale, craignant d’avoir vexé le démon (ce n’était pas le cas).
— Un homme en robe ? Pour danser dans une guinguette ? On risque de nous regarder… Ça ne te dérange pas ?
L’ange remua ses doigts et Crowley fut vêtu par miracle de sa petite robe noire et de ses escarpins rouges, sa fine écharpe transformée pour l’occasion en un collier ras de cou argenté, assorti à son vernis. Il tendit ensuite sa main pour l’aider à se relever :
— Mon rossignol, je serais honoré que tout le monde me regarde danser au bras d’une aussi magnifique créature que toi…
Je vous raconterais bien la suite de cette soirée, à base de French kiss, d’accordéon, de danse, d’encore plus de vin et de robe remontée bien au-dessus des genoux, mais Je vous fais confiance pour l’imaginer par vous-même ! Sachez seulement qu’ils ramenèrent à Londres du fromage, du vin et un tournesol, dont Crowley garda les graines pour les planter dans leur cottage des South Downs…
Câlins, bisous, Dieu.