Lunathiel
— Jeune maître, il est temps de vous...
Nul besoin de le faire aujourd'hui ! Je sortis hâtivement de ma salle d'eau, surprenant ma préceptrice que je saluais d'un immense sourire alors que je traversais déjà ma chambre afin de gagner la salle à manger pour y prendre le petit déjeuner avec le reste de la famille. Elle fut surprise. Surprise de déjà me voir debout et surprise de voir un tel sourire sur mes lèvres, mais au vu de son visage qui s'illumina et ses mains qui s'agitèrent pour me faire comprendre de me hâter plus encore, je sus à mon tour qu'elle venait de comprendre mon enthousiasme. Aujourd'hui était un grand jour et demain, un jour de fête.
Je traversai les couloirs au pas de course, manquant de peu de bousculer plusieurs personnels qui nettoyaient déjà la maison. Je dévalai les escaliers et me laissai glisser sur sa rambarde afin que ma course soit plus rapide. À sa fin, je manquai de trébucher, mais je fus bien heureusement rattrapé. Un bras avait entravé ma poitrine et je relevai la tête, offrant un sourire d'excuse à mon aînée. Il leva les yeux au ciel, me redressa et redora ma tenue qui avait dû se froisser durant ma course et d'autant plus durant ma « chute ». Malgré ce grand jour, il gardait cet air rigide et strict, un peu comme notre père.
— Ne soit pas aussi négligé Lunathiel, tout particulièrement en ce jour. Si père voit que ta tenue n'est pas parfaite au millimètre près, tu sais ce qui arrivera, me prévint-il en replaçant mon jabot.
— Merci, Erasse, mais elle était parfaite lorsque je suis sorti de ma chambre. J'ai couru jusqu'ici.
— Il est vrai que tu es là tôt. Tu montres au moins que tu as hâte d'être libre. La conviction est la chose la plus importante.
Je levai les yeux au ciel à mon tour. Il allait encore me sortir le refrain habituel. Je lui fis donc un simple signe de tête et tournai les talons pour gagner la salle à manger. Je volai au passage une pomme qui passait près de moi, dans une coupelle tenue par un servant. Il me salua poliment avant de me dépasser et de gagner à pas rapide la même pièce que moi. J'eus un léger tant d'arrêt en découvrant mon père, assis à son siège en bout de table, le journal d'aujourd'hui entre les mains. Il ne prit guère la peine de relever la tête, occupé à lire et à siroter son thé matinal.
— Bonjour père, me devança Erasse. Avez-vous passé une bonne nuit ?
— Bonjour Erasse, répondit-il de sa voix rauque, aussi bien que les jours précédents. Ça ira mieux lorsque ton frère aura, lui aussi, trouvé sa liberté et porté l'honneur sur notre nom.
— Nul souci à vous faire, père. J'apporterais l'honneur, répondis-je poliment en m'installant à table. Je gagnerais ma liberté au même prix que tous mes ancêtres.
Il y répondit par un son de gorge très peu engageant et je serrai la pomme entre mes mains. Erasse se servait déjà dans les plats délicieux que les servants avaient préparés. Moi, avant même que la journée ait pu commencer, j'avais déjà une boule monstre au ventre. La joie et l'excitation ressentie n'étaient désormais qu'un vil poison qui envahissait mon être à une vitesse traître. Je sentis de la bile gagnait ma gorge et crus bien vomir ici même. Je ne devais pas échouer. J'allais faire honneur à tous mes ancêtres et à mon nom. J'y croyais. Il fallait toujours y croire et je ne doutais pas de moi.
J'avais excellé dans absolument tous les domaines ces dernières années. Pas une seule fois je n'avais connu l'échec. J'étais la victoire à l'état pure. Si ce n'était pas moi, ça ne pouvait être personne d'autres. J'étais née pour ça. C'était pour cela que les paroles de mon père, désinvolte sur le programme de la journée, ne m'atteignait pas. J'avais travaillé pour ce jour et le prochain. La réussite était déjà à moi, alors je me ressaisis. Je chassai toutes les pensées parasitant mon esprit et ne gardai que celle qui m'était utile. Je croquai dans ma pomme avec un regain d'énergie.
Père et Erasse parlaient sur les actualités du jour, mais ils revenaient toujours à la grande cérémonie de demain : la « Quintessence ». Un immense évènement qui arrivait juste pour nous. Nous étions nées sous le bon alignement des astres et demain, le grand Sent Equin, le plus majestueux des dragons, choisirait sa paire, un enfant né sous l'astre lunaire à son apogée, lors d'une nuit de Thiel et il en existait seulement trois. Tout le monde était en folie à cause de cela et tous étaient heureux d'être nés à la bonne époque et je l'étais encore plus qu'eux. Dehors, les rues grouillaient de monde, de touristes et de voyageurs venus des quatre coins de la carte.
Je ne m'étais attendu à rien durant ce déjeuner, ou peut-être alors une once d'encouragements de la part de la famille. En vain. Lorsque nous quittâmes la table, l'estomac plein, je sus que le moment était venu. Je fus le premier à être devant la porte. Ma préceptrice ouvrit la porte, nous souhaitant une bonne journée et je la remerciai d'un signe de tête. Père et Erasse me dépassèrent, un air de pure fierté soudé à leurs visages. Sinom et Arès se posèrent de leurs lourds corps devant notre demeure. Leurs griffes se plantèrent dans la terre et leurs ailes soulevèrent les fleurs à proximité. Leurs souffles soufflèrent nos vêtements et père et Erasse s'avancèrent vers leurs dragons, leurs paires d'âmes et se hissèrent par leurs pics jusqu'à leurs immenses têtes.
C'était cela, la fierté de notre peuple, la fierté de Dragsyl : son lien étroit avec les dragons. Je les regardais prendre confortablement place sur les deux immenses créatures tandis que je gagnai mon cheval avec moins d'entrain. Père et Erasse rayonnaient de supériorité et d'honneur. En tant que noble, on n'en avait pas attendu moins d'eux que leurs âmes seraient liées à des dragons de type Ether, les plus purs d'entre eux. Il avait eu la liberté tandis que mon tour n'était pas encore arrivé, mais d'ici quelques heures, je le serais à mon tour ! Je saisis les rênes de ma monture et jetai un dernier regard à père et Erasse.
— Retrouvons-nous à ton académie. Tâche de ne pas nous décevoir, gronda mon père.
Je hochai la tête. Même dans mon imagination cela n'était pas possible. J'étais parfait pour le rôle qui allait m'être attribué. Sur ces paroles, Sinom et Arès prirent leur envoles, créant d'immenses bourrasques. Je les regardais, admiratif de ces deux immenses dragons. Je n'avais jamais pu les monter, car il était très mal vu de monter la paire d'âmes d'un autre, mais je les avais toujours admirés. Ils étaient beaux. Au milieu de leurs immenses écailles de gemmes de sang, des ruisseaux d'un bleu luminescent brillaient et les rendaient mystiques, plus qu'ils ne l'étaient déjà.
Je tirai les rênes de ma monture afin de reculer et battis mes talons sur ses flancs. Il était temps de s'en aller. Ce n'était rien comparé à liberté que j'allais vivre en volant avec ma paire, mais je partis rapidement aux galops. Le vent qui fouettait mon visage me donnait un minuscule aperçu de ce qui allait m'attendre. C'était ce sentiment de bien-être à son apogée que j'allais finir par atteindre ! Avant d'arriver en ville, je devais traverser la grande plaine de ma propriété. Père et Erasse l'avait déjà dépassé avec leurs dragons et ils étaient loin devant moi. Je les percevais tout juste. Ma monture allait aussi qu'elle le pouvait, mais ce n'était pas suffisant. L'écart entre eux et moi s'agrandissait encore et encore. C'en était frustrant.
Ce qu'ils firent en quelques minutes, je le fis en bien plus. Lorsque j'arrivai en ville, eux étaient déjà au point de rendez-vous. Dragsyl était en ébullition. Les enfants couraient et jouaient joyeusement en tenant des cerfs-volants ou des jouets, tous représentant des dragons et principalement le grand Sent Equin. Les adultes se préparaient en apprêtant leurs maisons de jolies trouvailles ainsi que leurs commerces et bavardaient entre eux lorsqu'ils me virent passer sur leurs chemins. Les voyageurs de passage pour l'événement murmuraient toutes sortes de choses à mon égard.
— Ils ont la langue bien pendue.
Je me tournai vers la voix et eus un sourire en rencontrant Reïdja, mon fidèle ami.
— Ils savent que tu es le prétendant au titre de paire de Sent Equin de Dragsyl. Je me demande à quoi ressemblera celui de Consyl et Verasyl.
— Certainement seront-ils moins impressionnants que moi, murmurai-je avec un sourire. Consyl est un trou pommé au milieu de la cambrousse et Verasyl a rarement abrité les cavaliers les plus brillants.
— Ils ne sont pas des lumières, affirma Reïdja. Tu te souviens de ce misérable de l'année dernière qui n'a même pas su obtenir un dragon de type terre ?
Je retins un rire. Je ne devais pas paraître aussi léger face à tout ce public et ils ne devaient pas entendre tout ce que nous nous disions. Notre image était aussi importante à préserver que le reste.
— Il est rentré à Verasyl la nuit même. J'ai entendu dire qu'il est devenu écuyer.
— C'est tout ce que méritent les misérables dans son genre. Tout le monde n'a pas le panache nécessaire pour obtenir sa paire. Il en est la preuve, m'amusai-je.
— C'est facile pour toi. Tu as toujours su que tu serais un prétendant au titre le plus honorifique.
Je lui lançai un regard ironique lorsqu'il tenta de défendre cet écuyer. Il m'offrit un regard sérieux qui disparut aussi vite qu'il était arrivé et il dissimula son rire comme il le put, comme moi. Bien sûr qu'il n'allait pas défendre une personne du bas peuple. Certains étaient destinés à ne jamais trouver leurs paires draconiques. Nous n'étions pas de ceux-là. Reïdja était un noble de Hallebary et son rang, surtout son talent, allait lui offrir au moins un dragon de type feu.
Après avoir calmé notre rire, nous saluâmes de la main quelques paysans qui devenaient fous à notre passage. C'était tout un jeu auquel nous jouions depuis que nous étions petits. C'était comme une habitude désormais. Nous offrions des sourires d'un côté, des signes de mains de l'autre. Nous étions applaudis, salués, aimés et admirés par les gens du petit peuple. Personne n'aurait pu les confondre avec nous. Nos vêtements étaient immaculés et brodés de fils d'or, de petits joyaux scintillant sous le soleil. Nos montures étaient serties d'une parure riche et confortable, et étaient parfaitement brossées. Nous étions de deux mondes différents.
Nous traversâmes la ville ainsi jusqu'à notre académie. Arrivés, nous donnâmes notre monture aux garçons d'écurie puis gagnâmes le grand hall. C'était là que les parents de chacun étaient rassemblés. Aucun d'eux ne faisait tache. Ils n'y avaient que des nobles, des personnes distinguées. Cependant, certains portaient des habits plus riches que d'autres et certains tentaient d'être à l'aise dans des vêtements qu'ils n'avaient visiblement pas l'habitude portée, ces derniers venaient certainement de Verasyl. D'autres demeuraient en retrait, dans les coins les plus sombres, eux, vêtus presque pouilleusement pour moi, venaient de Consyl.
Je saluai quelques têtes familières, dont les parents de Reïdja avant de chercher père et Erasse du regard. Je ne pus guère aller vers eux, car la directrice, madame Asméria vint à notre rencontre. J'avançai vers elle suivit de Reïdja et les autres élèves firent de même. Ceux de Consyl et Verasyl firent de même, nous prenant pour modèles. Eux n'étaient pas habitués à être dans un établissement aussi luxueux, propre et immaculé que celui de Dragsyl. Le leur était moins grand, moins blanc, moins haut, moins majestueux, plus banal.
— Je vous salue tous. Nous sommes réunis en ce jour afin d'offrir la liberté à nos enfants, comme vous l'avez obtenu autrefois. Nous avons la chance d'être nés sous le bon alignement des astres et d'avoir, chacun, un enfant né lors de la nuit de Thiel parmi nous. Nous avons l'immense honneur de pouvoir assister au choix de Sent Equin sur sa paire.
Reïdja me lança un regard amusé en biais et je le lui rendis.
— Aujourd'hui, nous donnerons à chacun sa convocation. Demain, vous serez libre.
C'était bientôt le moment. Madame Asméria continua de parler, radotant encore comme les autres années, à chaque fois qu'il y aurait des libérés, des nouveaux cavaliers. Reïdja me murmura le dialogue de madame Asméria à l'oreille, par cœur, presque sans omettre un mot. Je gloussai doucement. Elle parlait pendant bien une dizaine de minutes, rappelant l'honneur que nous avions de devenir des libérés, comme si c'était en douter. Reïdja se lassa au bout des premières minutes. Lorsqu'elle termina celui-ci, elle invita tous les parents à se rendre à l'amphithéâtre romain afin qu'ils puissent assister à la convocation de chacun. Les élèves, eux, furent invités à rejoindre les combes en attendant qu'ils soient appelés tour à tour.
— Fais honneur à la famille, soupira Reïdja.
Lui aussi n'avait cessé d'entendre cela de sa part de ces parents. Je répétai la même phrase que lui avec un sourire. C'était un peu notre hymne au soutien. Nous gagnâmes les combes, nous encombrant dans ces derniers. Reïdja observa autour de nous, détaillant tous les élèves dont l'excitation était à leurs combles. Ils mourraient tous d'impatiences et d'autres, comme moi, Reïdja et d'autres nobles qui étaient certains d'obtenir leurs libertés, savaient contenir cette dernière. Non pas que nous ne l'étions pas, mais nous savions rester... noble, dans tous les sens qui pouvaient exister.
Nous entendîmes la voix de la directrice résonner jusqu'à nous. D'ici peu, les premiers seraient appelés. Je serais dans les derniers.
— Qu'est-ce que tu feras quand tu seras un libéré ? demanda Reïdja. Moi, je me le demande encore. J'irais peut-être sur les plages de Loïr, à Verasyl. On dit que c'est le premier endroit à voir quand on en devient un.
— Je ne sais pas encore, avouai-je. J'irais loin de père et Erasse. J'irais peut-être à Thiel.
— La capitale des dragons ? Remarque, tu y seras bien autorisé, même sans vingt ans d'unions d'âmes. Sent Equin est leur seigneur, alors tu le seras aussi d'une certaine façon.
Je rigolai. Il n'avait pas tort. Une fois une paire avec Sent Equin, rien ne pourrait plus m'arrêter. J'avais hâte. Les pensées de Reïdja étaient plus humbles dans la mesure du type de dragon qu'allait être sa paire. S'il avait été à ma place, il aurait agi de la même façon. Ce n'était pas un crime d'être heureux et confiant de ce qui nous avait été offert. Il fallait, bien au contraire, en être ravi et faire honneur à cela. Moi et Reïdja l'avions parfaitement compris.
Nous discutâmes un moment tandis que les premiers étaient appelés par ordre alphabétique, toutes villes confondues. Cela risquait de durer un moment. Ce genre d'évènement l'était toujours de toute façon et nous devions trouver un moyen de faire passer le temps. La plupart des personnes ici présentes dialoguer ensemble, car c'était bien l'une des seules choses que nous pouvions faire. Moi et Reïdja parlions nous même avec deux autres nobles avec qui nous avions eu le loisir de passer nos heures de libre à l'académie. Tous les quatre étions habitué à recevoir des regards insistants. Moi et Reïdja parce que nous étions des nobles très distingués et ces deux-là parce qu'être près de nous était une raison suffisante pour attirer l'attention.
On me tapa doucement sur l'épaule et je me retournai. Un petit gringalet brun, certainement une vermine de Consyl, m'accordait un sourire gêné.
— Excusez-moi, mais on m'a fait demander dans l'aile ouest afin d'inscrire mon nom sur le registre. J'ai eu du retard, je n'ai pas pu le faire et... Vous allez l'air de bien connaître ce lieu et comme je ne viens pas d'ici...
— Vous venez de Consyl, c'est ça ? demandai-je.
— Ça se voit tant que ça ?
Il gratta nerveusement sa nuque, rougissant de la tête au pied. Visiblement, il était lui-même gêné de venir de ce trou pommé du monde. Je jetai un bref regard à Reïdja qui détaillait le brun, certainement pour arriver aux mêmes conclusions que moi-même.
— Ce n'est pas ça. Vous en avez l'accent, mentis-je.
Bien sûr qu'il en avait l'accent, mais oui, ça se voyait tant que ça. Il n'était pas à l'aise dans les vêtements qu'ils portaient et c'était la plus fortuite des matériaux qu'un noble pouvait avoir, bien que trop cher pour les paysans.
— Je peux vous montrer un morceau du chemin si vous le désirez. Je passe dans les derniers.
— Oh, ce serait très gentil de votre part !
Je fis un signe de main en direction de mon ami pour le signifier mon départ et il hocha la tête avec un sourire. Trop de monde nous regardait pour que je puisse laisser ce brun à son sort. Si on apprenait que j'avais laissé un pauvre étudiant se débrouiller alors qu'il ne connaissait rien, mon image risquait d'être ébranlée. Il était donc de mon devoir de le « conduire » jusqu'au registre. Nous quittâmes donc les combes, lui sur mes talons, trottinant presque pour parvenir à rattraper mes pas. Il était minuscule. J'avais dû mal à croire que même ce genre de personnes avait le droit de monter un dragon. S'en était risible. Il était mal coiffé. Ses vêtements étaient débraillés. Ces bottes étaient lacets d'une façon grotesque. Sa posture était pitoyable, comme s'il ne savait supporter l'apesanteur du monde.
Il tenta de m'adressa la parole. Ce ne fut que des mots sans queue ni tête qui me firent discrètement grincer des dents. Il baragouinait et je fus obligé de lancer la discussion tant cela en devenait gênant. Je ralentis mon pas, me calant sur le sien afin de faciliter nos discussions.
— Je m'appelle Lunathiel, et vous ?
— Oh, vous êtes... Mince... Je... Je suis Uriel.
— C'est un joli prénom.
À la limite aurions-nous pu donner ce nom à un étalon.
— Je... Je suis honoré de vous rencontrer. En fait, je suis...
Je m'arrêtai et me tournai vers lui. Je lui souris et il me rendit.
— Je vais vous laisser là. Il vous suffit de continuer tout au long de ce couloir, de prendre les escaliers de gauche et de prendre à gauche encore une fois.
— Oh ! Oui, désolé d'avoir pris de votre temps. Merci pour vous aide et revoyons-nous vite pour notre liberté !
— Je ne pense pas.
— Pardon ?
Je regardai autour de moi afin d'être certain que nous étions bien seuls. Nous l'étions. S'il essayait de parler, ce serait sa parole contre la mienne et nous n'allions pas retenir celle d'un simple cavalier sorti de Consyl. J'étais Lunathiel, il n'était rien. J'étais un noble reconnu dans tous les royaumes, il arrivait à peine à porter des vêtements de notre classe. J'avais l'éloquence, il était misérable. Il n'avait donc aucune chance contre moi.
— J'ai dit que je ne pensais pas. Je vais vous dire quelque chose pour votre bien. Des personnes comme vous n'ont aucune chance de devenir la paire d'un dragon. Vous devriez rentrer dans votre cambrousse et ne pas nous faire honte.
— Des personnes comme moi ? demanda-t-il.
Je pouvais lire la désillusion sur son visage. Il ne s'attendait visiblement pas à cela de ma part, mais il fallait bien que quelqu'un le lui dise. J'avais pitié de lui.
— Vous serez un fardeau pour quiconque, murmurai-je d'une voix doucereuse. Partez et cessez de souiller Dragsyl de votre présence. Vous et tous les vôtres de Consyl ou même de Verasyl, vous n'égalerez jamais le niveau des nobles de notre contrée. Vous serez humilié par nous et resterez à jamais dans notre ombre, alors pourquoi vous vous efforcez de revenir chaque année ?
— Mais je...
Je saisis l'arrière de ses cheveux entre mes doigts et lui fit plier l'échine.
— N'essayer de parler à quiconque de notre discussion. Personne ne croirait un misérable comme vous.
Je le relâchai en le repoussant et tournai les talons pour retourner près de Reïdja.
— Je l'espère, pour vous, à jamais.
Quelqu'un devait apprendre à ces gens-là qu'ils n'avaient pas leurs places partout comme aimaient à leur dire les autres. Les dragons n'étaient pas un jeu. C'était des êtres nobles, purs et puissants. C'était un outrage de croire que chacun y avait droit. C'était il y plus de cinq siècles qu'ils étaient arrivés à nous, portant des promesses d'un avenir radieux et ils les avaient toutes tenus. Nous leur devions beaucoup. Notamment notre force, notre honneur et notre bonheur. Nous avions respecté leurs règles afin de ne jamais offenser l'un d'entre eux et risquait de les perdre.
Nous n'avions pas formé d'hybrides. Nous n'avions pas couché avec un dragon du sexe opposé lorsqu'ils prenaient la forme de leurs enveloppes charnelles. Nos paires étaient de mêmes sexes afin d'assurer l'entente de chacun. Nous n'avions jamais déclenché de guerre depuis leurs arrivées. Et tout cela, absolument tout avait fait que nous étions tous réunis depuis cinq cents ans et que l'équilibre que nous étions parvenus à instaurer avait duré jusqu'ici. Pour des êtres aussi grandioses, il fallait des libérés, des cavaliers aussi dignes qu'eux. Des personnes comme ce Uriel n'en étaient pas. Il souillait cet honneur.
Je regagnai les combes et cette fois-ci, ne bougeait plus. Je demeurai au côté de Reïdja.
— Où est passé le pouilleux ? me murmura-t-il à l'oreille.
— Il a pris les escaliers de gauche et puis a pris à gauche encore une fois.
Reïdja eut un instant de réflexion avant de rigoler.
— La porte de cette pièce ne s'ouvre que de l'extérieur. Tu es sûr que tu veux le priver de cette cérémonie ?
C'était une question rhétorique. Il approuvait parfaitement mon acte, car lui aussi pensait la même chose que moi. C'était bien pour cela qu'il était mon ami.
Toutes ces années à travailler, à ne jamais faire une seule faute, allaient se concrétiser en mon plus grand souhait aujourd'hui, ou du moins une partie. Alors que j'entendais le nom des nobles défilaient, mon palpitant prit un rythme, peu à peu, endiablé. Je n'avais pas peur. J'étais excité, car c'était là le but de toute une vie, de toute ma vie. Les étudiants étaient appelés un à un et les lettres défilaient. Je prêtai l'oreille attentivement, attendant impatiemment mon nom. Reïdja passa bien avant moi. Je m'avançai vers l'entrée qui donnait sur le centre de l'amphithéâtre alors que tous les spectateurs étaient aussi sur les immenses estrades. Reïdja de Hallebary fut appelé. On lui prit une goutte de son sang qu'ils versèrent sur le flux magique de tous les dragons : éther, feu, air, eau, terre. Sans grande surprise, il fut compatible avec le type feu.
Ce n'était pas une science exacte, mais on disait qu'il était facile de connaître le type de la paire d'un enfant. On le voyait par son comportement, car certains pensaient que chaque élément qui crée un dragon était une chose bien précise. Que chaque personnalité était liée à un élément bien précis. Le feu liait les enthousiastes, les passionnés et les tempéraments forts ; l'air assemblait les créatifs, les inventifs et les réfléchis ; l'eau associait les émotifs, les attentifs et les calmes ; la terre unissait les fiables, les équilibres et les loyaux. C'est véritable pour la plupart, mais une petite minorité n'était pas ainsi. Qui se ressemblait s'assemblait, mais qui s'opposait s'attirait également et dans ces cas, les deux étaient vrais.
Reïdja fut débordant de fierté. Il leva glorieusement les bras, causant une salve d'applaudissements. Puis, il me lança un regard. Je sus ce que cela signifiait. Il voulait dire « j'ai réussi, c'est ton tour maintenant. Fais honneur à ta famille ». Je rigolai doucement dans mon coin et répétai à haute voix « fais honneur à ta famille ». Il gagna l'autre côté des combes, là où ceux qui étaient déjà passés attendaient. Moi, j'attendis encore de longues, très longues minutes, mais ce furent les plus attendus de ma vie. Lorsque le premier de ma lettre fut appelé, un sourire incontrôlé gagna mes lèvres.
C'était là. Il me suffisait de tendre la main pour l'atteindre, la raison de ma présence en ce monde. Je retins mon souffle quand ce fut mon tour.
— Lunathiel de Veillune.
Mon cœur bondit furieusement et une salve d'applaudissements comme aucun n'avait encore reçu résonna. J'étais connu, admiré et envié. Je pénétrai dans l'immense espace et rejoignis la directrice. Elle m'accueillit à ses côtés avec un large sourire.
— Lunathiel de Veillune, vous êtes celui qui a été choisi par Thiel, la reine draconique, car étant né par l'une de ses nuits tandis que l'astre lunaire était à son apogée. Vous êtes l'un des enfants prétendants au titre de paire du Sent Equin, frère de Thiel.
Et si pour certains, la personnalité collait à son dragon, il en était différent du Sent Equin. Il était absolu et unique. De type Ether, il était si pur que l'âme qui en serait sa paire devait rayonner de mille feux. Je ne doutais pas. Je saisis la dague que madame Asméria me tendit et m'ouvrit le bout du majeur. En réalité, les libérés en devenir devaient offrir une goutte de leur sang à chaque flux de magie afin de montrer leur bonne volonté. Je ne faisais pas exception sur cela. Je passais par tout : la terre, l'eau, l'air, le feu et l'Ether.
Je ne dus attendre que quelques secondes, le temps de partager mon sang à tous les flux, avant que ces derniers ne se réagissent violemment. Pour tous, il s'agissait d'une sphère, mais chaque flux magique des dragons était imprégné de leurs types. La sphère de terre se mit à imploser avant de se reformer. La sphère d'eau changeait d'écoulement à une vitesse folle. L'air se mit à former un tourbillon que toucher risquerait d'être un danger. Le feu s'accentua jusqu'à devenir des flammes ardentes. L'Ether, le plus beau de tous, s'apaisa. Celui-là était plus un sentiment à proprement parler. On le ressentait plus qu'on ne le voyait.
Le public était surpris, mais moi je ne l'étais pas. Tous les flux avaient répondu à mon sang. Je levai le regard vers les gradins, cherchant mon père et Erasse, en vain. J'avais fait honneur à la famille.
— Lunathiel de Veillune... Vous êtes désormais libre de faire votre choix.