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Chapitre 1

— Sérieusement, Numa !

Son ton cinglant tranchait comme une lame affûtée. Le jeune homme secoua la tête avec un soupir agacé, les traits fins de son visage se durcissant sous l’effet de la frustration qui montait en lui. Ses yeux verts aux reflets marron, d’ordinaire imperturbables et calculateurs, se teintaient maintenant d’une impatience palpable. Il recula d’un pas, se redressant légèrement comme s’il cherchait à retrouver son calme, mais l’effort était évident. Ses doigts crispés sur le bord de la table branlante lâchèrent prise avec un subtil frémissement, presque dégoûtés par le contact de cette surface usée. Il semblait conscient de la misère qui l’entourait, et cela l’irritait profondément.

Il porta instinctivement la main vers la bague à son index, une épaisse chevalière ornée d’un saphir autour duquel s’enroulait un anaconda finement ciselé. Ce geste trahissait son trouble intérieur. Le bijou arborait ce symbole de pouvoir et de richesse, des armoiries que beaucoup reconnaissaient et qui imposaient un respect teinté de crainte. Ici, pourtant, dans ce taudis, tout ce qu’il inspirait semblait se heurter à une indifférence méprisante.

Face à lui, Numa, son frère cadet, affalé nonchalamment sur une vieille chaise branlante, savourait une bière bon marché. Son attitude désinvolte était presque une provocation. Il porta la canette à ses lèvres, un sourire en coin sans même lever les yeux vers le plus âgé.

— T’en veux une ? Ou pai te contrôle jusqu’aux boissons, Aleks ?

Aleksander serra la mâchoire, son visage élégant se tendant sous l’effort pour contenir l’explosion qui menaçait de le submerger. Ses sourcils se froncèrent, et son regard glissa une nouvelle fois autour de la pièce délabrée. Comment son frère pouvait-il se complaire dans un tel environnement ? Lui, vêtu de son costume bleu marine ajusté à merveille, une montre de luxe ornant son poignet, semblait hors de place, comme une œuvre d’art oubliée dans une décharge. Les cheveux châtains bien coiffés, aucune mèche ne dépassait. Les boucles bien tenues, tout était calculé au millimètre près. Le modèle parfait, jusqu’à la barbe bien taillée. Tout l’inverse de Numa qui portait un simple t-shirt blanc et un short de sport, les boucles brunes tombaient sur son visage bronzé sans qu’il ne s’en souciât plus que de raison.

— Regarde autour de toi, Numa, tu crois vraiment que c’est ça, ta vie ?

Sa voix avait baissé, mais le mépris perçait encore. Ses lèvres se serrèrent en une fine ligne alors qu’il secouait la tête, incrédule. Comment en étaient-ils arrivés là ? Lui, héritier présumé du puissant empire de leur père, façonné dès l’enfance pour reprendre les rênes. Et Numa, son cadet, se complaisant dans cette misère, se rebellant contre une vie qu’il aurait pu dominer. Aleksander détestait ce contraste. Il détestait le fossé qui se creusait de plus en plus, à chacune de leurs rares rencontres.

— Il faut que tu grandisses. On n’a plus six ans. Assume un peu tes responsabilités. Papa est prêt à passer l’éponge, mais tu continues à jouer au martyr dans ce… taudis.

D’un geste désinvolte, il balaya la pièce du regard, comme si rien dans cet endroit ne valait la peine d’être mentionné. Même l’air paraissait plus lourd ici, oppressant. Il amena sa main droite dans ses cheveux sombres pour retrouver un semblant de contrôle.

— J’passe mon tour, lança Numa, un sourire narquois aux lèvres, prenant une nouvelle gorgée de sa bière, savourant le spectacle de son frère se débattant avec ses nerfs.

Déjà exaspéré, il pivota pour faire quelques pas dans la pièce, ses chaussures élégantes résonnant faiblement sur le sol inégal. Il se sentait prisonnier, piégé dans un monde qui n’était pas le sien. Sa silhouette, élancée, semblait presque éthérée dans ce cadre misérable. Chaque geste trahissait sa répulsion, comme s’il craignait que la crasse environnante ne le contamine.

— Tu pourrais avoir une meilleure vie…, murmura-t-il, son attention se posant une nouvelle fois sur les murs décrépis, avant de tourner lentement vers son cadet, l’air encore plus dégoûté.

Numa éclata d’un rire amer, un rire qui résonna étrangement dans la petite pièce. Il planta son regard dans celui d’Aleks, un défi brûlant dans ses yeux sombres.

— Au moins ici, je suis pas entouré d’hypocrites qui me lèchent le cul, répliqua Numa, avec un ton acerbe qui laissa son frère sans voix, une fois de plus renvoyé à son monde de faux-semblants et de politesses empoisonnées.

L’aîné resta immobile, sa main toujours sur sa bague, le visage crispé, figé dans un mélange de colère et d’inconscience. Cette scène, cette confrontation absurde avec son frère, qui se complaisait dans cette vie misérable, lui échappait. Il n’était pas fait pour comprendre cet univers.

— C’est notre père, tu pourrais l’écouter !

Malgré ses airs, Aleksander appréciait son petit frère. Il voulait tout faire pour renouer avec ce lien familial qui avait été rompu des années en arrière. En vain. Il se retrouvait comme intermédiaire entre les deux, obligé de déambuler dans les favelas, loin de tout le luxe qu’il affectionnait tant.

— Pour qu’il me dise quoi ? Que je ne suis qu’un incapable et une honte pour la famille, comme il n’a jamais cessé de me le répéter pendant plus de vingt ans ? Non merci. Je suis très bien ici, et en bonne compagnie.

Pour accompagner les paroles, un chat noir pointe le bout de son museau quémandant des caresses au grand frère. Se frottant à ses jambes, l’animal débuta un concert de miaulement. Un léger coup l’envoya réclamer de l’attention ailleurs sous le regard noir de son maître.

— Eh ! Fait attention, merde !

— C’est qu’un chat, Numa, soupire Aleks agacé.

— Ce n’est pas juste un chat, c’est Loki ! Et au moins, il est plus sympa que vous.

Le dernier mot accentué marque bien le dégoût que ressent le cadet à travers sa famille. Loki trouve une place sur la table alors que son propriétaire le caressait, oubliant presque la présence de son frère. Aleksander ne supportait plus cette situation. Plus les secondes défilaient, plus il haïssait l’endroit. Partir lui rongeait l’esprit et pourtant, il conservait un minimum de contrôle. Mais être ignoré à cause d’un chat, c’était une goutte d’eau de trop. Il savait que son frère le provoquait. Jouer avec ses nerfs. Tout ce qu’il voulait était le pousser à bout pour le faire sortir.

— Tu sais bien qu’il ne le pense pas…, essaya-t-il de dire pour revenir sur le sujet du père. Il ne veut que le meilleur pour toi.

Numa ne détourna pas son attention d’une seconde de son chat. Seul un nouveau rire amer résonna sous le regard curieux de l’animal qui ne comprenait pas tout. Comme si leur père ne savait pas s’exprimer correctement quand il tenait d’une main de maître une bonne partie de la ville, voire du pays. La rhétorique lui avait permis de placer la famille Almeida en haut de l’échelle brésilienne. Comment ne pourrait-il pas penser à ses paroles quand il avait toujours cherché la gloire à travers la manipulation ? Si Aleksander se trouvait présent ici même sous ordre de leur père, ce n’était pas pour renouer un semblant de lien familial. Non. Depuis le décès de la mère, plus rien n’existait. Le fil imaginaire qui les reliait s’était éteint lors de son dernier souffle. L’illusion s’était brisée, ne laissant que des morceaux cassés.

— Le meilleur pour sa renommé tu veux dire.

Aleksander sentit ses dernières forces de patience s’effriter. Le chat, maintenant installé confortablement sur la table, se faisait caresser par un Numa complètement indifférent à la tension dans l’air. La scène lui paraissait surréaliste. Son frère, si détaché de tout ce que représentaient la famille, leur héritage, leur pouvoir. Et ce chat, Loki, plus important que leur propre discussion.

Il porta une main à son visage, frottant ses tempes dans un geste las. La lueur dans ses yeux verts avait perdu de son éclat, laissant place à un voile de fatigue mêlé à l’incompréhension. Comment en étaient-ils arrivés là ? Il se souvenait encore de l’époque où ils jouaient ensemble, insouciants dans les couloirs interminables de leur manoir, loin de tout ce qu’ils étaient devenus. Mais ces souvenirs semblaient si lointains, presque irréels.

— Le meilleur pour sa renommée ? répéta Aleksander, le ton sec et tranchant, trahissant sa colère contenue. Tu ne vois pas plus loin que ça, Numa. Il veut que tu reviennes, que tu prennes ta place. Toi aussi, tu as des responsabilités.

Il fit un pas en avant, comme pour souligner l’importance de ses paroles. Sa silhouette se détacha dans la pénombre de la pièce, imposante, dominant l’espace avec une élégance froide. Pourtant, malgré son apparence parfaite et ses vêtements coûteux, quelque chose d’indéfinissable le rendait fragile à cet instant précis. Peut-être était-ce la fêlure invisible qui s’était creusée dans sa relation avec son frère, ou peut-être la sensation étouffante que, malgré tout son pouvoir, il ne parvenait pas à ramener Numa à ses côtés.

— Des responsabilités ?

Numa éclata de rire à nouveau, le son amer résonnant dans la pièce comme un écho de leur passé brisé.

— Des responsabilités envers quoi ? Ce nom qui ne m’apporte rien ? Tu crois vraiment que je vais tout abandonner pour retourner à cette vie de faux-semblants et de mensonges ? Que je vais épouser qui sais-je pour ne serait-ce qu’accroître encore sa puissance dont je n’aurais rien ? Tout sera pour lui, et avec un peu de chance la fameuse fiancée. Alors non, je ne représente qu’un pion dans ce fichu échiquier. Un pion utilisable qu’en dernier recours, pas avant.

Le cadet se pencha légèrement en avant, ses boucles brunes cachant à moitié son visage. Il tira un instant sur la chaîne qui pendait autour de son cou, comme pour se vider d’un poids invisible. Loki, désormais installé sur la table, ronronnait doucement sous ses caresses, insensible à la tension électrique entre les deux frères.

Une vague de désespoir envahit Aleksander. Il ne reconnaissait plus son frère. Ce Numa cynique, déconnecté de leur monde, n’était pas celui avec qui il avait grandi. Ce n’était plus le jeune homme qui, autrefois, rêvait de voyager et de conquérir le monde à ses côtés. Il restait là, figé, incapable de trouver les mots qui pourraient franchir le fossé entre eux. Ou alors n’avait-il jamais fait attention à la réalité brutale qui l’entourait ? Non. Il refusait d’y croire. Il préférait se rattacher à un passé illusoire.

— Alors tu préfères ça ? murmura-t-il en désignant d’un geste le décor misérable autour d’eux. Vivre ici, loin de tout ? Loin de ceux qui t’aiment, de ta famille ?

Numa releva enfin les yeux vers lui, ses pupilles sombres brillant d’un éclat que son frère ne parvenait pas à définir.

— Famille ? Quelle famille, Aleks ? Celle qui m’a toujours regardé comme un échec ? Ou toi, qui viens ici me faire la morale parce que papa te l’a demandé ?

Le silence qui suivit fut lourd, presque insupportable. Aleksander baissa un instant les yeux, ne sachant plus quoi dire. Numa avait touché juste. Il était ici, non pas par envie, mais parce qu’il avait été envoyé. Sa mission, dictée par leur père, n’était qu’une pièce dans un échiquier bien plus grand. Et Numa l’avait compris.

— Je veux juste que tu reviennes, chuchota Aleksander, sa voix trahissant une note de sincérité rare.

Mais Numa se redressa, lâchant enfin son chat pour faire face à son frère. Son visage s’était durci, et toute trace d’humour avait disparu.

— Non, Aleks. Tu veux seulement obéir aux ordres de père.

Aleksander resta immobile, le poids des mots de son frère s’abattant sur lui comme une vérité douloureuse qu’il n’avait pas voulu voir jusque-là.

— Si c’est tout, je t’invite à prendre la sortie, conclut le propriétaire de la maison en tendant le bras en direction de la sortie.

— Numa, por favor…

Le cadet ne broncha pas d’un pouce. Sa décision était prise depuis trop longtemps pour revenir en arrière désormais. La famille Almeida n’existait plus pour lui. Il s’était formé la sienne pour ne plus avoir à dépendre d’un géniteur manipulateur avide de pouvoir au point de détruire à petit feu la ville pour ses propres besoins.

La porte claqua à l’instant même où la canette termina sa course au pied de la poubelle, provoquant un miaulement surpris de Loki qui s’endormait lentement sur la table. Numa passa une main sur son visage dans l’espoir de se calmer. Comment cet homme qui lui servait de père osait-il le réclamer aujourd’hui, après tant d’années de silence ? Et surtout, pourquoi ne venait-il pas lui-même, s’il était tant important à ses yeux ? Numa ne se leurrait pas. Il ne méritait pas ce rare privilège. Malgré leur nom commun, il ne restait qu’un rejeton qui le défiait de temps en temps pour rappeler son existence.

Uma vida de merda1.

1Une vie de merde.

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