Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum de fanfictions.fr de mars-avril 2025 : L’omnibus des frangibus.
Petits avertissements :
↬ Ce texte contient quelques spoilers mineurs du T2 “Somewhere beyond the sea”, la suite de “La maison au milieu de la mer céruléenne”.
↬ Présence de deux couples queer : les Ineffable Husbands et les Island Dads. Deux ships complètement canons, mais si cela bouscule vos convictions, passez votre chemin 😉.
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Groom service
C’était un samedi parmi d’autres depuis l’arrivée de Linus Baker sur l’île de Marsyas.
L’ancien employé du Ministère de la Jeunesse Magique avait emmené avec lui plus que sa chatte Calliope, son livre des Règles et Règlements ou son unique valise. Il avait emmené avec lui des principes. Et parmi eux, celui que les enfants magiques de l’île n’avaient pas à vivre reclus, mais bien au contraire, ils devaient se mêler aux humains. Refuser de vivre sous le joug du regard des autres et de leurs jugements de valeur erronés, nourris par la propagande du Ministère. Helen, la maire du village de Marsyas, avait pris soin de retirer toutes les odieuses affiches du Ministère, incitant les villageois à dénoncer toute présence d’être magique non répertorié. “See something, say something”.
Elle encourageait désormais la mixité au sein de son village, promettant même d’en faire une destination de vacances sans danger pour les êtres doués de magie. Et cela fonctionnait plutôt bien. Après quelques réticences, les habitants avaient pris l’habitude de croiser Elfes, Dryades, Nymphes ou encore Cyclopes dans les petites rues du village côtier. Après tout, ils consommaient ! Et s’il était de notoriété publique parmi les humains que l’argent n’avait pas d’odeur, sa provenance ne semblait plus souffrir d’aucune discrimination pour les nombreux commerçants de Marsyas…
Les vacances de printemps commençaient tout juste et si les enfants de l’île de Marsyas n’étaient pas scolarisés à l’école du village, ils n’en appréciaient pas moins le principe d’être en vacances toutes les six à huit semaines ! Les six enfants doués de magie résidants sur l’île suivaient une scolarité adaptée à leur niveau (certains avaient accumulé du retard à force d’être transférés d’orphelinats en orphelinats) et à leurs pouvoirs. Elle était prodiguée par le directeur de l’orphelinat, Arthur Parnassus, et son nouveau compagnon, Linus Baker. Orphelinat n’était toutefois pas le mot le plus adapté, car, comme l’avait souligné Arthur, personne ne viendrait jamais adopter les enfants.
Ces enfants-là.
Ses enfants…
Avec Linus, ils avaient formulé une demande d’adoption, histoire d’officialiser le fait que l’orphelinat était leur foyer, et eux, leurs pères. En attendant la réponse du Ministère - qui ne manquerait pas d’exposer ses réserves - ils avaient décidé de continuer à vivre le plus normalement possible pour ne pas perturber les enfants. Ils avaient déjà trop subi et ne devaient plus porter le poids de l’angoisse, bien trop lourd pour leurs petites têtes pleines de rêves.
Or le rêve de Chauncey était de devenir groom ! Le garçon-blob vert, aux tentacules à la place des bras et aux yeux globuleux perchés sur deux antennes souples, entre lesquelles il portait fièrement une casquette de groom, passait désormais la plupart de ses samedis au village de Marsyas. Personne ne connaissait son âge, ni même son espèce d’ailleurs, mais selon les critères humains, le pré-adolescent aurait pu avoir aux alentours de douze ou treize ans. Avant ou après la traditionnelle aventure organisée par l’un des six enfants chaque samedi, Arthur et Linus les accompagnaient au village afin que chacun puisse s’adonner à ses centres d’intérêts, ou simplement apprécier une promenade hors de l’île ! Ils formaient en principe deux groupes, voire trois lorsque Zoé, l’Esprit de l’île, les accompagnait, et ils se retrouvaient en fin d’après-midi pour partager une glace tous ensemble. Ces derniers temps cependant, ils avaient tendance à laisser plus d’autonomie aux enfants, préférant ne garder à l'œil que Lucy et Talia, les plus imprévisibles, et laissant les autres gérer leur temps et leur parcours à leur bon vouloir.
En ce premier week-end de vacances, les rues de Marsyas étaient bondées lorsque Linus, Arthur, Lucy, Sal, Théodore,Talia, Chauncey et Phee descendirent du ferry pour rejoindre la terre ferme. Merle, le passeur, leur adressa un signe de la main avec un vague sourire pendant que Linus descendait le van de l’embarcation. C’était un net progrès. D’ordinaire, le taciturne Merle se contentait de leur faire remarquer que le trajet de retour serait plus cher. L’inflation, tout ça…
Loin de spéculer sur le cours du baril de pétrole, Arthur et Linus, pour leur part, tentaient de s’entendre au milieu du brouhaha de l’habitacle.
— Nous pourrions commencer par le magasin de bricolage pour Talia et enchaîner avec “Rock & Soul” pour Lucy ? proposa Arthur.
— Pour Lucy et moi, rectifia Linus avec amusement. Mon disque de Buddy Holly n’a pas résisté au dernier cauchemar de Lucy…
— Commençons par déposer Chauncey, nous laisserons le van garé sur le parking de l’hôtel pour continuer à pied si monsieur Swanson est d’accord ?
— Bonne idée ! Nous aurons du mal à trouver une place ailleurs, il y a foule au village, semble-t-il… remarqua Linus, qui essayait de se concentrer sur la route malgré les coups de pieds qui martelaient ses pauvres reins. Talia, ma chérie, pourrais-tu te tenir tranquille ? demanda-t-il par-dessus son épaule.
— C’est pas moi, j’ai les jambes trop courtes pour atteindre le siège, Linus ! se défendit la petite gnome, en caressant sa longue barbe blanche.
— C’est Théodore qui déplie ses ailes, expliqua Sal.
Assis à côté de Théodore, la vouivre, l’adolescent de seize ans, désormais aussi grand que Linus, repliait soigneusement une feuille arrachée d’un cahier, pour la ranger dans la poche de son jean.
— Ah. Je vois… Théodore, fais doucement s’il te plaît, mon dos n’est plus ce qu’il était … se lamenta Linus, avec une grimace.
Théodore répondit par une série de petits cris et de gazouillis, en se roulant en boule sur son siège.
— Merci, lui répondit Linus, pour lequel le langage de la vouivre n’était plus un mystère depuis longtemps. Et non, je ne sais pas si tu trouveras des boutons au village… Peut-être sur la plage ? ajouta-t-il d’un air optimiste, en jetant un œil dans le rétroviseur.
— C’est là que nous irons en premier ! proposa joyeusement Sal, en caressant la tête de Théodore.
— Okay ! Phee, où veux-tu aller ? demanda Arthur, en se tournant sur son siège pour observer la petite fille, dont les ailes brillaient à la lumière vive qui s’infiltrait dans le van grâce au pare-soleil ventousé de travers sur la vitre.
— Je vais suivre Sal et Théodore ! Comme ça je pourrai parler aux algues… répondit spontanément la petite fille, Esprit de la nature de son état.
— Mhm… grommela Arthur en faisant de nouveau face à la route. Il n’était toujours pas rassuré à l’idée de laisser les enfants seuls dans le village.
— De quoi as-tu peur ? chuchota Linus, en posant une main sur son genou. Sal veillera sur eux, c’est l’adolescent le plus responsable que j’ai jamais vu !
— J’ai toute confiance en nos enfants ! répondit Arthur en tournant son visage si brusquement vers Linus que quelques mèches blondes cachèrent un instant ses yeux clairs. Ce sont les autres qui me font peur…
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Une fois garés sur le parking de l’unique hôtel du village de Marsyas, Arthur supervisa les autres enfants, tandis que Linus accompagnait Chauncey à la rencontre de monsieur Swanson, le groom. Chauncey tendit spontanément son tentacule pour le glisser dans la main de Linus et l’ancien employé du Ministère de la Jeunesse Magique se laissa envahir par un sentiment de fierté et d’amour inconditionnel.
— Tu crois que je vais avoir des pourboires aujourd’hui ? lui demanda le garçon-blob, plein d’espoir.
— Je ne connais personne qui en mérite plus que toi ! A part monsieur Swanson, bien sûr… Il risque d’y avoir du monde aujourd’hui et donc, beaucoup de travail ! le prévint Linus.
— J’aime le travail ! répondit précipitamment Chauncey. Et puis plus de clients veut dire plus de pourboires !
Ce n’était pas tant les pourboires que cherchait le garçon-blob, mais plutôt la reconnaissance, aussi Linus ne s’inquiétait pas de ce qui aurait pu sembler une obsession un peu prématurée à l’égard de l’argent. Ils saluèrent chaleureusement monsieur Swanson et après avoir reçu sa bénédiction pour rester garés sur le parking de l’hôtel, Linus s’écarta pour s'accroupir à hauteur de Chauncey.
— Je viendrai te chercher tout à l’heure !
— Pas la peine ! Sal, Théodore et Phee viendront après leur promenade, on se retrouvera chez le glacier…
— Ah bon ? Et quand avez-vous manigancé ça ? demanda Linus, amusé.
— Pendant que t’embrassais Arthur dans le van. Tu sais, quand tu nous as dit de descendre ?
— Euh, oui, bon… balbutia Linus, dont les joues rondes se mirent à rougir. Entendu, alors à tout à l’heure ! ajouta-t-il joyeusement, en redressant la casquette de groom entre les yeux de Chauncey.
Il s’éclipsa ensuite vers le petit groupe qui l’attendait sur le trottoir en face de l’hôtel, en saluant bruyamment Chauncey. Théodore, perché sur l’épaule de Sal émit une série de petits gazouillis pour l’encourager, puis, accompagnés de Phee, ils se dirigèrent tous trois vers la plage, tandis que Linus, Arthur, Lucy et Talia prenaient la direction du centre du bourg et de ses commerces. A peine eurent-ils tous disparu que monsieur Swanson fut hélé par le réceptionniste, depuis la porte ouverte de l’hôtel.
L’homme se tourna vers Chauncey :
— Je peux te laisser cinq minutes, mon garçon ? Travis débute et il a du mal à faire marcher l’ordinateur… expliqua-t-il, avec un sourire indulgent.
Rempli de fierté, le garçon-blob bomba le torse :
— Je m’occupe de tout, monsieur Swanson, vous pouvez compter sur moi !
— Je n’en doute pas ! Je reviens tout de suite, ajouta l’homme, en s’éloignant.
Investi de cette mission aux allures divines, Chauncey redressa inutilement sa casquette sur son crâne et scanna la rue. Quelques humains passaient, marchant de façon décontractée, armés de grands sacs et de petits parasols pour la plupart. D’autres, humains ou êtres magiques, se dirigeaient vers le centre du bourg, les bras nettement moins chargés. Certains lui adressèrent des regards curieux, voire un peu insistants, mais il n’entendit aucune parole déplacée, à son grand soulagement. En quelques mois, il en avait entendu des paroles blessantes, pour ne pas dire insultantes, mais Chauncey ne s’était jamais senti découragé, ni même en danger. Il avait confiance. C’était un enfant après tout !
Amusé, il entendait monsieur Swanson expliquer à Travis le fonctionnement du terminal de paiement, qui, semblait-il, ne se montrait pas très coopérant aujourd’hui… L’apprenti groom reporta bientôt son attention sur la rue, car il entendit un moteur ronfler dans le village. L’instant de tourner ses antennes vers le bruit, une magnifique Bentley de 1926, d’un jaune vif, apparut au petit croisement et s’engagea sur le parking de l’hôtel. Chauncey, émerveillé par la voiture, tourna un de ses yeux vers monsieur Swanson, mais celui-ci, trop concentré ou trop agacé, allez savoir, demeura collé au comptoir, ses lunettes au bout de son nez et les sourcils froncés sur le petit appareil récalcitrant.
Ne doutant pas de ses capacités, Chauncey entreprit de prendre en charge les nouveaux arrivants, au nombre de deux, qui semblaient se disputer dans l’habitacle. La Bentley s’approcha, plus lentement, pour venir s’arrêter au niveau de Chauncey. La vitre du côté conducteur s’ouvrit sur un homme entre deux âges, aux cheveux courts d’un blond presque blanc et légèrement bouclés. Ses yeux gris-bleu, au regard pétillant, habillaient un visage rond, sur lequel un sourire aimable creusait deux charmantes fossettes. Sur le siège passager, un autre homme, aux cheveux courts et roux, le regard caché par d'étonnantes lunettes de soleil, vociférait comme un damné en se tortillant sur son siège.
— Cette voiture est noire ! Noire comme mon âme, pas jaune ! On a l’air de deux couillons dans un char de la Gay Pride, grondait-il.
Le conducteur leva brièvement les yeux au ciel, gentiment exaspéré, avant de s’adresser à Chauncey.
— Bonjour, mon cher ! Nous souhaiterions séjourner dans votre hôtel s’il y a de la place ?
— Bien sûr, messieurs ! Je m’appelle Chauncey, je suis apprenti-groom et je suis à votre service ! Je peux garer votre voiture si vous le souhaitez ! proposa-t-il, en s’efforçant de prendre un ton et une posture professionnelle.
— Jamais de la vie ! Je suis le seul à conduire cette Bentley ! s’emporta le passager.
Chauncey se pencha à la vitre, tendant ses antennes à l’intérieur de l’habitacle :
— Vous ne conduisez pas pourtant ! constata-t-il.
— Parce qu’on ne m’a pas laissé le choix, petit ! rétorqua le roux, en fixant son compagnon, qui continuait de sourire, imperturbable. Et crois-moi, la route a été longue depuis Londres…
— Arthur dit qu’il ne faut rien se laisser imposer dans la vie, expliqua patiemment Chauncey.
— Ah ben si Arthur l’a dit alors… bougonna le roux.
— Ne fais pas attention à Crowley, il aime bien râler ! Je m’appelle Aziraphale et je vais m’occuper de garer la voiture, ne t’en fais pas… Après tout, la route s’est très bien passée depuis Soho !
— De toute façon il n’a pas de jambes, je vois pas comment il pourrait appuyer sur les pédales !
Aziraphale se tourna vers son compagnon :
— Ne sois pas impoli, Crowley !
— Je vais décharger vos valises, messieurs, proposa Chauncey, qui ne semblait pas offensé, en se dirigeant vers le coffre.
Le garçon-blob sortit deux valises tartan du coffre et attendit devant l’entrée de l’hôtel que les clients aillent garer leur Bentley. Monsieur Swanson en sortit, en même temps que les deux Londoniens s’approchaient ; le blond, à l’allure replète sous son cardigan beige, avançait d’un pas calme et mesuré. Le roux, plus grand de quelques centimètres et bien plus mince, s’approchait d’un pas sautillant, une main dans la poche de son pantalon noir trop serré, l’air nonchalant.
— Messieurs, les salua monsieur Swanson, l’air affable. Bienvenue à l'hôtel de Marsyas, je vais vous accompagner à votre chambre.
— C’est moi qui ai descendu leurs valises, je pense que je devrais continuer à m’occuper d’eux, monsieur Swanson, j’en suis tout à fait capable ! intervint Chauncey, bien décidé à s’occuper des deux étrangers.
Le groom eut un regard d’excuse envers les deux hommes :
— Ahem… Comme vous pouvez le voir, notre cher Chauncey est très motivé pour devenir le meilleur groom du Royaume-Uni et pour cela, il doit s’entraîner…
Aziraphale observa le garçon-blob avec indulgence :
— Mais ce sera un plaisir d’être guidés par cette… Jeune personne, bredouilla-t-il, incertain du meilleur terme à employer.
— Alors c’est entendu, Chauncey va vous accompagner, répondit le groom avec entrain. Je vais aller chercher vos clés ! Puis-je prendre vos noms, messieurs ?
— Hum… Monsieur et Monsieur Fell ! répondit fièrement Aziraphale.
Le groom les salua de la tête et tandis qu’ils entraient tous dans le hall de l’hôtel, il s'éclipsa auprès du réceptionniste. Travis lui tendit une clé et il revint la donner à Chauncey, tout en s’adressant aux deux hommes :
— Vous avez la chambre numéro sept !
Après un regard satisfait, bien qu’un peu espiègle envers son compagnon, qui lui répondit par une grimace, Aziraphale s’adressa à Chauncey :
— Après toi, mon cher ami !
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Chauncey les devançait légèrement dans le couloir de l’étage, tirant derrière lui les deux valises.
— Ils font travailler les enfants ici ? Ça plairait à Beelzebub… ricana Crowley.
— Je t’ai dit que cet endroit était très particulier, Crowley ! Et laisse Beelzebub tranquille ! Iel ne se préoccupe plus de tout ça depuis longtemps…
— Je ne travaille pas vraiment, j’apprends ! rétorqua Chauncey, en tournant ses yeux derrière sa tête pour observer ses clients. Vous êtes en voyage de noces ? demanda-t-il de but en blanc.
Aziraphale réprima un rire.
— T’es toujours aussi curieux ? demanda Crowley, bien que sa voix trahissait plus d’amusement que de reproches.
— Oui ! répondit sincèrement le garçon. Mais ça ne répond pas à ma question ! Arthur dit que quand on répond à une question par une autre question, c’est une “tentative d’évitement”.
— Ah ben si Arthur dit ça, c’est que ça doit être vrai !
— Évidemment, répondit Chauncey, sans avoir saisi l’ironie dans la réponse de Crowley.
— Non, nous ne sommes pas en voyage de noces, nous sommes en voyage tout court ! répondit Aziraphale.
— Mais vous portez des alliances !
— Je vois que tu es très attentif ! C’est très professionnel de ta part… Crowley et moi sommes unis, en effet.
— Devant Dieu ? Pour le meilleur et pour le pire ? demanda Chauncey, avec intérêt.
— Devant… Hum, c’est un peu plus compliqué que ça… Quant au pire, il est derrière nous, a priori ! répondit Aziraphale, l’air soulagé.
Chauncey stoppa devant la chambre sept. Il déverrouilla la porte, tandis que les deux hommes s’adressaient un sourire mutin. L’adolescent entra le premier avec les valises, qu’il déposa dans le placard de l’entrée. Il toussota ensuite théâtralement dans son tentacule, avant de désigner le lit qui trônait devant la baie vitrée donnant sur une petite terrasse, face à la mer.
— Ahem… C’est un lit King-Size, expliqua-t-il, en faisant un clin d'œil appuyé à ses clients. Il y a des bonbons au citron et des chocolats sur le lit, comme vous pouvez le voir et il y a une Bible dans les deux tables de chevet.
— Tu peux reprendre celle de mon côté, rétorqua Crowley, d’une voix traînante.
— Je ne vois pas bien ce que j’en ferais, il y en a déjà dans les autres chambres et les Bibles sont interdites à la maison !
Aziraphale et Crowley haussèrent, à l’unisson, un sourcil curieux.
— Et pourquoi cela ? demanda Aziraphale, intrigué.
— Sûrement un coup d’Arthur ! souffla Crowley.
— Même pas ! répondit Chauncey avec des airs de conspirateur, en se tournant vers Crowley. C’est Lucy qui a lu la Bible et qui nous a raconté plein d’histoires qui se passent dedans ! Quand Linus l'a su, il a banni les Bibles. Savez-vous qu’il y a un passage qui raconte comment les filles de Loth ont fait boire leur père pour… commença-t-il.
Crowley étouffa un rire en s’asseyant sur le lit, tandis qu’Aziraphale s’empressait d’agiter ses bras, catastrophé :
— Oui, oui, nous connaissons ce passage, l’interrompit-il, le teint cramoisi.
— Y en a plein d’autres comme ça ! Lucy nous a fait la lecture un soir…
— C’est qui Lucy ? demanda négligemment Crowley, en ouvrant le tiroir de la table de chevet en grimaçant.
— Mon frère ! Lucifer…
— Quel… Quel drôle de prénom, commenta Aziraphale, en s’approchant de la baie vitrée.
— En vrai, c’est le fils du Diable. C’est pas vraiment mon frère ! En fait si, mais c’est un frère né de parents différents, comme tous mes autres frères et sœurs, expliqua fièrement Chauncey.
Aziraphale se tourna brusquement vers Crowley :
— Mais… Il en a combien des enfants, sur Terre, ton ancien… Patron ?
Crowley haussa ses épaules, autant que sa veste étriquée le lui permettait.
— Ché pas moi, j’étais pas assigné à l'État civil…
— Vous êtes quoi au juste ? demanda soudain Chauncey, en penchant sa tête sur le côté.
— Pardon ?
— Vous deux, vous êtes quoi ? Vous n’êtes pas des humains, ça s’est sûr… poursuivit l’adolescent, l’air pensif. Des vampires ? Non, se corrigea-t-il… Des elfes ?
— Des anges ! Enfin, moi je suis un ange et Crowley… commença Aziraphale, en se frottant les mains.
— Des anges ! l’interrompit Chauncey, extatique. Mais oui, c’est évident ! Je n’en avais jamais vu avant ! C’est…
— Wahoo ? proposa Crowley.
— Ouais, c’est ça ! C’est wahoo ! Mais du coup, c’est pourquoi les valises ? Et la voiture ?
— Pour le plaisir ! répondit Crowley. Mon compagnon angélique en connaît un rayon là-dessus, ajouta-t-il, avec un grand sourire.
— Et aussi… Aussi pour économiser les miracles, vois-tu ! ajouta Aziraphale, précipitamment.
— Les économies, c’est bien ! Avec mes économies, je m’achète des livres sur l'hôtellerie, expliqua Chauncey.
— Oh, tu aimes lire ? demanda Aziraphale, avec intérêt.
— Pas spécialement, mais j’aime me renseigner sur le métier ! C’est surtout Sal qui aime lire… Talia aussi, mais que des revues de jardinage !
— Mhm… Deux autres de tes frères et sœurs, je suppose ? demanda Aziraphale.
— Vous êtes combien au juste ? demanda Crowley, en fronçant les sourcils.
— Six ! Bientôt sept avec David…
— Sept… Décidément ça me poursuit… bougonna Crowley, en se relevant pour s’approcher d’Aziraphale.
— Pourquoi ? demanda Chauncey, candide.
— Sept est le chiffre préféré de Dieu… Longue histoire ! expliqua Aziraphale.
— T’avais pas un p’tit creux, l’angelot ? lui demanda Crowley en aparté, en penchant sa tête vers le visage poupin de l’ange.
Chauncey les ignora momentanément pour aller ouvrir la porte de la salle de bain attenante :
— Il y a ici la baignoire ; vous pourrez y entrer tous les deux, même si monsieur Aziraphale a un gros ventre ! La baignoire est plus grande qu’elle n’y paraît, expliqua-t-il tranquillement.
Vexé, Aziraphale chuchota à Crowley :
— Je ne suis plus très sûr d’avoir envie de manger tout compte fait…
L’adolescent, attentif et suffisamment curieux pour avoir tout entendu, poursuivit :
— Ce n’est pas grave d’être un peu enrobé ! Linus a un gros ventre lui aussi, mon grand-frère Sal également, ainsi que ma soeur Talia. Elle a quelques rondeurs ; pas pour une gnome, mais en comparaison des autres petites filles, et elle en est fière. Vous devriez l’être aussi, monsieur Aziraphale ! Arthur dit que ça fait plus de surface à câliner, votre mari doit être d’accord, j’en suis sûr ! Pas vrai, monsieur Fell ? demanda-t-il, en fixant le roux de ses grands yeux globuleux.
— Crowley ! Appelle-moi Crowley, par pitié… Pour que j’ai plus de “surface à câliner”, il faudrait qu’Aziraphale se sustente un peu, comme je te le disais, la route a été longue ! Connaîtrais-tu un endroit où nous pourrions prendre une petite collation ? Avec une quantité extraordinaire d’alcool, si possible…
— Vous avez besoin d’un guide ? demanda Chauncey, au comble de l’excitation.
— Eh bien… Tu peux aussi simplement nous donner une adresse, nous ne voudrions pas… commença Aziraphale.
— Au contraire ! l'interrompit Chauncey. Un vrai groom doit pouvoir se montrer polyvalent pour ses clients ! répondit-il, en bombant le torse. Je vais vous montrer un endroit charmant, avec une vue imprenable ! proposa-t-il, en se postant devant la porte de la chambre.
— Oh, merci beaucoup, Chauncey !
— Mais de rien, monsieur Aziraphale ! J’ajouterais qu’il est de bon ton de témoigner un peu de reconnaissance envers du personnel dévoué, répondit l’adolescent, en tendant un tentacule vers l’ange.
Aziraphale observa le tentacule avec un air perplexe, pour ne pas dire abruti, quand Crowley vint à son secours, plaçant un billet plié dans le tentacule de l’adolescent.
— Il veut un pourboire, mon ange ! expliqua-t-il, à l’oreille d’Aziraphale.
— Oh… Très bon travail, Chauncey ! Merci ! Et appelle-moi simplement Aziraphale, je t’en prie. Nous te suivons… déclara l’ange, en ajustant son nœud papillon.
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Une fois dans le hall de l’hôtel, monsieur Swanson s’approcha d’un pas rapide.
— Tout va bien, messieurs ? Votre chambre vous convient-elle ?
— Parfait ! Tout est tickety-boo, s’enthousiasma Aziraphale, devant le regard blasé de Crowley.
— Chauncey, tes frères et sœurs t’attendent dehors, dit le groom, en se tournant vers l’adolescent. A samedi prochain et merci pour tes services ! ajouta-t-il avec un grand sourire, avant de retourner près du comptoir et de son terminal de paiement démoniaque.
— Déjà ? Je n’ai pas vu le temps passer ! A la semaine prochaine, monsieur Swanson ! C’est parfait, nous irons tous ensemble, ajouta Chauncey, à l’adresse de ses clients.
Il attira Aziraphale et Crowley à sa suite, sur le parking de l’hôtel. Ils y découvrirent un adolescent noir à l’air timide, un peu corpulent, mais de grande taille, accompagné d’une petite fille ailée, qui lui arrivait à mi-hauteur et d’une jeune vouivre, qui peinait à se déplacer, empêtrée par ses longues ailes. Chauncey s’approcha et présenta fièrement sa famille à ses clients :
— Aziraphale, Crowley, voici mes frères Sal et Théodore, expliqua-t-il, en désignant le jeune homme, puis la vouivre. Et voici ma sœur, Phee ! Tout le monde, je vous présente mes clients VIP ! Ce sont des anges, ajouta-t-il à voix basse, pour les impressionner.
La petite fille ne sembla pas impressionnée le moins du monde ceci dit.
— Où sont vos ailes ? demanda-t-elle, soupçonneuse, en croisant ses bras sur sa poitrine.
— Cachées, répondit simplement Aziraphale.
— Pourquoi ? demanda aussitôt Sal, visiblement confus. Vous avez honte de ce que vous êtes ? C’est bien d’être différent ! C’est ce qui fait de notre monde un endroit plus joli.
— Ngk… Laissez-moi deviner… C’est Arthur qui dit ça ? intervint Crowley, en posant ses mains sur ses hanches.
Théodore émit quelques cris en le regardant.
— C’était pas très difficile à deviner ! lui répondit Crowley, avec ironie.
— Vous… Vous comprenez Théodore ? demanda Sal, impressionné.
— Les anges comprennent toutes les formes de communication ! D’autre part, Crowley est un reptile lui aussi, expliqua Aziraphale, avec un soupçon de fierté.
— La belle affaire ! Il faudrait y aller, les autres vont nous attendre, s’impatienta Phee.
— Et ben ça doit pas être triste chez eux… murmura Crowley à l’oreille d’Aziraphale, tandis que la petite troupe se mettait en route, guidée par Chauncey.
Le garçon-blob s’improvisa guide touristique et donna quelques explications sur Marsyas, plus ou moins erronées et ponctuées d’anecdotes historiques inventées de toutes pièces. C’est ainsi qu’Aziraphale et Crowley apprirent que c’est sur l’île de Marsyas que Napoléon avait rendu son dernier soupir et que Michael Jackson avait simulé sa mort pour venir vivre au village sous sa véritable apparence, à savoir celle d’un satyre.
Théodore ne cessait de saisir le bout de la veste d’Aziraphale avec son bec pendant le monologue de Chauncey, qui marchait plusieurs mètres devant eux.
— Mais enfin, que veux-tu ? Tu vas abîmer ma veste ! Je m’efforce de la conserver en bon état depuis cent quatre-vingts ans, mon jeune ami…
Avant que la vouivre n’ait le temps de répondre, Sal leva le nez de la feuille de papier qu’il était en train de lire distraitement en marchant et répondit :
— Il aime bien les boutons de votre veston ! Et ceux de votre veste également…
— Seigneur… souffla l’ange, en s’arrêtant.
Il miracula un petit bouton dans le creux de sa main, qu’il tendit à Théodore. La vouivre poussa quelques gazouillis indignés.
— Ce n’est ni un bouton de votre veston, ni un de ceux de votre veste, expliqua Sal.
— Oui merci, j’avais compris, jeune homme ! De même que j’ai compris quelques grossièretés, Théodore ! le réprimanda Aziraphale.
— C’est quoi cette obsession avec les boutons ? Et puis la dernière insulte, ça se prononce pas comme ça, p’tit gars ! ajouta Crowley, en rigolant.
La vouivre baissa honteusement la tête et l’ange en profita pour arracher, la mort dans l’âme, un des boutons de sa veste, qu’il tendit à Théodore avec un sourire indulgent :
— Tiens, mon garçon ! Mais que je n’entende plus un seul gros mot sortir de ton bec…
Théodore se répandit en excuses et en remerciements, puis il prit avec précaution le bouton dans son bec et ne le lâcha plus, l’exhibant fièrement à tous ceux qu’ils croisèrent, humains comme êtres magiques.
— C’est gentil à vous ! Il le mettra avec son trésor quand nous rentrerons. Je peux vous assurer qu’il ne vous oubliera jamais, expliqua Sal avec un sourire sincère, tout en triturant nerveusement le papier qu’il tenait dans sa main.
— Si c’est ton bulletin et qu’il est pourri, je peux le faire disparaître si tu veux ! proposa Crowley, en pointant le papier.
— Crowley ! s’indigna Aziraphale.
Sal sourit, l’air embarrassé :
— Ce n’est pas ça ! C’est juste… Ce n’est rien… soupira l’adolescent.
— Ce n’est pas rien, c’est un poème ! intervint Phee, visiblement mécontente. Et il est très joli !
— Un poème ? Alors comme ça, tu écris ? demanda Aziraphale, l'œil pétillant.
— Mhm… C’est pour Linus, c’est bientôt son anniversaire… expliqua timidement Sal.
— Oi ! C’est pas pour Arthur ? se moqua Crowley, avec un sourire sardonique.
Aziraphale le fit taire d’un regard.
— Okay, okay, je dis plus rien…
— La vérité, c’est que… Je ne suis pas certain que ça lui plaise… avoua Sal, penaud.
— Je pourrais… hésita l’ange. Si tu veux, je peux y jeter un coup d'œil ? Je ne suis pas étranger à la littérature, je suis libraire, tu sais ?
— Vous… Vous feriez ça ?
— Bien sûr ! Montre-moi…
Sal lui tendit le papier en se frottant la nuque et Aziraphale chaussa inutilement ses lunettes sur son nez pour commencer à réciter, tout en continuant de marcher :
— Voyons cela… “Regardez-moi. Regardez-moi pour ce que je suis. Je suis magique. Je suis humain. Je suis non-humain. Regardez-moi. Je suis un garçon. Je suis une fille. Je suis tout et rien entre les deux…”
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Lorsque Chauncey les fit stopper, au niveau de la terrasse du glacier, Crowley levait les yeux au ciel tandis qu’Aziraphale essuyait discrètement les siens, à la fin de sa lecture. Il rendit le papier à Sal, qui le rangea précipitamment dans sa poche.
— C’est… Ahem… C’est parfait ! Ne change rien surtout ! bredouilla Aziraphale, des trémolos dans la voix.
— Vous le pensez vraiment ? Merci beaucoup monsieur Fell, répondit l’adolescent, avec un petit sourire.
— C’est qui eux ? les interpella une voix de fillette, au timbre un peu rauque.
Aziraphale et Crowley levèrent la tête, pour mieux la repencher devant eux. Une petite gnome les observait d’un air menaçant du haut de sa toute petite taille. Ses bras étaient croisés sur sa poitrine, au-dessus d’une longue et soyeuse barbe blanche. Elle était habillée d’une salopette de travail, sous laquelle on devinait aisément un petit ventre bien tendu.
— Talia, je suppose ? articula Crowley, derrière un sourire diplomatique.
— Vous supposez bien, mais c’est moi qui pose les questions ici !
Crowley se tourna vers Aziraphale :
— On peut la garder ?
Chauncey toussota dans son tentacule, réclamant l’attention de son audience :
— Soit polie, Talia ! Ce sont des clients VIP !
— Pourquoi VIP ? lui demanda-t-elle, tout en soutenant le regard de Crowley.
— Parce que c’est moi qui m’occupe d’eux ! Ce sont monsieur et monsieur Fell. Ce sont des anges et ils sont mariés, mais c’est pas leur voyage de noces ! Ils sont en voyage tout court et ils m’ont demandé de leur trouver un endroit où manger. Et ils m’ont donné un pourboire… expliqua théâtralement Chauncey, en sortant le billet de sous sa casquette pour le montrer à ses frères et sœurs. C’est wahoo, n’est-ce pas ?
Une petite tête brune aux cheveux en bataille se faufila alors au centre du groupe d’enfants rassemblé autour de Chauncey. Il portait un t-shirt rouge estampillé “Daddy’s little devil” qui fit sourire Crowley. Il avait le même…
— Dix £ ? C’est tout ? Tu vas pas aller loin avec ça ! commenta le nouvel arrivant avant de fixer Aziraphale et Crowley. Bande de radins !
Aziraphale, offusqué, commença à bégayer alors que Crowley éclatait de rire.
— Pardon ? Mais… Je ne te permets pas de…
Sal l’interrompit, en s’adressant à son frère, les sourcils froncés :
— Vous êtes tous seuls ?
Le petit brun se tourna vers lui et répondit d’une voix nettement plus douce :
— Arthur et Linus sont à l’intérieur, ils discutent avec Helen, expliqua-t-il, en pointant vaguement le commerce.
— Toi, tu dois être Lucy, je me trompe ? demanda Crowley, en se penchant en avant.
— Lui-même ! Lucifer pour les intimes, l’Antéchrist pour les voisins…
Crowley rigola à nouveau :
— J’ai bien connu un de tes demi-frères. Enfin… On a bien connu un de tes demi-frères…
Lucy s’approcha, l’air intrigué, en observant ses yeux à travers les verres fumés de ses lunettes.
— Je vois… De la lumière en vous… Mais vous n’êtes pas un phoenix ! Vous êtes un démon, n’est-ce pas ? Mais y a un truc… Vous n’êtes pas comme les autres. Moi, j’ai des araignées dans la tête et les autres démons, ils n’ont rien. Que de la noirceur, mais vous… C’est éblouissant comme… Comme des étoiles !
Crowley se redressa, interdit :
— Eh ben… T’es plus aimable que ton père, toi !
Lucy fronça à nouveau ses petits sourcils broussailleux :
— C’est pas Lui, mon père ! C’est eux… répondit-il, en pointant les deux hommes qui leur tournaient le dos à l’intérieur du commerce et qui discutaient joyeusement avec une femme d’âge mûr, qui se tenait derrière le comptoir. Et mes frères, c’est Chauncey, Sal et Théodore ! J’en ai pas d’autre, à part peut-être David, s’il accepte de venir vivre avec nous…
— Oui… Oui tu as raison, concéda Crowley, songeur. Les liens du sang, c’est surfait !
Le petit garçon lui sourit alors joyeusement, faisant apparaître sa dentition clairsemée.
— Quel âge as-tu ? demanda soudain Crowley, suspicieux.
— Sept ans ! répondit fièrement Lucy.
— Ngk… J’aurais dû m'en douter… soupira Crowley.
Aziraphale lui offrit un sourire espiègle avant de se tourner vers les deux nouveaux enfants.
— Ravi de faire votre connaissance ! Talia, Lucy, je me nomme Aziraphale et voici Crowley, se présenta l’ange.
— Vous aimez les plantes ? lui demanda brusquement Talia.
— Euh… Eh bien… Crowley a beaucoup de plantes chez nous ! répondit Aziraphale, sans toutefois préciser que les plantes en question étaient menacées de mort plusieurs fois par jour.
— Bien… répondit Talia, satisfaite. C’est où chez vous ?
— Eh bien, nous habitons à Londres, dans le quartier de Soho, mais nous possédons également un petit cottage dans les South Downs. Crowley a une jolie véranda là-bas, garnie de plantes, ajouta Aziraphale, avec affection.
— Parfait… commenta la petite gnome, sans se départir de sa défiance.
— Talia a le plus beau jardin de Grande-Bretagne ! expliqua fièrement Chauncey.
— Les photos de ses fleurs ont déjà été publiées dans des revues spécialisées, renchérit Lucy. Des revues bien chiantes, ajouta-t-il en aparté, à l’adresse de Crowley.
Chauncey s’écarta soudain, faisant signe à ses frères et sœurs de s’approcher. Ils s’agglutinèrent tous autour de lui et Crowley les entendit chuchoter vivement. Il se tourna vers l’ange et croisa ses bras sur sa poitrine.
— Bon ben à la fin du conclave, on pourra peut-être espérer manger quelque chose… Picoler surtout… maugréa-t-il. C’est dingue ce qu’ils parlent ces mômes !
— Je trouve leur compagnie plutôt divertissante, s’enthousiasma l’ange. Ils semblent former une famille soudée et aimante !
Crowley s’apprêtait à répondre lorsque Chauncey tapa dans ses tentacules, produisant ainsi un bruit humide qui fit grimacer les deux entités célestes.
— Ahem… Avec mes frères et sœurs, nous avons décidé que ce serait bien que vous goûtiez avec nous ! déclara-t-il solennellement. Vous aimez les glaces ?
— Seulement s’il y a de l’alcool dessus ! répondit énergiquement Crowley.
— Les enfants ?
Une voix d’homme les interpella depuis le seuil du glacier. Grand et longiligne, blond avec des cheveux mi-longs et des yeux clairs, son pantalon trop court dévoilait de grandes chaussettes à motifs, de couleur vive, qui attiraient le regard. A ses côtés se tenait un homme plus petit et plus corpulent, aux cheveux bruns et courts qui surmontaient un visage rond, au sourire jovial. Il portait un plateau garni de plusieurs coupelles de glaces ornées de petits palmiers colorés et de gaufrettes appétissantes, ainsi qu’un pichet d’orangeade et une pile de verres. Les deux hommes, âgés d’une quarantaine d’années, s’immobilisèrent en remarquant la présence d’Aziraphale et Crowley, entourés par les enfants, et le sourire de Linus mourut sur ses lèvres, se muant en un rictus crispé.
Aussitôt, Chauncey s’approcha d’eux, arborant un air qui se voulait à nouveau professionnel :
— Arthur, Linus, je vous présente des clients de l’hôtel, monsieur et monsieur Fell, mais moi je peux les appeler Aziraphale et Crowley parce que je suis leur groom personnel ! Crowley m’a donné un pourboire, s’empressa-t-il de préciser, pour souligner ses dires.
— En effet ! Et Chauncey s’est montré très efficace ! Nous lui avons demandé de nous trouver un endroit où grignoter un petit quelque chose et il nous a conduit ici, où ses frères et sœurs nous ont invités à partager une collation. Je dois dire que l’endroit est parfait et la compagnie de vos enfants, des plus agréables, déclara Aziraphale, avec entrain.
— Agréable, mais pas très silencieuse… nuança Crowley en fixant Talia, toujours plantée devant lui.
Arthur et Linus se détendirent et échangèrent un regard complice et amusé. Linus étouffa un rire en s’approchant d’une table pour déposer son plateau, tandis qu’Arthur avançait d’un pas décidé vers Aziraphale, lui tendant une main :
— Enchanté de faire votre connaissance, messieurs !
Après avoir serré la main de l’ange, il se dirigea vers Crowley pour en faire de même.
— Arthur, je présume ? demanda Crowley, avec une pointe d’ironie.
L’homme fit une petite grimace gênée, en balayant ses enfants du regard.
— Votre réputation vous précède, poursuivit Crowley, en relâchant sa main.
L’homme émit un rire amusé, en posant ses mains sur les épaules de Lucy, qui leva un regard plein d’adoration vers lui.
— Arthur Parnassus, en effet, se présenta l’homme. Et voici mon conjoint, Linus Baker, ajouta-t-il lorsque celui-ci s’approcha pour serrer à son tour les mains d’Aziraphale et de Crowley.
— Bienvenue à Marsyas, messieurs ! les salua Linus, pendant que Théodore se perchait sur son épaule en frottant affectueusement son bec contre sa joue.
— Ce sont des anges ! précisa Chauncey avec entrain.
— Bien que ça ne change rien, ajouta Sal, avec sagesse.
— En effet ! Tout le monde est bienvenu ici, à Marsyas, expliqua Arthur.
— C’est précisément pour ça que nous souhaitions séjourner quelques jours ici, répondit Aziraphale. Loin du tumulte de nos… Existences. Nous avons passé presque deux années difficiles, ajouta-t-il, en jetant un regard à la dérobée vers Crowley, l’air coupable.
— Vous partagerez bien une glace avec nous dans ce cas ? demanda Linus. Théodore me dit que vous lui avez offert un bouton de votre veste ! Il l’aime beaucoup…
— Je vais passer commande, mon ange, déclara Crowley.
— Chouette ! Je viens avec vous ! se proposa Lucy, qui courait déjà vers l’intérieur du glacier.
— Ben voyons… Après tout, c’est ma spécialité de faire la nounou des mioches de Satan, ajouta Crowley à l’oreille d’Aziraphale, tandis qu’il posait un baiser sur sa joue.
Aziraphale l’observa s’éloigner d’un air songeur, accompagné par tous les enfants, y compris Théodore. La vouivre se percha maladroitement sur son épaule et faillit se cogner en passant la porte, ayant mal évalué la taille de Crowley, qui protégea la tête de la vouivre au moyen d’un miracle démonique.
— Nos enfants peuvent se montrer un peu… Collants… s’excusa Linus, en étalant les coupelles de glaces et les verres sur la table.
— Ce n’est rien, Crowley adore les enfants !
— Ah ! s’exclama Linus, en relevant sa tête. Vous songez à adopter vous aussi ? Notre procédure est en cours, nous croisons les doigts, ajouta-t-il, en joignant le geste à la parole.
— Eh bien… répondit évasivement Aziraphale, en jetant un regard songeur vers Crowley, dans la boutique. Hum… Je dois avouer que vos enfants semblent s’entendre à merveille, vous formez une… Eh bien, une très jolie famille ! Cela mériterait que quelqu’un écrive un livre sur vous… Chauncey est très fier de ses frères et sœurs !
— Leur passé n’est pas simple… Pour aucun d’entre eux… Leur complicité et leur résilience forcent le respect ! déclara Arthur, en s’asseyant à côté d’Aziraphale.
— Ils semblent être très bien entourés ! Vos enfants ont beaucoup d’admiration pour vous, ajouta l’ange, avec un sourire bienveillant.
— Arthur a toujours eu l’étoffe d’un père, même s'il lui a fallu du temps pour s’en rendre compte ! intervint Linus, en se tournant vers la porte du commerce, d’où sortait Crowley les bras chargés, entouré de sa bruyante escorte.
Lucy portait ses lunettes de soleil.
— Votre mari me fait beaucoup penser à lui… ajouta Linus Baker, songeur.
Aziraphale descendit d’un trait le verre d’orangeade versé par Arthur.
Plus tard dans leur chambre d’hôtel, et après s’être laissé amadouer par des excuses (accompagnées d’une petite danse), Crowley laissa Aziraphale lui faire part de son nouveau Plan. Un Plan visant à adopter un certain enfant, dont ils s’étaient occupé lors du Second Avènement. Jésus.
FIN
Notes diverses :
↬ On écoute vraiment Buddy Holly dans “La maison au milieu de la mer céruléenne” !
↬ Le Trésor de Théodore se trouve sous le canapé du salon, sur l’île de Marsyas, au cas où ça vous intéresse.
↬ Le T2 de “La maison au milieu de la mer céruléenne” n’est sorti qu’en anglais pour le moment, aussi la traduction du début du poème de Sal est la mienne 😉.
↬ Lucy porte vraiment ce t-shirt. Crowley a le même juste parce que je l’ai décidé ainsi !
↬ David, mentionné dans cette histoire, est un enfant yéti évoqué à la fin du T1 et au centre de l’intrigue du T2.