Riley se réveilla, sans savoir où elle se trouvait.
L'avantage, c'est qu'elle n'avait pas de douleur. Mais elle n'avait aucun souvenir de ce qu'il s'était produit. Était-elle de l'autre côté ? Avait-elle réussi sa "Libération" ?
Petit à petit, sa vision retrouvait une certaine netteté. Un léger bip sonore répétitif semblait s'accorder avec son rythme cardiaque, bizarrement... actif.
Merde.
Elle réalisait soudain son échec. Dans la minute suivante, des bribes de souvenirs remontaient à la surface. La pluie, le parc, le pont.
Et le gars qu'elle avait bousculé.
Je suis vivante. A cause de lui ?
Le reste était encore flou. Alors elle préféra chasser ce souvenir, pour se concentrer sur le lieu où elle se trouvait. Et malheureusement, rien n'indiquait un endroit merveilleux.
Elle se releva péniblement, tout en remontant un oreiller énorme et lourd. La vue parfaitement retrouvée, Riley manqua de faire une nouvelle crise de panique.
L'endroit était sinistre. Pour tout dire, c'était un mélange de blanc et de gris, avec une odeur désagréable de désinfectant et de javel. Le bip sonore provenait d'un moniteur cardiaque et projetait le battement régulier de son coeur. Tous les voyants étaient au vert, signe qu'elle était bel et bien en vie, et en bonne santé. Quelques câbles étaient reliés à des patchs collés sur sa poitrine nue, sous sa chemise à pois. Un câble transparent planté dans une de ses veines faisait passer un liquide invisible depuis une poche posée sur un support de perfusion.
Riley se trouvait dans un lit, qui se trouvait dans une chambre morne, avec une toute petite fenêtre donnant sur la vue d'une ville qu'elle ne reconnut pas tout de suite.
Avant même de pouvoir se débattre pour arracher tous les câbles et s'enfuir à toutes jambes, quelqu'un ouvrit la porte, elle aussi blanche, parsemée de coulis de peinture verdâtre.
– Bonjour Mademoiselle Walsh. Ravie de vous voir encore parmi nous, et en vie.
Le sourire chaleureux de l'infirmière effraya Riley.
Je dois sortir au plus vite ou je vais faire une attaque.
– Pourquoi je suis à l'hôpital ? demanda-t-elle, affolée. Je déteste les hôpitaux…
L'infirmière s'approcha doucement, tout en prenant une chaise qui se trouvait près du mur, non loin de la porte. Elle s'installa en face de Riley et inspira doucement.
– Mademoiselle Walsh, vous…
– Riley. Je m'appelle Riley.
– Bien. Riley... on vous a récupéré juste à côté d'un pont, dans un quartier de Sleaford. D'après l'homme qui était avec vous…
– L'homme ? Quelqu'un était avec moi ?
– Oui, c'est lui qui vous a sauvé la vie, avant que vous ne passiez de l'autre côté. Vous ne vous en souvenez pas ?
Riley ne dit rien. Le peu de souvenirs envolés étaient revenus presque aussitôt. Elle avait effectivement bousculé un homme, mais elle n'avait plus eu conscience que c'était la même personne qui l'avait ramené à la réalité. Elle avait pleuré à chaudes larmes, et l'homme était resté près d'elle, jusqu'à l'arrivée des secours.
Elle l'entendait à présent : les sirènes de l'ambulance qui l'avait emmenée jusqu'ici.
Alors il m'a sauvé la vie. Ce n'est pas une blague. Que vais-je faire ?
Encore stupéfaite de cette situation, Riley regarda simplement l'infirmière, toujours avec une pointe de malaise.
– Est-ce que tout va bien, Mademoiselle ? demanda cette dernière qui sembla déceler le mal-être de la jeune femme.
– Pas vraiment... j'ai pleins de questions et... je me sens mal ici. Où sommes-nous exactement ?
Tandis que Riley tournait la tête pour regarder à travers la fenêtre, l'infirmière lui annonça le nom de la ville qu'elle pouvait apercevoir : Grantham. Elle se trouvait donc a environ une heure de chez elle, en transport en commun.
– Nous aimerions vous garder en surveillance pour cette nuit, afin de vérifier votre état psychologique. C'est très important, ne serait-ce que pour vous-même.
Ahurie, Riley écarquilla les yeux tout en faisant voler sa couverture.
– Me garder toute la nuit ?! Non ! Je dois partir ! Je ne veux pas rester enfermée ici !
L'infirmière garda son sang-froid. Elle avait un professionnalisme et une certaine stabilité émotionnelle à toute épreuve qui lui permettait de ne pas céder à la détresse de sa patiente. Riley en fut surprise, et soupira bruyamment.
– Mademoiselle. C'est pour votre bien. Nous vous demandons de rester au moins une nuit. Ensuite, selon votre état, nous aviserons. Voulez-vous que l'on contacte quelqu'un ? Un proche, un parent ?
Riley secoua la tête de droite à gauche.
Je n'ai personne.
Elle expliqua brièvement à l'infirmière avoir coupé les ponts depuis deux ans avec ses parents, et qu'elle n'avait aucune personne de confiance dans ses contacts. Pas même un ami.
Alors qu'elle pensait que l'infirmière en avait terminé, cette dernière était resté assise quelques minutes à l'étudier, avant de s'enfoncer dans la chaise et de sourire.
– Dites-moi, Riley. Qu'est-ce qui vous effraie autant dans les hôpitaux ?
Et voilà. La fameuse.
Riley soupira de nouveau et croisa les bras. Puis, en tournant la tête vers la fenêtre, elle raconta ce qui était arrivée à sa grand-mère paternelle, lorsqu'elle n'était encore qu'une enfant.
Alors que tout allait plus ou moins à merveille, sa grand-mère était tombée malade. Pour une personne âgée, rien de plus banal. La vieillesse vous rend plus fragile et donc plus exposé aux maladies extérieures. Lorsqu'elle s'est rendue chez le médecin de famille, ce dernier lui a diagnostiqué une toux sans gravité. Malheureusement, au fur et à mesure, et malgré les médicaments prescrits, la santé de sa grand-mère se détériora, et elle ne cessait de tousser jusqu'à s'en étouffer, ne pouvant plus respirer.
Un soir, sa santé fut si grave que les parents de Riley ont dû l'emmener d'urgence à l'hôpital. A l'arrière de la voiture, Riley fut terrorisée de voir sa grand-mère aussi faible, une main sur sa poitrine douloureuse, la respiration saccadée et les lèvres anormalement bleues. En arrivant aux urgences, elle fut prise immédiatement en charge et emmenée en soins intensifs.
Lorsqu'enfin Riley pu la voir, elle resta sans voix face à ce qu'elle voyait, de son jeune âge : des branchements de partout, un masque à oxygène, et un bidule similaire à celui qu'elle avait aujourd'hui même à côté d'elle, pour vérifier les battements du coeur.
Le diagnostic était sans appel : pneumonie. A cause du mauvais diagnostic du médecin de famille, et donc du traitement non adapté, des complications ont entraîné une surinfection, si bien que la grand-mère de Riley était en détresse respiratoire. Malheureusement, ses jours étaient comptés, et, avant même que les infirmiers puissent annoncer un quelconque espoir de guérison, la grand-mère décéda quelques jours après son admission à l'hôpital.
Le jour de sa mort, elle était seule, et lorsque Riley et sa famille sont venus à son chevet, le corps rigide et éteint de la grand-mère créa un choc immense dans l'esprit de la jeune fille.
Depuis ce jour, Riley avait développé une phobie accrue de l'hôpital, et avait tout fait pour ne jamais remettre les pieds une seule fois dans cet établissement où seule l'odeur de la mort régnait.
– Vous souffrez donc de nosocoméphobie ? demanda l'infirmière.
– Noso quoi ?
– La nosocoméphobie est la phobie de l'hôpital, ou des autres lieux médicaux. Riley, si vous souffrez de ce trouble, nous pouvons vous aider à surmonter cela, le temps d'effectuer les analyses.
– Je vais finir par faire une attaque si je reste une minute de plus ici.
Le ton de Riley était sec mais prit d'une profonde anxiété qui la faisait transpirer. Plus le temps passait, plus le malaise s'installait. Il fallait à tout prix qu'elle sorte de cet endroit.
Après quelques échanges, l'infirmière s'en alla enfin pour demander à ce que Riley fasse les analyses psychologiques rapidement, pour lui éviter de rester la nuit. Elle avait refusé la technique de l'hypnose ou tout autre thérapie lui promettant d'atténuer sa phobie. Ce qu'elle voulait par-dessus tout à présent, c'était rentrer chez elle et décider de ce qu'elle allait faire de sa vie maintenant qu'elle avait loupé l'embarquement vers l'au-delà.
***
Il était aux alentours des vingt-et-une heures lorsque Riley eu l'autorisation pour sortir de l'hôpital de Grantham. Elle s'était sentie légèrement chanceuse d'avoir pu passer la batterie d'examens plus tôt que prévu, auquel cas elle aurait dû attendre toute la nuit, et les infirmiers l'auraient sûrement retrouvés soit en pleine crise d'angoisse, soit dehors dans la cour de l'hôpital, cherchant vainement une sortie.
Elle a malgré tout eu du mal à les convaincre à coups de «je vais bien», car d'après les soignants, on ne peut pas aller bien lorsque l'on cherche à mettre fin à ses jours. Riley en avait presque rigolé : est-ce qu'ils sont dans sa tête ? Comment peuvent-ils mieux savoir qu'elle ce qu'elle ressent exactement ?
Tandis qu'elle montait dans le train pour rejoindre Sleaford, le souvenir de ce qu'elle avait tenté d'accomplir trois jours auparavant lui revenaient à l'esprit, la poussant à réfléchir de ses actes. De même que les paroles des soignants qui lui avaient conseillé de parler à quelqu'un de confiance ou de prendre rendez-vous chez un psychologue afin d'exposer ses problèmes et essayer de chasser ses idées noires pour pouvoir continuer à vivre sereinement.
Mais Riley n'avait aucun entourage, et les derniers rendez-vous chez des personnes proches du monde du médical suffisaient pour que sa nosocoméphobie prenne le dessus. Hors de question qu'elle retourne chez ses parents, car ses derniers n'ont jamais vu le mal-être de leur fille, ou alors les œillères étaient parfaitement bien orientés pour qu'ils en fassent abstraction. La plupart du temps, ils mettaient ça sur le compte de l'adolescence. C'était trop facile d'ignorer que Riley souffrait.
Le trajet dura une cinquantaine de minutes. Lorsque la demoiselle descendit à la gare, le froid glacial la fit frissonner. Quelques flocons commençaient à tomber, mélangés à une pluie fine qui rendit la route glissante.
Décembre à Sleaford était tout ce que Riley détestait : les festivités, le froid et la neige ne la rendait pas heureuse comme les passants qu'elle croisait. La magie de Noël s'était éteinte depuis bien trop longtemps, à tel point qu'elle avait cessé de le fêter lorsqu'elle atteignit ses seize ans. Alors, comme à son habitude, elle passerait la fin d'année chez elle, et le vingt-cinq et le trente-et-un seront des jours tout à faits comme les autres.
Marchant à pas rapides pour rejoindre son appartement au nord de la ville, Riley était plongée dans ses réflexions. Elle revoyait plus ou moins l'homme qui lui avait évité de se jeter du pont. Mais elle n'avait aucune idée de ce à quoi il ressemblait, ni comment il s'appelait.
Arrête de te torturer l'esprit. Ca ne t'apportera rien de toute façon.
Sans le vouloir, les questions ne cessaient de s'abattre dans son crâne. Elle secoua la tête, et accéléra un peu plus le pas, avant de relever la tête pour éviter de justesse un lampadaire. Son coeur manqua de rater un battement lorsqu'elle vit quelqu'un dans sa vision, qui ne lui était pas si inconnu.
C'est... lui ?
Elle s'arrêta net sur le trottoir, le regardant passer au loin, de l'autre côté de la rue. Tiraillée entre le désir d'aller le voir sans même savoir quoi lui dire et continuer sa route pour éviter une discussion qui la mettrait mal à l'aise, Riley resta droite pendant cinq bonnes minutes, avant que l'individu en face ne lève la tête à son tour et croise son regard.
C'est bien lui. Tout lui revenait à présent : alors qu'elle était en crise, il l'avait aidé à se calmer, l'approchant d'un banc, elle, cherchant à se débattre, puis lui, qui lui tend la main, avant qu'elle ne prenne peur et qu'elle ne s'enfuit pour réaliser son destin et passer de l'autre côté…
Pourquoi avait-il fait cela ?
Les questions l'assaillaient, et l'obscurité de la nuit mêlé au froid qui la faisait trembler l'empêchait de réfléchir. Lorsqu'elle cligna des yeux, l'homme avait déjà repris sa marche et s'était éloigné.
Il m'a... ignorée ?
Après tout, elle ne trouva pas ça bizarre. Qui se souciait d'elle ?
Bientôt, Riley arriva enfin à son appartement. Elle monta les étages de l'immeuble et ouvrit la porte difficilement. Elle alla directement s'affaler sur son canapé, soufflant longuement.
Peut-être qu'après tout, tout ceci n'étaient que de vulgaires signes cherchant à lui prouver que la mort n'était pas la seule issue...
Peut-être que l'intervention de cet individu devait lui servir à prendre conscience, qu'il y a un autre moyen pour se libérer de ce mal qui l'emprisonne.
Est-ce que son idée de "Libération" était la bonne ? Riley ne le savait pas. En tout cas, elle était au moins sûre d'une chose : elle était vivante, et ce n'était pas un hasard.
Et aussi surprenant qu'il puisse paraître, Riley avait pris une décision qui allait la mener sur un chemin très long, mais nécessaire : elle devait cesser de résoudre sa souffrance de manière radicale. La mort ne ferait plus partie de ses plans, à partir de ce soir.
Etape 1 de la reconstruction : Accepter de renoncer
La personne renonce à quelque chose d'important qui lui semblait essentiel pour finalement commencer à se reconstruire après avoir réalisé que cet élément était néfaste.