Je poireaute depuis plus de vingt minutes dans le couloir en attendant que la commandante soit enfin libre. Je fais les cents pas devant la porte de ma mentor en tournant et retournant dans mon esprit le bref entretien avec Andrea Torio. Depuis mon départ de son building, ma colère n'a pas reflué. Poings serrés, je fais claquer mes talons avec un peu trop de virulence sur le parquet. Clac, clac, clac... Je passe et repasse devant la plaque métallique indiquant le nom de ma supérieure tandis que ma patience s'étiole dangereusement.
Les paroles du mafieux se répètent en boucle dans ma tête. Ses insinuations sur la possible implication de la commandante Moore dans ses affaires instillent les prémices d'un doute dangereux dans mes pensées. À peine sortie de son bureau, je me précipitais au commissariat pour confronter celle qui m'a tout appris. Alors que j'use le sol à force de l'arpenter, j'essaye d'ordonner le flot d'idées qui me submergent. Je sais que je ne peux pas jouer les têtes brûlées sur ce coup là, je dois me montrer aussi subtile qu'habile. Si elle devine mes intentions, si elle soupçonne mes doutes, elle pourrait, soit me reléguer à la circulation, soit ... Je ne préfère pas y penser.
— Ella, tu ne veux pas t'asseoir juste deux minutes, me hèle un des agents dont le bureau fait face à celui de la commandante. Tu commences sérieusement à nous donner le tournis.
L'ensemble de la brigade témoigne son approbation et je rejoins à contrecœur la ligne de fauteuils posés contre le mur. Mes doigts dansent sur ma cuisse à un rythme effréné, ma jambe tente de jouer un french-cancan en solitaire et mes lèvres vont finir en sang si cette foutue porte ne s'ouvre pas dans les minutes à venir.
— Ella, tu voulais me voir ?
Stanislava Moore apparaît sur le seuil de son bureau, son allure aussi impeccable qu'à l'accoutumée. Son carré blond polaire parfaitement lisse accentue les lignes aiguisées de sa mâchoire. Le bleu glacial de ses yeux, lui confèrent une froideur et une sévérité qui déclenche toujours un frisson de malaise le long de ma colonne. Je crois que je n'ai jamais vu cette femme sourire.
— Oui commandante, je suis parti interroger Andrea Torio et j'aimerais éclaircir avec vous, certains points concernant notre affaire.
La légère contraction de sa mâchoire ne m'échappe pas, mais elle retrouve rapidement ce qui se rapproche le plus d'une expression avenante chez elle. C'est -à -dire coin des lèvres légèrement plissé. Elle m'invite à la suivre dans son antre et le claquement de la porte sonne comme le glas de ma confiance.
— Si j'ai bonne mémoire, Ella, il me semble t'avoir demandé de faire montre de prudence dans cette affaire, note-t-elle d'une voix empreinte d'autorité. Je n'apprécie pas beaucoup quand mes subordonnés s'avèrent trop zélés.
Le ton est donné. Malgré le rôle de mentor que la commandante Moore a joué lors de mon arrivée dans la brigade, elle n'a jamais fait preuve de la moindre indulgence à mon égard. Tout comme avec le reste de son équipe. Sa réputation de femme inflexible n'est pas qu'une simple rumeur. Atteindre ce genre de poste en tant que membre du sexe féminin demande d'être bien plus implacable auprès des équipes. La moindre faiblesse sera toujours retourné contre vous et votre sexe. Même si les temps changent, la police reste un monde dominé par les hommes.
— Assieds-toi, m'ordonne-t-elle.
J'obéis sagement tandis qu'elle se place en face de moi, ses deux coudes posés sur le large bureau de verre qui domine la pièce. Elle entrecroise ses doigts, pince l'arrête de son nez entre ses index et attends. Ma bouche est soudainement sèche alors que je lutte contre la sensation d'oppression qui envahit ma poitrine. Tous les scénarios que j'ai élaborés lors de mon attente semblent s'être fait la malle.
— Je... hésité-je.
Les mots meurent sur ma langue. Dire que je suis intimidée face au regard pénétrant de la commandante serait un doux euphémisme. A vrai dire, elle me terrifie. Bien plus qu'Andrea Torio.
— Tu ?
Je déglutis. Mes prochaines phrases pourraient sceller mon destin. Mon cœur joue la cinquième symphonie contre mes côtes et j'essaye d'essuyer aussi discrètement que possible, mes paumes moites sur ma jupe.
— Ella, je n'ai pas toute la journée ! assène-t-elle.
— Oui, bien. Excusez-moi.
Elle hoche imperceptiblement la tête pour m'encourager à continuer.
— Comme je vous le disais, je suis allé voir Monsieur Torio afin de l'interroger au sujet du corps retrouvé sur le chantier de la treizième. Plusieurs indices semblent en effet pointer en direction de la famille Torio, notamment l'emplacement de la victime et la méthode d'exécution. J'ai pensé que le confronter de manière impromptue l'empêcherait de préparer son argumentaire.
— Et je suppose que votre petit éclat s'est avéré inutile ? siffle-t-elle. Je pourrais même dire qu'il nous a probablement porté préjudice.
Je me ratatine sur ma chaise, tête basse. De la pointe du pied, je joue avec le revers de l'épais tapis angora. Stanislava Moore est l'une des seules personnes à réussir à me faire courber l'échine. Envolée la Ella sûre d'elle et insolente, face à son regard de glace, je redeviens cette gamine dont personne ne voulait.
— Malheureusement, bredouillé-je.
La main de la commandante claque sur le verre et je me redresse d'un seul coup. Elle darde son regard sur moi, comme si elle tentait de discerner sur mon visage les petits secrets que je pourrais dissimuler. Afin de ne pas affronter la tempête polaire de ses iris, je détaille chaque élément de son bureau, comme si je m'y trouvais pour la toute première fois. Un tableau impressionniste habille le mur situé juste derrière sa chaise et quelques plantes factices sont éparpillés au coin de la pièce dans une tentative de rendre l'espace plus chaleureux. Cependant le choix de l'ameublement, majoritairement en verre, casse cette fausse sensation de réconfort pour donner au lieu la même froideur que sa propriétaire.
— Hum... Je vois.
Son calme soudain alerte tous mes sens.
— Et donc, quelle est cette chose que tu souhaitais éclairer avec moi ?
Pourquoi est-elle passé d'une évidente colère à cette pantomime de bienveillance ?
— Dans ses propos, il a laissé entendre qu'il pourrait avoir des alliés au sein de la brigade. Je me demandais donc si vous soupçonniez des membres du personnels d'interagir en sa faveur ? hésité-je. Je sais que porter des accusations sur des collègues peut s'avérer dangereux, mais un homme comme Torio aurait fini derrière les barreaux depuis bien longtemps s'il n'avait pas des alliées au sein de la brigade.
Elle se recule contre l'assise de son siège et se raidit légèrement.
— Quand on travaille au sein d'un service tel que le nôtre, se méfier de tout le monde devient vite une seconde nature, mais si vous ne vous fier à vos collègues, ceux qui vous maintiendront en vie sur le terrain, alors vous n'avez pas grand chose à faire au sein de cette brigade.
Stanislava Moore est une magicienne des mots, elle les manient avec le même talent qu'une arme. Ses compétences d'oratrice ne sont égalées que par son habileté au tir. Combien de fois a-t-elle ridiculisé des nouvelles recrues sur le champ de tir ?
— Donc vous n'avez pas le moindre doute ? insisté-je.
Je ne sais pas ce qui me rend téméraire à ce point. Sa façon de subtilement me faire comprendre que mes questions la dérangent ? Le doute qui s'insinue en moi ? Où ma colère qui ne cesse d'enfler depuis que Torio m'a laissé entendre que ma cheffe et mentor pouvait être corrompu ?
Elle claque la langue et plisse légèrement les yeux.
— Il n'existe pas de risque zéro, mais il n'est jamais bon de porter des accusations sans la moindre preuve.
Elle ouvre un des dossiers qui traînent sur son bureau et plonge le nez dans celui-ci. Je n'ai pas besoin d'un décodeur pour comprendre qu'elle me fous dehors. Je suis bien tentée de pousser mon insolence, mais je sais que déclencher son courroux ne ferait qu'affaiblir ma position.
— Merci de m'avoir reçu. Je vais vous laisser travailler, dis-je en me relevant.
Elle ne relève même pas les yeux vers moi tandis que je quitte son bureau avec comme seul au revoir un "hmmm" lâché machinalement. Alors que claque la porte, j'ai le temps d'apercevoir qu'elle s'est ruée sur son téléphone, visiblement très mécontente.
Je relâche le soupir que je retiens depuis que je suis entrée dans le bureau de la commandante lorsque je m'installe dans mon box. L'espace est à l'image de mon esprit, en fouillis. Les dossiers s'empilent en tas sur un coin du bureau et plusieurs gobelets de café à moitié vidés décorent le pourtour de mon ordinateur. Des post-it multicolores s'accumulent un peu partout. Posé juste à côté de mon écran, un cadre photo avec une image de Jaxon et moi adolescents est la seule touche personnelle. Je la garde ici pour ne jamais oublier quel est mon véritable objectif.