SETHY
Planté au milieu du quai, je tire sur ma énième cigarette de la matinée en vérifiant l'heure sur ma montre. Mon pied tape frénétiquement le sol et mes sourcils sont si froncés que je ressemble à une caricature de la colère.
Le message de la veille m'a tellement retourné que je n'en ai pas dormi de la nuit et j'attends désormais sa destinatrice de pied ferme. Oh, qu'elle ne prenne pas la peine de descendre du train, je vais la renvoyer dans le prochain en direction de la capitale. Je n'arrive pas à croire que cette tête de mule débarque ici, en plein milieu de l'enquête, sans aucun autre préambule que ce putain de SMS envoyé la veille. Clairement, j'ai raté quelque chose dans son éducation.
Sur cette pensée, le train apparaît à l'horizon et j'écrase mon mégot sous mon talon. J'attends que les wagons s'arrêtent, les bras croisés sur la poitrine, me préparant mentalement à la confrontation qui ne manquera pas d'arriver.
Peu de gens descendent ; ce sont surtout des marins, quelques mères de famille et deux ou trois adolescents qui doivent rentrer pour le weekend. Derrière tout ce beau monde, une chevelure d'un noir de jais se détache du lot et je m'avance à grands pas vers elle. Lorsque sa propriétaire m'aperçoit, elle hausse les sourcils puis m'adresse un rictus moqueur.
— Salut, lance-t-elle d'une voix railleuse. Ne m'en dis pas plus : je sais que tu es ravi que je sois là.
Je l'ignore et tends vers elle le billet que j'ai acheté vingt minutes plus tôt.
— Tu repars dans une heure. On boit un café et je te renvoie d'où tu viens.
Vic fronce les sourcils, le visage soudain violent, et crispe ses doigts sur la poignée de sa valise.
— Non, je repars pas. C'est ton putain de weekend alors t'assumes.
— Ton langage, jeune fille.
— C'est « il » en ce moment, siffle-t-elle d'une voix tranchante.
Je soupire et me pince l'arête du nez pour éviter de rentrer dans des débats stériles. Deux ans auparavant, Vic, née Victoria, m'a annoncé qu'elle se considérait à la fois comme un garçon et comme une fille, parfois les deux en même temps, parfois aucun.
Je me rappelle de son regard déterminé lorsqu'elle m'a déballé tout ça, campée devant le portail de son collège, ses mèches noires virevoltant autour de son visage et ses poings serrés contre ses cuisses. Je n'aurais jamais cru voir un jour autant de volonté et de tension dans un si petit corps. Je n'ai pas vraiment compris sur le coup : je sortais d'une intervention qui avait duré toute la nuit lorsqu'elle s'est mise à me parler de fluidité de genre, d'acceptation de soi, de frontière brouillée entre masculinité et féminité et de je-ne-sais-quoi encore. Je m'étais contenté de la fixer en silence, le cerveau à mille lieues de son discours, la fatigue exhalant de chaque pore de ma peau. Et j'avais juste acquiescé – parce qu'au fond, qu'y avait-il d'autre à faire ? J'avais face à moi une adolescente en pleine recherche d'elle-même et qui étais-je pour l'empêcher d'être ce qu'elle voulait ? Il aurait été hypocrite de ma part de m'ériger face à la volonté d'une gamine dont je ne m'étais jamais vraiment occupé et dont je ne comprenais pas exactement la profondeur du discours.
J'y ai repensé plus tard et j'ai tenté de m'intéresser à ces questions de genre. Après avoir vaguement saisi de quoi il s'agissait, j'ai juste décidé de me plier aux demandes de Vic : si elle me dit qu'elle est une fille, alors elle en est une, si elle me dit que c'est un garçon, alors elle en est un. Si elle se trouve dans un milieu qu'il m'est difficile de saisir, je m'efforce de faire de mon mieux pour ne pas la froisser.
Certes, malgré toute ma bonne volonté, j'ai tendance à l'associer au pronom « elle », mais je fais ce que je peux avec le lot de difficultés que comporte pour moi la compréhension des sentiments humains.
En tout cas, ce dont je suis sûr, c'est que lorsqu'elle affirme sa personnalité masculine, elle est bien plus déterminée et agressive qu'à l'accoutumée. Plus susceptible aussi.
— Tu n'as rien à faire ici, affirmé-je d'une voix forte. Je suis en pleine enquête et je n'ai pas besoin d'un gamin dans les pattes. Comment ta mère a pu seulement t'envoyer ici ?
— C'est ton weekend, s'obstine Vic en me fusillant de ses yeux noirs. Tu dois t'occuper de moi. Si tu le fais pas, je dirai au juge que je veux plus te voir.
Je serre les dents et inspire profondément. Vic et moi n'avons jamais eu de vraie relation père-enfant. Dès sa naissance, sa mère a récupéré sa charge et j'ai longtemps cru que je n'en avais rien à faire. Puis, progressivement, en observant de loin ce bébé grandir de jour en jour, j'ai voulu assumer un peu plus mon rôle de père. Juste un peu. Deux weekends par mois. Ce n'est rien, mais c'est amplement suffisant pour moi : mon travail prend une place si prépondérante dans ma vie que je n'ai pas plus de temps à accorder à mon gamin.
La mère de Vic et moi nous sommes rencontrés en soirée, quatre ans après mon départ de Marbourg. C'était la sœur d'un camarade de l'école de police et elle était particulièrement avenante. Il n'y a jamais eu de quelconque relation entre nous : nous avons couché ensemble quelques fois et l'une d'elles a mal tourné. Elle s'est rendue compte bien trop tard qu'elle était enceinte. Lorsque ç'a été le cas, nous avions déjà coupé contact alors, lorsqu'elle m'a appelé pour m'annoncer que j'étais le père, j'ai bien failli lui raccrocher à la gueule.
Mais j'y étais aussi pour quelque chose. Alors je suis resté. Vic est le seul lien qui unit sa mère et moi et je sais que cette absence de famille soudée lui manque cruellement. Que puis-je y faire ? Je suis incapable d'aimer vraiment. Je n'en suis plus capable.
— Tu repars dès lundi.
Je tourne les talons et entends mon fils me suivre en traînant sa lourde valise derrière lui.
— A propos de lundi...
Je m'arrête puis lance un regard noir derrière mon épaule. Vic esquisse un petit sourire coupable en passant la main dans ses cheveux courts.
— Maman part en vacances deux semaines... Alors tu vas devoir me supporter un peu plus longtemps.
— Tu te fous de moi ?
Je me mords l'intérieur des joues pour m'empêcher de proférer des insanités blessantes et m'oblige à prendre une grande inspiration. Ce n'est pas tant que la présence de mon fils me gêne – bien que je n'y sois pas habitué –, mais je suis sur une enquête importante qui implique la mort d'une jeune fille de quasiment son âge. Comment puis-je me déplacer en toute sérénité en sachant que Vic risque de croiser le meurtrier à tout moment ?
— Tu iras chez tes grands-parents.
— Non, ils sont trop fatigués. Laisse-moi rester ici, j'ai toujours voulu voir où tu avais grandi !
— Il n'y a rien d'intéressant à voir, grommelé-je en tirant mon paquet de clopes de ma poche.
— Mais si ! Je ferai pas de bêtises et je ferai attention.
— Vic, je suis sur une affaire de meurtre, tu comprends ça ? Je ne pourrai jamais mener à bien mon enquête en sachant que tu es en train de courir je-ne-sais-où et que tu es peut-être en danger.
— Tu t'inquiètes pour moi maintenant ? ricane mon fils avec un visage dur.
J'allume une clope et dégage mon front des cheveux qui sont tombés dessus.
— Bien sûr que je m'inquiète pour toi. Tu ne peux pas rester.
— Et moi je te dis que je reste ou tu ne me revois plus jamais.
Bon Dieu. Ça a beau être mon enfant, je ne crois pas connaître d'être humain qui m'énerve plus que lui. A part Hazel peut-être. Mais ça ne compte pas.
Vic me fixe sans ciller, ses lèvres pâles pincées entre elles. Il me semble si minuscule avec son sweat trop grand pour lui et son sac à dos qui fait presque sa taille. Je ne peux pas prendre le risque de ne plus le voir, je ne veux pas. Même si je ne suis pas un père exemplaire, cet enfant me fait du bien et ne plus voir sa bouille me blesserait.
De plus, je connais le caractère têtu de Vic ; s'il dit qu'il parlera au juge, il le fera. Il n'a peur de rien et blesser les autres a toujours été une façon pour lui d'exprimer ses émotions. J'imagine que lorsque tu ne reçois pas assez d'amour, la violence reste ta seule solution pour exister... Hazel aussi était comme ça.
Je me fige soudainement et serre des dents à m'en faire mal. Pourquoi le nom de ce connard semble t-il autant hanter mes pensées ? Ne peut-il pas retourner se terrer dans un coin de mon esprit et ne plus jamais se manifester, comme il l'a si bien fait ces dernières années ?
Nous parvenons à la voiture et je me laisse tomber sur le siège conducteur en soupirant tandis que Vic range sa valise dans le coffre. A partir de quand ai-je commencé à perdre le contrôle de ma vie comme ça ?
Mon fils s'installe à mes côtés puis m'offre un immense sourire, soudainement ravi d'être ici.
— Bon, on va où ?
J'ébouriffe ses cheveux et pince son nez pour le plaisir de l'entendre grogner.
— Je dois interroger des gars au chantier naval. Je te préviens, tu ne t'éloignes pas de la voiture !
— Je peux assister à tes interrogatoires ? demande Vic, des étoiles dans les yeux.
— N'abuse pas gamin. N'abuse pas.
NDA : Je tiens à faire un petit rappel concernant ce chapitre : n'oubliez pas que j'écris du pdv de Sethy. Je le précise parce que quelques propos concernant le genre de Vic peuvent être maladroits, mais c'est en partie volontaire. Rappelez-vous que Sethy est un gars de 38 ans qui n'a jamais été concerné par ces questions-là et qui est, de façon générale, quelqu'un de particulièrement insensible.
Cela étant dit, si j'ai commis de trop grosses maladresses, n'hésitez pas à me le faire savoir. Mon but n'est absolument pas de manquer de respect aux personnes concernées par les questions de genre.
Bref, j'espère que ce chapitre vous aura plu, n'hésitez pas à donner votre avis ! :)