Cinq jours étaient passés depuis sa convocation dans la salle du trône et elle n’avait eu aucune nouvelle de son père. Devait-elle réellement partir le surlendemain ? Qu’en était-il de son blason ? De ses leçons ?
Elle avait passé les premiers temps à tourner en rond dans sa chambre, comme un tigre en cage. Incapable de se tenir assise plus de quelques instants, encore moins de se coucher, elle ne cessait de rouvrir ses plaies. Le troisième jour, Nishka dut la menacer d’aller chercher un garde pour la forcer à rester allongée. Elle obtempéra enfin, mais un flot de pensées agitées la submergea. Elle se mit à poser sempiternellement les mêmes questions à la vieille femme qui, de toute évidence, n’avait pas plus de réponses qu’elle.
Dans un tout petit recoin de sa tête, Ishta s’inquiétait pour la Vieille Mère. Elle avait, dans ses souvenirs, l’image d’une grande femme pleine de grâce et de dignité, toujours informée sur la marche à suivre et avec une sagesse infinie de toute chose liée au monde social. Mais depuis la cérémonie du Thé, Nishka était de plus en plus tenue à l’écart des décisions prises au sujet de la princesse. Cette perte de contrôle se reflétait nettement sur son état physique et mental. Les cheveux arrangés en un vague chignon, des jupes dépareillées et le châle de sa fonction noué négligemment, sa démarche élégante et assurée avaient laissé place à des épaules affaissées, des regards en coin frénétiques et des mains tremblantes. Après le départ d’Ishta, Nishka réussirait-elle à se montrer toujours utile ? Pourrait-elle garder son titre en offrant un si piètre exemple ?
Mais Ishta avait assez à se préoccuper avec son propre cas, aussi repoussait-elle inlassablement ces pensées-là quand elles survenaient. Pour sauver les autres, il fallait déjà savoir se sauver soi-même. Dans les moments les plus difficiles où, seule avec elle-même, elle se voyait vivre parmi des barbares sanguinaires, manger comme une bête et se faire battre par des points géants couverts de tatouages, son esprit se mettait à rêver… Elle s’imaginait sauter par-dessus le balcon de sa chambre avec Ning pour s’échapper à bord d’un bateau en direction des îles Australes, vers un pays où les femmes étaient aimées de leur père et de leur mari.
Mais ce fantasme ne durait jamais bien longtemps et le retour à la réalité n’en était que plus douloureux. Déclencher une guerre avec le Saam’Raji n’était sûrement pas dans les plans de la famille Sichuna. Et quelle utilité aurait-elle pour son époux ? Un blason inachevé, en fuite et sans dot à lui offrir ? C’est exactement ce à quoi elle pensait, seule dans son lit, ce soir-là.
Doosara venait de disparaître à l’horizon, mais ses lueurs rose orangé éclairaient encore le ciel. Les yeux perdus dans la cime des palmiers montant des jardins en contrebas, Ishta ne remarqua pas de suite la silhouette en mouvement qui grimpait sur la rambarde de son balcon. C’est l’exclamation de surprise de Nishka qui attira son attention.
« Ah non ! Pas encore !
— Si ça ne te plaît pas Vieille Mère, appelle donc la garde ! »
Lui répondit Ning d’un ton sec en atterrissant d’un geste souple sur le sol en marbre de la chambre. Ishta se redressa sur son lit, les croûtes neuves sur ses plaies la rappelèrent à l’ordre et elle s’assit de manière plus précautionneuse.
« Veux-tu que je te soulage, Amour ? lui demanda Ning, se précipitant pour l’aider à s’installer plus confortablement. Sa voix était douce et sa préoccupation paraissait réelle. La jeune fille n’y croyait toujours qu’à moitié, s’attendant à tout instant qu’il retourne sa veste et la corrige violemment.
— Merci de votre inquiétude, Futur-époux, ce ne sera pas nécessaire, la douleur n’est déjà presque plus là. »
Ning se figea légèrement et Ishta se rendit compte de son erreur. Ne sachant pas comment se rattraper, elle se tut. Il laissa échapper un soupir de dépit et répondit.
« Je suppose que ce titre n’est plus très approprié désormais. Pourquoi ne pas m’appeler Ning tout simplement ? Et puis, par la même occasion, tu n’auras qu’à me tutoyer… »
Le cœur de la jeune fille se serra, mais elle essaya de ne pas y penser.
« Comme tu le souhaites, Ning, Fils de Sichuna. »
Il se laissa tomber sur le lit à côté d’elle, la tête entre les mains. Un silence pesant s’installa dans la pièce. Elle ne pouvait parler tant qu’il ne lui en donnait pas l’autorisation et, quand bien même l’aurait-il fait, que dire à cet homme qui aurait pu devenir son mari ? Débattre de l’espoir qu’il lui avait offert d’une vie meilleure ne ferait qu’enfoncer l’épine dans son propre cœur. Lui exprimer la tristesse qu’elle ressentait à l’idée de ne jamais le revoir ou l’angoisse qui la prenait en imaginant son futur époux ne servirait à rien. Encore une fois, la pensée du bateau qui les emmènerait tous les deux au loin fit surface, mais elle la repoussa au fin fond de sa tête. Elle n’avait plus l’âge de rêver. Mais, alors qu’elle se sentait sur le point d’éclater en sanglot, Ning se leva rageusement et renversa d’un coup de pied la chaise présente sur son chemin. L’agitation soudaine du jeune homme crispa Ishta qui tenta de se faire toute petite.
« J’ai tout essayé, Amour. Auprès de mon père et du tien ! »
Sa voix pleine de colère risquait à tout moment d’attirer l’attention, la jeune fille pria pour qu’il se calme.
« Comment ose-t-il nous humilier ainsi ? S’il espère s’en tirer sans répercussions, il se trompe lourdement ! »
Soufflée par la haine que dégageait le garçon, Ishta ne comprit pas de suite qu’il parlait de son père. Ne voyait-il pas que tous leurs avantages commerciaux disparaîtraient à l’instant où l’Empire tomberait ? Aucun échange n’est possible avec un pays rasé. Évidemment que le Roi des rois allait préférer apaiser les barbares plutôt que la famille marchande. Et cette dernière avait tout intérêt à ce que le Saam’Raji survive pour le moment. Objectivement, Ishta ne comprenait pas en quoi leur ego rentrait dans la balance.
Le jeune homme prit quelques instants pour se calmer, tournant en rond et soupirant beaucoup. Puis il s’arrêta net, regarda autour de lui comme cherchant quelque chose et s’adressa à Nishka, qui tentait de devenir invisible dans les ombres d’un coin de la pièce.
« Vieille mère, pourquoi les bagages du Pétale du Sha ne sont pas encore prêts ? »
Il y avait une touche d’espoir dans sa voix qui exaspéra visiblement la vielle femme, aussi celle-ci répondit d’un air moqueur.
« Parce que je n’ai rien à emballer. »
La réponse laissa Ning perplexe. Devant son évidente confusion, Nishka reprit.
« Une femme ne possède rien, Fils de Sichuna. Tout ce qu’elle utilise appartient à son père. Puis, quand elle se marie, son époux lui fournit ce dont elle aura besoin pour le reste de sa vie, mais chaque objet reste sa propriété à lui et à lui seul. Tout comme il est le propriétaire de sa femme.
— Pays de sauvages ! »
Et il donna un nouveau coup de pied dans une chaise qui alla se fracasser contre le montant du lit à baldaquin. Ishta se crispa et faillit se recroqueviller sur elle-même avant de se reprendre, elle avait peur d’exacerber sa colère par son geste de recul. Mais Ning s’en aperçut, laissa échapper un long soupir et vint s’agenouiller devant la jeune fille, serrant les mains d’Ishta dans les siennes.
« Amour, s’il te plaît, regarde-moi. »
Elle leva volontairement les yeux vers lui pour la première fois. Un sourire s’épanouit sur le visage du jeune homme, creusant deux fossettes sur ses joues et elle se sentit comme touchée par la grâce d’Aamalh lui-même. Ses traits semblaient sculptés par les dieux et son expression rêveuse lui donnait l’air du Bien-Aimé en personne. Aussi vite qu’il était venu, elle disparut et Ning prit un ton grave.
« J’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir, mais je dois me rendre à l’évidence maintenant. Pour ton bien, Amour, je dois te laisser partir… »
Comment ça, la laisser partir ?
« M’attacher tant et plus ne t’apporterait que plus d’ennuis. Je suis sûr que tu trouveras le bonheur. »
Il était sérieux ? Le bonheur où ? L’Empire d’Or, la nation la plus civilisée du monde connu la traitait comme un produit remplaçable à vendre. Quel genre de vie pourrait-elle avoir chez ceux que le Saam’Raji prenait pour des sauvages ? Si son peuple considérait les barbares sanguinaires, elle ne souhaitait pas découvrir ce que cela signifiait.
Ning reprit la parole.
« Quant à moi, mon grand-père m’a déjà trouvé une autre épouse. »
Déjà ? Leurs fiançailles n’étaient pas rompues depuis moins d’une semaine que le Chef de famille des Sichuna l’avait remplacée. Dire qu’il y a quelques instants à peine, Ning pestait contre le manque de respect de l’Empereur. Ishta en aurait presque pleuré d’incrédulité.
Ning avait dû voir l’horreur dans ses yeux, mais il interpréta ça comme de la crainte à son égard, aussi il reprit :
« Ne t’inquiète pas, Amour. Mon cœur n’appartient qu’à toi. Jamais elle n’aura de moi la moindre affection. »
Ça lui ferait une belle jambe quand elle se trouverait à terre, sous la botte d’un homme gigantesque qu’elle aura été forcée d’épouser. Allait-il réellement la laisser partir comme ça pour en marier une autre ? C’était donc là l’étendue de son amour pour elle ? Les choses ne pouvaient pas se terminer ainsi. Elle avait rêvé de sortir de cet enfer avec lui. Elle n’avait pas réalisé l’ampleur de son attachement à ce futur qu’il avait fait miroiter. Il aurait dû être celui qui la sauverait de la peur constante et de l’indifférence du monde. Allait-il vraiment l’abandonner si facilement en prétextant que c’était pour son bien à elle ?
Elle n’avait pas encore eu le temps de digérer l’information qu’il se leva soudainement et se dirigea vers le balcon. Dans un dernier élan de désespoir, elle se jeta sur lui.
« Ning ! »
Elle s’accrocha désespérément à son bras. Il resta un instant là, interdit par la surprise, elle-même resta figée par sa propre audace. Quand elle se reprit enfin, des larmes ruisselaient sur ses joues. Elle le supplia.
« Prends-moi avec toi… Ne me laisse pas partir dans le nord, j’en mourrai certainement.
— Ishta ! »
Nishka s’était précipitée vers elle, la tirant par la manche de sa robe. La colère qu’Ishta avait accumulée ses derniers mois explosa et elle repoussa violemment la Mère des Futures Femmes qui tomba au sol, le visage déformé par la peur et l’incrédulité.
« Comment oses-tu vieille femme ? Ne t’approche plus de moi ! Ne prononce plus mon nom ! »
Elle se retourna vers Ning, les sanglots s’échappaient de sa gorge sans qu’elle puisse les retenir, des larmes baignaient ses joues et coulaient jusque dans son cou. Elle ne contrôlait ni le volume ni le ton de sa voix quand elle reprit la parole.
« Ne me laisse pas ici, si tu tiens à moi comme tu le dis, emmène-moi avec toi ! »
Ning lui caressa la joue d’un geste tendre et prit la parole d’une voix douce, comme s’il s’adressait à une enfant capricieuse.
« Je sais que tu es encore jeune et innocente, que la manière de fonctionner du monde t’est inconnue et que tu me demandes ça par ignorance. Amour, je ne peux pas déclencher une guerre contre la plus grande force du continent pour une amourette, quand bien même tu es la femme la plus désirable qu’il m’ait été donné de rencontrer. »
Le discours du jeune homme laissa Ishta muette de stupéfaction. Elle ne savait pas ce qui était le plus humiliant entre le fait qu’il la voit comme une adolescente en pâmoison, ou bien qu’il ose l’appeler « Amour » pour ensuite la traiter sans plus d’égard qu’un attachement d’enfance sans importance. Non, ce qui la blessait le plus était la condescendance de son ton alors qu’il ne comprenait clairement pas, lui-même, dans quelle situation se trouvait l’Empire d’Or. Pris à la gorge par une nation qu’il avait largement sous-estimée, il pouvait tomber d’un jour à l’autre après plusieurs millénaires de règne incontestable. Si le conglomérat des îles Australes voulait une chance d’inverser la balance, c’était le moment. Elle lui offrait un chemin vers le sommet, ne le voyait-il pas ?
Elle se devait de le convaincre.
« Ning, L’Empire est faible, sans ce mariage il va s’effondrer… Laisse-moi être sa fin. Laisse-moi te suivre. Permets-moi de vivre. »
Elle était désormais à genoux et sa dernière phrase était plus une supplique adressée aux dieux qu’à Ning réellement. Celui-ci l’aida à se relever et prit le visage de la jeune fille dans ses mains, soutenant son regard.
« J’entends, Amour, ta peur et ton désespoir. Si l’Empire faiblit comme tu le dis, alors je pourrai venir te chercher. »
Si ? N’avait-il ni yeux ni oreilles ? Elle ne lisait pas la bonne aventure, elle ne faisait que lui transmettre ce dont elle avait été témoin !
« Tiens bon, reprit-il. Vis… Pour moi. »
Il l’embrassa tendrement, se dirigea vers le balcon et sauta par-dessus.
Elle se précipita pour le voir partir, lui crier que son baiser ne signifiait rien et qu’elle ne voulait pas qu’il revienne, jamais ! Mais, alors qu’elle se penchait par-dessus la rambarde, il avait déjà disparu dans les ombres deux étages plus bas. Qu’il aille aux Enfers d’Ashung ! Elle vivrait, oui. Mais pas pour lui. Elle vivrait pour elle et pour elle seule !
Elle allait retourner dans son lit, mais le reflet d’un rayon de Lune attira son attention. Adossée contre un palmier au milieu de la végétation dense des jardins, Ishta aperçut la silhouette gigantesque d’un homme qui semblait regarder vers son balcon. À moitié caché dans les ombres, son identité ne faisait pourtant aucun doute, personne au palais n’était aussi grand et imposant. Elle en était encore à se demander s’il la voyait vraiment quand il s’approcha de quelques mètres, s’inclina dans sa direction et disparut entre les arbres.
La panique s’empara d’elle. Le barbare avait sans nul doute vu Ning. Qu’allait-il faire de cette information ? Allait-il annuler l’accord avec l’Empereur ? Si c’était le cas, c’en était fini d’elle.
Pouvait-elle être dans une situation plus malheureuse ? Non seulement la lueur d’espoir qui lui restait était morte entre ses mains, mais en plus un barbare en avait été témoin. Qu’il décide d’en parler et Ishta verrait la garde devant sa porte demain matin, toute prête à l’emmener à l’échafaud ! Sa respiration s’accéléra. Il lui fallait trouver une solution, personne d’autre n’avait vu Ning, c’était sa parole contre celle du barbare. Certes, c’était un homme, mais elle était quand même la fille de l’Empereur. N’est-ce pas ? Pas besoin d’y réfléchir plus longtemps pour savoir que ça ne changeait rien. Elle sentit ses jambes faiblir et se dirigea vers son lit. La minute où la garde entrerait, Nishka raconterait tout ce qui s’est passé dans l’espoir de sauver sa peau. Elle se tourna vers la vieille femme, il y avait peut-être une chance de la dissuader, mais elle la trouva au sol, à l’exact endroit où Ishta l’avait poussée. Le visage défait, la tête entre les mains, la vieille esclave était de toute évidence en état de choc.
Ishta n’avait plus aucun recours. Il ne lui restait plus qu’à attendre que la mort vienne frapper à sa porte. Sa vue se troubla et elle se sentit partir, elle n’était pas sûre de pouvoir atteindre le lit à temps.