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— Ah non, hein, la cruche, je veux pas qu’elle me serve ! Elle empeste les fleurs et le patchouli !

Isabelle prend une grande inspiration. Ce n’est rien. Les Nains ont toujours été un poil grincheux, ça ne change rien à son quotidien. Tout ce qu’elle a à faire, c’est l’ignorer, et il finira par partir de lui-même. Elle lance un regard au patron, occupé derrière le bar. Comme d’habitude, il fait mine de ne pas avoir entendu. Il se fiche bien des conditions de travail de ses employés – de qui se moque-t-elle ? Des elfes, en général - tant qu’il récolte son petit pactole à la fin de la journée.

La jeune elfe claque la chope de bière sur la table, sans doute avec plus de force qu’elle ne l’avait voulu. Une longue zébrure se crée dans le bois moisi, mais elle n’en a que cure. Le bâtiment tout entier tombe en ruines. Elle espère secrètement ne plus y travailler quand il finira par s’effondrer sur ses poivrots. Ce ne serait pas une grande perte. Le Matou Frimeur ne séduit plus personne depuis bien des années.

Le Nain émet une plainte offusquée. Isabelle ne s’attarde pas et reprend son service.

Il reste la table neuf à servir, quelques gobelins et hobbits venus célébrer les premiers poils de pied du petit dernier de la famille. Avec un peu de chance, elle en tirera un bon pourboire. Si elle est assez rapide, elle pourrait même cacher l’argent dans son décolleté et ramener de quoi becqueter au reste de la famille. Du moins cette semaine.

Comme beaucoup de personnes de sa communauté, Isabelle travaille illégalement. Elle n’a aucun droit dans le royaume, ni dans aucun autre aux alentours. Sa patrie, ravagée par les colons humains et la guerre, n’existe plus. Dans ce nouveau monde auquel elle peine bien à s’adapter, elle n’est personne. Elle n’a aucune existence légale, aucune protection légale et aucun droit de se plaindre. Le gérant est déjà bien gentil de l’avoir prise sous son aile. Même s’il abuse de ses fonctions, elle sait qu’elle ne trouvera rien de mieux ailleurs.

— Qu’est-ce que je peux vous servir ? demande-t-elle avec un accent chantant.

Le père hobbit lève les yeux vers elle, un profond air de dégoût sur le visage. Peut-être qu’elle n’aurait pas de pourboire, finalement.

— Tu vois fiston, dans quelque temps, les ordures dans son genre, il y en aura plus. Une fois que les gardes auront fait le ménage et exterminé jusqu’à la dernière de leur engeance, on transformera Elféa en station balnéaire et on ira tous en vacances là-bas.

Isabelle garde un sourire commercial malgré l’affront. Argumenter ne servait à rien. Leur peuple, comme le reste du monde, avait fermé les yeux devant le génocide de ses semblables, pourtant à ciel ouvert. Les elfes avaient crié à l’aide, avant d’être condamnés à la famine ou la fuite, sans retour. Isabelle avait perdu tellement des siens dans ce voyage. Des ancêtres. Des elfots qui n’avaient même pas encore eu le temps de faire pousser leurs oreilles. Et sur la terre promise ? Rien. Elle y avait découvert un monde froid, impitoyable, où les nouvelles de son peuple passaient à la télévision entre deux reportages sur la qualité des pommes de terre cette année.

— Qu’est-ce que je peux vous servir ? demande-t-elle une nouvelle fois, plus froide.

— Rien que tu ne toucheras, sale elfe.

Il crache à ses pieds, puis se détourne d’elle pour héler le patron.

— Isabelle ! Tu fais fuir les clients ! gronde l’homme. Barre-toi dans les cuisines.

La tête basse et la rancœur tenace, Isabelle obéit. Elle claque la porte des cuisines derrière elle, faisant sursauter son frère derrière les fourneaux. Il lui adresse un sourire empathique.

— Ne les écoute pas. Ne les laisse pas t’atteindre. Si on les laisse nous atteindre, ils auront gagné. Notre existence même est contre nature. Tant qu’on existe, ils ne peuvent pas détourner le regard et faire semblant de ne pas nous voir.

— Je le sais bien, mais… Je ne vais pas pouvoir continuer comme ça, Imrân. Je ne vais pas tenir.

— Juste encore une semaine. Promis. Après ça, on reprendra la route avec l’ancêtre et les elfots. J’ai entendu dire qu’ils ouvraient des camps de travail pour les gens comme nous dans le nord.

— Oh, Imrân… C’est un piège, tu le sais bien. Ils cherchent juste à nous rassembler quelque part pour se débarrasser de nous.

— Peut-être que tu as raison. Allez, va retrouver l’ancêtre. Je te couvre. Tu as besoin de prendre l’air. Rapporte-leur ça.

Son frère lui tend de morceaux de pain fourrés à la viande, soigneusement emballés dans du papier.

— C’est trop cher, il va s’en rendre compte.

— Eh bien, qu’il s’en rende compte. On a une famille à nourrir. Dis à maman que je rentre demain.

Isabelle hoche la tête, puis s’échappe par la porte de la cuisine. Elle attrape son capuchon détrempé, négligemment abandonné sur un banc, et s’empresse de cacher ses oreilles pointues, comme si cela pouvait, l’espace d’un instant, l’aider à s’inclure dans ce monde cruel.

Elle ne devrait pas avoir honte. Comme son frère, elle devrait porter ses oreilles hautes et fières pour montrer qu’elle était toujours envie, mais…

Non loin, les gardes humains entament leur ronde, réduisant ses espoirs à néant. Demain peut-être.

Aujourd’hui, elle ne peut pas mourir.

Elle a une famille à nourrir.

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