J-7 avant la fin du monde

Au tournant du millénaire, juste avant le passage à l'an 2000, les gens étaient persuadés que la fin du monde était proche, que personne ne verrait 2001, ou que 2001 serait différente ; un autre monde apparu de lui-même par l’effet d’un claquement de doigts.

Il ne s’est rien passé.

En 2012, année de la fin du compte long du calendrier Maya, les gens — enfin surtout les complotistes — étaient persuadés que cela signifiait la fin du monde ; que le quatrième monde s’achevait pour laisser place à un nouveau au sein duquel l’humanité n’avait pas sa place.

Il ne s’est rien passé.

Personne n’attendait rien de l'année 2025 et pourtant c’est l'année de la fin du monde. Une météorite. J’en reviens toujours pas : un gros caillou.

On l'a appris ce matin.

La sirène du 1^er mercredi du mois s’est mise à vagir alors qu’on est dimanche et ça a fait tourner quelques têtes. Pas la mienne : moi j’ai sursauté. Mon livre m’a échappé et s’est écrasé par terre, le dos sur le sol et les pages ouvertes quelque part entre le milieu et la fin.

Putain j’y crois pas que je vais voir la fin du monde.

Enfin… voir c’est un bien grand mot, hein. Même pas dit que je vive la fin du monde.

Pour l'instant tout le monde est trop sonné pour y croire, alors ça va, mais ça risque de ne pas durer. J’aimerais avoir foi en l’humanité, croire qu’on va tous partir unis comme des frères et des sœurs — d’ailleurs il y a un mot que je trouve magnifique pour parler de ça, des frères et des sœurs ensemble : adelphité — mais comme dirait Mamie c’est un vœu pieux. On est trop pourris pour tous se prendre par la main juste avant de mourir. Si on ne l’était pas, on l’aurait déjà fait depuis longtemps.

Peut-être que c’est un châtiment divin.

J’ai jamais cru en Dieu, mais qu’on se fasse annihiler avant d’avoir réussi à nous éteindre nous-même c’est trop gros pour que je ne me pose pas de questions. Une sorte de justice poétique ou divine.

Dans tout les cas j'espère que ça ira vite. J’ai pas envie de me rendre compte de ce qu’il se passe, d’avoir mal. J’ai peur de la douleur. Rien que d’y penser j’ai déjà mal… Alors il vaut mieux que ça aille vite, qu’elle tombe sur l'Europe. Kaboum. Un gros bang en touchant la Terre et puis plus rien.

Pas d’hiver radioactif ou de cendres ou je sais pas quoi s’il-vous-plaît-merci.

Bref. Tout ça pour dire que dans une semaine je serai mort et 9 milliards de personnes avec moi. 9 milliards. Ce nombre est dingue. La Terre sera peut-être morte elle aussi. Ou alors elle va tenir, panser ses plaies, et repartir. Qui seront les prochains à dominer le monde ?

Je parie sur les champignons.

Ils ont (presque) toujours été là, en embuscade. C’est à eux de briller maintenant.

Je sais pas encore quoi faire de ces sept derniers jours. Sept… C’est marrant. Comme dans la Bible. Bon, évidemment, ils seront plus courts cette fois. Et le septième ne sera pas de tout repos.

C’est bizarre : j’ai jamais autant écrit dans mon journal qu’aujourd’hui. D’ailleurs il est tout neuf. J’ai fini l’ancien hier.

Dire qu’à sept jours près j’aurais pu m’économiser de créer une couverture. Tch.

Bref.

Je fais quoi, moi, maintenant ?

J-6 avant la fin du monde

Ça y est, les gens commencent à percuter (ahah). J'aurais préféré qu’ils restent dans le déni plus longtemps parce que là, tout le monde panique. On se croirait dans un putain de film post-apo (et oui, c’est pire que le Covid). Ça se passe comme je disais hier : pas d’amour et d’unité ici. Pas d’adelphité. C’est la guerre (enfin presque).

Le premier Cavalier.

Depuis ce matin j’fais que d’entendre des hurlements, des trucs qui cassent, des bagnoles qui passent à fond. J’crois même avoir entendu un coup de feu. Par contre aucune sirène, comme si le gouvernement avait déjà renoncé à maintenir la sécurité et à protéger la population.

J’regrette presque de pas avoir la télé. Ou la radio.
Pour voir ce qu’il se passe plus loin que dans mon quartier.

Les seuls à pas paniquer, c’est la NASA. Apparemment ils ont un plan avec l'ESA et l’agence chinoise, la CNSA. J’y crois pas trop honnêtement : l'astéroïde est déjà trop près. Nan, là ce qu’il nous faudrait c’est (au moins) l’Enterprise, Moya ou le Dédale, voire même le TARDIS.

Ou mieux : une Porte des Étoiles.

Mais même ça, ça suffirait pas. On est trop nombreux.

Fait chier. Non, je peux pas écrire ça : et si un gamin trouvait mon journal et le lisait ? Pas ouf.

J’en étais où ? Ah oui. Hier soir j’ai beaucoup réfléchi (sisi). J’habite en ville et vu la pagaille que c’est déjà j’pense que le mieux c’est d’embarquer toutes mes conserves et de me barrer. Maman est loin et à part elle, il n’y a personne avec qui j’ai envie de passer cette dernière semaine.

Mais les gens sont fous.

C’est bizarre parce qu’en regardant les séries SF j’me suis toujours dis que ça se finirait pas comme ça dans le chaos et la panique. Que les gens allaient pas se mettre à piller, voler, casser. Tuer.

Bientôt ils vont venir me chercher chez moi.

P***** ! Mais quel c** ! J’peux pas rester là. Dans les séries les villes deviennent toujours des tombeaux à ciel ouvert.

Mais si j’pars j’vais où ?

J-5 avant la fin du monde

Hier j’ai passé tout l’aprèm à étudier une vieille carte que maman voulait absolument que j’prenne avec moi quand j’ai déménagé. C’est pas une carte routière, c’est une carte des sentiers de randonnées.

Parce que oui, j’ai décidé de ce que j’allais faire avant de mourir.

Il y a une grand forêt. Un parc national. C’est là que j’vais. Bon il va d’abord falloir sortir de la ville et ça, c’est pas gagné.

J’aurais peut-être dû prendre ces cours de self-défense au lycée.

Mes affaires sont déjà prêtes. J’les vois qui me jugent depuis le canapé. J’espère que ce sera pas trop lourd vu que j’suis seul pour tout porter.

J’pars ce soir, tard. Même s’il fait une chaleur à tuer les vieux, les gens traînent toujours dans la rue. Mon quartier a jamais autant ressemblé à un bourbier. Il y a des barricades. Des bagnoles à l’envers et même une qui crame depuis hier soir. J’ai vu deux groupes de jeunes se taper dessus.

Qu’est-ce qu’ils sont c***.

Il faut pas qu’ils me voient sortir sinon ils vont vouloir me piquer ma bouffe, et j’en ai déjà pas beaucoup…

J’crois que j’ai oublié de l’écrire hier mais mon téléphone m’a lâché durant la nuit de dimanche à lundi : plus de signal, plus d’Internet. Pis ça a été l’électricité ce matin. Ça va vite. Plus que ce à quoi j’m’attendais. J’ai encore de l’eau fraîche, mais ça va pas durer. Il faut que j’parte, pas le choix. J’ai pas envie de mourir dans cette boîte de conserve.

Pendant que j’mangeais des lentilles froides ce midi, j’me suis souvenu d’un truc que m’a dit une fille de ma classe, qu’il y avait un centre équestre et des chevaux à l’orée de la ville. C’est ça ma porte de sortie, ma planche de salut.

J’vais piquer un bourrin et chevaucher jusqu’à la fin du monde.

J-4 avant la fin du monde

J’suis parti tard la nuit dernière. Il faisait tarpin chaud comme dirait Margaux. Mieux vaut pas que j’pense à elle ou à maman. Ma pauvre maman. J’espère que ça va. En vrai j’sais pas c’que j’espère. J’sais que j’vais pas la revoir, ni entendre le son de sa voix alors j’ferais mieux de pas penser à elle.

Mais je ne peux pas m’en empêcher.

J’ai l’impression d’être un gosse perdu qui fait des plans sur la comète (TT). Et v’là que j’me suis embarqué dans une quête impossible.

Ça a été difficile de quitter mon quartier. Il y a des bandes partout. Les moutons sont devenus des loups et c’est manger ou être mangé. J’ai un peu honte en vrai. Des gens, de nous. De ce qu’on est devenus en même pas cinq jours.

J’ai fait comme dans les films d’espionnage : j’me suis habillé tout en noir. Et p***** que j’me sentais c**. Mais ça a marché. J’ai réussi à me faufiler en marchant sur la pointe des pieds, un couteau dans la main gauche et un miroir dans la droite pour surveille mon derrière.

Mon sac est super lourd et ça me ralenti. Je passe mon temps à sortir la carte qui fait un vacarme des enfers et j’ai peur de me faire surprendre à chaque fois. Mais j’avance. Pas par pas. Allée sombre par renfoncement. J’évite les endroits où il risque d’y avoir des gens et je croise personne.

La nuit n’a jamais été aussi calme. Ni aussi claire.

On la voit, la météorite. Et franchement, j’comprends pas comment ils ont pu la rater. Il reste encore plusieurs jours avant l’impact et elle est massive.

Quand elle a commencé à donner trop de lumière, j’me suis planqué dans un recoin sombre et puant pour dormir un peu. Évidemment j’ai mal partout à cause de mon sac trop lourd.

J-3 avant la fin du monde

La « nuit » a été courte. J’m suis fait réveiller en plein milieu de la journée par une bande de types qui en tapaient un autre. Il avait pas l’air plus vieux que moi.

On aurait dit des chiens enragés.

J’ai rien fait. C’est un peu stupide mais j’ai pas envie de mourir avant la fin du monde, et c’est ce qui se s’rait passé si j’m’en étais mêlé. Alors j’suis resté caché dans mon coin, mon couteau de cuisine bien serré dans mon poing.

Ils l’ont laissé là, à pourrir sous le soleil de plomb. Quelle façon horrible de crever.

(…)

Désolée pour la page salement arrachée, c’était trop dégueu pour rester là. J’ai pas envie de traumatiser des gens. L’est mort, le gars. C’est tout c’que vous avez besoin de savoir et c’est tout c’que vous saurez.

J’attends la nuit pour repartir. J’avais jamais capté à quel point c’te p***** d’ville est grande. J’savais qu’elle était moche, mais j’savais pas qu’elle était grande à c’point.

J’commence à faire soif entre l’soleil qui brille trop et l’caillou qu’approche, ça devient difficile de penser ou même d’écrire. J’me d’mande même si j’commence pas à être malade : les conserves froides ont un goût chelou et l’eau aussi.

C’est le deuxième Cavalier, ça. Famine.

J’sais pas si j’vais atteindre le poney-club et réussir à voler un bourrin. C’que j’sais par contre, c’est qu’j’ai faim et soif et qu’même la nuit y fait trop chaud pour crapahuter.

J-2 avant la fin du monde

J’sais pas si j’verrais demain. Pis j’ai la rage. J’sais pas après qui. Moi qu’ai trop dormi et qu’a rien vu v’nir ou contre l’malotru qu’a volé mes conserves et mon eau. Maint’nant j’suis à sec et j’ai faim et toujours pas d’bourrin à l’horizon. Fait c****, p***** !

C’est bizarre parc’que, planqué dans mon trou, le lycée, la fac, tout ça me manque presque — jamais j’finirai ma licence, les boules. J’pourrais presque vendre mon âme au Diable pour y retourner. Ou rembobiner. Faire tout c’que j’ai pas osé faire. Dire tout c’que j’ai pas osé dire. Le résultat s’rait certain’ment l’même mais au moins j’aurais pas d’regrets.

Donne-moi ta main et allons danser.

La lune est haute et la météorite énorme. La nuit est jour et j’divague. Les nuages sont des animaux et la chaleur un océan. J’baigne dans ma sueur, l’journal plié sur mes g’noux, ses pages ouvertes comme les côtes écartelées d’un sacrifié. Tout est rouge. Tout. Sauf l’encre noire sur mes doigts.

J-1 avant la fin du monde

Elle est gigantesque. On voit plus qu’elle. Blanche. Crayeuse. Auréolée de rouge et d’orange et de feu. Si brûlante que le ciel n’est plus noir, que la nuit est jour. Ma peau craquelle, ma langue est enflée, mes yeux sont des billes d’acier chaud. Mon trou est un tombeau.

J’ai compris qui elle est. C’est Conquête. Le cheval blanc. Le premier Cavalier, car Guerre n’est que le second.

Tu vois, Mamie, je me souviens de l’Apocalypse.

J-0 avant la fin du monde

« Et je regardai, et je vis paraître un cheval de couleur pâle ; et celui qui était monté dessus se nommait la Mort, et l’Enfer le suivait (…) »*

Le quatrième Cavalier.

* Apocalypse 6:8