Il est 6h du matin et le doux tintement de la clochette au-dessus de la porte de L'Enclume Enchantée m'accueille. Je suis Sila, et c'est ici, dans cette échoppe nichée au cœur du quartier des forges runiques, que je gagne ma vie de serveuse. Le café, un mélange robuste de grains de la Forêt-Noire infusés avec des pétales de rosée du matin, emplit déjà l'air de son parfum réconfortant. Les premières lueurs du jour filtrent à travers les vitraux magiques, projetant des motifs kaléidoscopiques sur le sol en dalles de pierre polie.
Une Matinée Animée et ses Particularités
À 7h pétantes, la première vague déferle. Un groupe de gnomes mineurs, leurs casques à piques luisants et leurs barbes tressées, commandent leurs habituels petits-déjeuners copieux : saucisses de Dragonneau et galettes de tubercules arcaniques, le tout arrosé de jus de pomme fermenté. Ils parlent fort, leurs éclats de rire résonnant dans la petite salle. L'un d'eux, un vieux grincheux nommé Borin, râle toujours sur la lenteur du service, même si je lui sers sa commande avant même qu'il ne s'asseoie. C'est un rituel immuable, un gage que la journée a réellement commencé. Sa voix rocailleuse, empreinte de décennies passées sous terre à la recherche de gemmes et de minerais enchantés, est aussi familière que le grésillement de notre marmite à café. Il marmonne toujours quelque chose sur les "jeunes" et la "magie paresseuse de surface", mais ses yeux plissent de contentement à chaque bouchée de ses galettes dorées.
Juste après eux, arrive une elfe sylvestre gracieuse, ses cheveux couleur feuille d'automne relevés en une tresse complexe. Elle s'appelle Lyra et ne boit que du thé à la camomille de clair de lune, servi dans sa tasse personnelle en porcelaine de fée, qu'elle dépose délicatement sur le comptoir. Elle lit un parchemin ancien, ses yeux noisette parcourant les lignes d'une écriture elfique que peu comprennent encore. Je sais qu'elle est une archiviste du savoir ancien, toujours à la recherche de connaissances oubliées, de secrets cachés dans les replis du temps. Ses doigts fins tracent les runes du parchemin, parfois un léger souffle de vent traverse la salle, portant avec lui l'odeur de pin et de terre humide, comme si les forêts ancestrales la suivaient. Aujourd'hui, elle semble particulièrement absorbée, le front légèrement plissé, signe qu'elle est tombée sur un passage délicat. Je lui glisse discrètement une petite cuillère de miel de nymphes, sachant que la lecture de vieux textes est épuisante pour l'esprit. Elle me gratifie d'un sourire fugace, ses yeux pétillant d'une lumière ancienne.
La matinée continue, un ballet incessant de plateaux et de commandes, chaque client apportant sa propre mélodie à la symphonie du matin. Une sorcière débutante un peu maladroite, dont le nom m'échappe toujours tant ses incantations sont aléatoires, manque de faire léviter sa tasse de café par inadvertance, provoquant un rire général. Le breuvage flotte un instant, puis retombe lourdement dans sa soucoupe, éclaboussant légèrement la table. Elle rougit, agite ses mains avec un geste plus énergique que précis, et finit par stabiliser l'objet. Ses compagnons, des apprentis comme elle, se moquent gentiment, leurs propres tentatives ratées n'étant jamais très loin. C'est le prix à payer pour l'expérimentation magique, même pour un simple café du matin. Un chevalier en armure étincelante, de retour de patrouille dans les Marches du Levant, commande un simple lait chaud, son casque posé à côté de lui sur le banc, révélant un visage jeune et fatigué. Il me raconte ses aventures, ses combats contre les gobelins et les trolls des marais qui harcèlent les caravanes marchandes, et je l'écoute, hochant la tête, tout en prenant les commandes des autres. Ses récits sont souvent empreints d'une pointe d'ennui, les "gloires" d'un chevalier n'étant pas toujours aussi palpitantes qu'on le croit. Il soupire, sirote son lait, et me demande si nous avons de la confiture de baie de feu pour ses Pain-nuage des Mages.
L'Heure du Déjeuner : Curiosités et Mystères
Midi approche et L'Enclume Enchantée est à son comble. L'odeur de la soupe aux champignons luminescents se mêle à celle du Pain-nuage des Mages. C'est à ce moment-là qu'un troll des montagnes massif, inhabituellement silencieux, entre. Sa présence fait taire toutes les conversations. Les clients l'observent avec une pointe d'appréhension. Il s'approche du comptoir, et sa voix rocailleuse, étonnamment douce pour une créature de sa taille, demande un « jus de baie de l'oubli ». Je lui sers la boisson, ses grands yeux jaunes me fixant avec une intensité étrange, comme s'il tentait de lire mon âme. Il paie en pierres précieuses brutes, une habitude qui amuse autant qu'elle surprend. Ses mouvements sont lents, délibérés, et il s'assied à une table isolée, sirotant sa boisson et observant le reste de l'échoppe avec une curiosité presque enfantine, loin de l'image brutale des contes. Personne n'ose l'approcher, mais sa présence devient vite une partie du décor étrange et merveilleux de l'Enclume.
Un peu plus tard, une dame féerique, dont les ailes diaprées scintillent à la lumière, fait son apparition. Elle commande un "nectar de rosée de fée" et insiste pour qu'il soit servi dans un verre en forme de fleur, qu'elle sort de sa petite bourse en toile d'araignée. Ses rires ressemblent à des tintements de clochettes et elle raconte des histoires d'anciens royaumes et de créatures mythiques, captivant l'attention de tous. Elle parle de forêts où les arbres chantent, de rivières où l'eau raconte des légendes, et de montagnes où les étoiles sont si proches qu'on peut les toucher. Sa présence insuffle une légèreté joyeuse à l'atmosphère, et même le troll des montagnes semble prêter une oreille attentive à ses récits. Je la vois souvent ici, et elle apporte toujours une touche de magie supplémentaire à la journée, un éclat éphémère de pure fantaisie. Aujourd'hui, elle parle d'un bal dans les Jardins Suspendus d'Éther, où les danseurs étaient des filaments de lumière et la musique, le murmure des constellations.
Les Mystères et Festivités de l'Après-midi
L'après-midi est généralement plus calme, mais aujourd'hui est tout sauf ordinaire. Un vieil homme en robe sombre, dont le visage est dissimulé par un large capuchon, s'assied dans un coin. Il ne dit pas un mot, mais l'énergie autour de lui est palpable, une vibration subtile qui picote l'air. Il commande un simple verre d'eau, mais quand je le lui sers, une étincelle verte danse sur le rebord du verre, une énergie résiduelle qui me fait frissonner. Je sais que c'est un mage errant, et il est rare d'en voir un s'arrêter dans notre échoppe, car ils préfèrent souvent les lieux retirés ou les bibliothèques poussiéreuses. Les murmures se répandent, les clients s'interrogeant sur sa présence. Ses doigts noueux parcourent parfois la surface de la table, traçant des symboles invisibles qui semblent vibrer un instant avant de s'évanouir. Il reste là pendant des heures, observant le va-et-vient, puis disparaît aussi mystérieusement qu'il est apparu, ne laissant derrière lui qu'une petite rune lumineuse sur la table, qui palpite doucement avant de s'éteindre, un mystère de plus à ajouter aux annales de l'Enclume.
En fin d'après-midi, alors que le soleil commence à décliner et que les ombres s'allongent, un groupe de Ménestrels gobelins entre, leurs instruments bizarres faits d'os et de peaux tendues, et leurs voix nasillardes emplissant la salle de musiques entraînantes. Ils jouent des mélodies joyeuses, des chants de taverne et des ballades épiques sur des héros gobelins aux exploits douteux mais toujours divertissants. Les clients tapent du pied, certains se mettent même à danser maladroitement entre les tables, et l'ambiance devient une joyeuse cacophonie. Leurs chansons parlent de trésors volés aux géants, de potions brassées sous la lune, et de courses-poursuites effrénées avec des ours-hiboux. Ils commandent de la bière de racine mousseuse et des beignets de champignons croustillants, riant bruyamment et distribuant des sourires édentés. Ils transforment l'échoppe en un véritable festival, un tourbillon de sons et de couleurs qui balaye la monotonie de l'après-midi. L'énergie est contagieuse, et même Lyra, l'elfe archiviste, esquisse un léger sourire derrière son parchemin, tandis que Borin le gnome hoche la tête en rythme, oubliant un instant ses plaintes habituelles.
La Douceur du Soir et les Promesses de Demain
Lorsque le soir tombe, l'ambiance à L'Enclume Enchantée se fait plus intime. Les lumières des lanternes magiques, alimentées par des lucioles enchantées, s'allument, projetant une douce lueur dorée et chaude sur les murs de pierre. Les conversations se font plus calmes, plus profondes, et le parfum du café du soir se mêle à l'odeur du bois fumé de la cheminée.
Un couple de jeunes dragons domestiques, plus petits que la normale, mais toujours impressionnants par l'éclat de leurs écailles et la puissance latente qui émane d'eux, s'installe à une table dans le coin le plus reculé. Leurs cornes sont encore petites, leurs griffes moins acérées, mais leurs yeux, d'un or profond, sont déjà emplis de l'intelligence ancestrale de leur espèce. Ils boivent du lait de chèvre chaud dans de larges bols, leurs museaux émettant de petites bouffées de fumée à chaque gorgée, un léger sifflement accompagnant leurs mouvements. Leurs propriétaires, un couple d'humains doux et patients, les surveillent attentivement, leur lançant des morceaux de viande séchée que les dragons dévorent avec enthousiasme.
Ils racontent à voix basse, leurs mots s'entremêlant, l'incroyable histoire de leur arrivée dans ce monde. Ils viennent d'un royaume lointain, dévasté par un cataclysme où la magie s'était tarie, laissant leur terre natale stérile et sans vie. C'est là, près d'un volcan endormi, vestige d'une puissance oubliée, qu'ils ont découvert, par pure chance ou par un caprice du destin, deux œufs abandonnés, palpitant encore d'une chaleur inattendue. Ils les ont transportés à travers des portails instables, guidés par d'anciens récits, jusqu'à ce monde foisonnant où créatures et magie sont omniprésentes. Pour eux, L'Enclume Enchantée est devenue un havre, un lieu où leur existence, avec leurs compagnons écailleux, est non seulement acceptée, mais célébrée. L'amour qu'ils leur portent est évident dans chaque geste délicat, chaque regard rempli d'une tendresse infinie, comme s'ils avaient trouvé une nouvelle famille, un nouveau sens à leur vie dans cette nouvelle patrie magique. Les dragons, eux, semblent ravis de l'attention et des caresses derrière leurs crêtes, ronronnant doucement, un son semblable au frôlement d'une feuille de cuivre.
La foule se clairseme doucement, les derniers clients traînant le pas, savourant les dernières minutes de chaleur et de camaraderie. Quelques figures familières restent pour un dernier verre. Le chevalier solitaire raconte une vieille légende sur un dragon d'ombre, tandis qu'un groupe d'étudiants en arcanes discute des propriétés des cristaux de mana. Je les écoute d'une oreille distraite, mes pensées déjà tournées vers le nettoyage, mais toujours avec une pointe de curiosité pour les récits qui emplissent l'air.
Ma dernière cliente de la journée est une voyante orque, ses yeux perçants comme des braises sous un front ridé par l'âge et les visions. Ses mains, noueuses et puissantes, sont pourtant étonnamment délicates. Elle ne commande rien, mais me propose de me lire les feuilles de thé de la tasse que je viens de ramasser, un rituel qu'elle pratique souvent. Elle prend la tasse encore tiède dans ses mains, ses yeux d'un vert intense fixant le fond. Elle me regarde fixement, ses lèvres bougeant en silence, murmurant des paroles que seul le vent semble entendre, puis elle sourit, un sourire énigmatique qui ne dévoile rien mais promet tout. "De grands changements t'attendent, Sila," dit-elle d'une voix rauque, comme du gravier frottant sur du roc. "De la poussière d'étoiles et de nouvelles aventures. Ton chemin croisera des sentiers inattendus, et la magie te guidera vers un destin que tu n'imagines pas." Ses mots résonnent en moi, un écho lointain de ma propre curiosité. Elle se lève et s'en va, glissant silencieusement hors de la porte, me laissant songeuse, les yeux fixés sur les résidus de thé, cherchant à déchiffrer ma propre fortune.
La Fin de la Journée : Entre Quotidien et Magie
Je commence à nettoyer les tables, l'odeur du café frais se mêlant aux restes de la journée : le parfum sucré du Pain-nuage des Mages, l'effluve terreuse des galettes de tubercules arcaniques, et le léger fumet des saucisses de Dragonneau. Je balaye le sol, ramassant les miettes de pain, les quelques plumes tombées des ailes des fées, et même une petite rune lumineuse laissée par le mage errant qui s'éteint doucement sous mon balai. Chaque objet a sa propre histoire, chaque tache, un souvenir d'un client.
Le tintement familier de la clochette retentit une dernière fois alors que la porte se referme derrière le dernier client, le son se perdant dans le silence grandissant de la nuit. Je range les tasses étincelantes sur leurs étagères, chacune ayant accueilli des histoires, des rires, des soupirs. Je nettoie le comptoir, essuyant les traces des boissons et des mains enchantées. Puis, je compte la caisse, les pièces d'or, d'argent, et parfois, les pierres précieuses laissées par des créatures comme le troll des montagnes, un véritable trésor éclectique.
Je jette un dernier coup d'œil autour de moi. Les chaises sont retournées sur les tables, les lanternes s'éteignent une à une, laissant place à la lueur des étoiles qui filtrent par les vitraux magiques. L'Enclume Enchantée, autrefois bruyante et vibrante, retrouve son calme et son mystère. C'est plus qu'une simple échoppe ; c'est un point de convergence pour toutes les créatures du quartier des forges runiques, un lieu où le quotidien se tisse avec le merveilleux, où les histoires se racontent et où la magie est à chaque coin de rue.
Chaque jour à L'Enclume Enchantée est une nouvelle aventure. Je ne sais jamais qui franchira la porte, ni quelle histoire je vais entendre, ni quelle nouvelle surprise la magie me réservera. Mais une chose est sûre : ma journée n'est jamais, au grand jamais, ordinaire. C'est un travail qui me connecte à la richesse de ce monde, à ses personnages hauts en couleur, à ses mystères enfouis. Et c'est exactement comme ça que j'aime mon travail. Je verrouille la porte, le son du claquement sec résonnant dans le silence de la rue endormie, et je me dirige vers ma propre demeure, les mots de la voyante orque résonnant encore dans mon esprit : "De la poussière d'étoiles et de nouvelles aventures." Demain sera un autre jour, à L'Enclume Enchantée, et je suis prête.