Ma tendre Amalia,

Je désire, ce jour éteint, te dépeindre le monde tel que je le rêvais. Ce monde qui aurait dû être le notre, mais qui s’étiole sous leurs bouches affamées. Te souviens-tu de notre toute première rencontre ? Pas au lycée, non, bien avant. Alors que tu attendais et que j’attendais, ce bus qui ne viendrait jamais. C’était un signe que nous n’avons su saisir. Tu étais si belle, le soleil s’accrochait à tes mèches blondes. Tu étais si sérieuse, ce livre de cours serré entre tes doigts. Et pourtant, lorsque nos regards se sont croisés, j’ai su.

Je désire ce monde, si beau, où nous aurions eu mille et un jours. Où chaque hier ne serait qu’une pâle copie face à l’aujourd’hui. Un ciel sans accroc, sans nuage. Un millier d’étreintes. Une myriade de baisers sur ta peau si claire. Une bibliothèque pour tes livres et je parle de la pièce : je sais qu’aucun meuble ne pourrait tous les contenir. J’aurais mon bureau suffisamment proche pour t’entendre t’y diriger dès que tu en aurais l’occasion. Et je t’aurais accueillie autant que possible dans ce lieu de culte avec une boisson fraîche, une citronnade, tes préférées. Je murmurerais des mots à ton oreille, savourerais tes joues se teinter de ce rouge si délicieux, encore et encore, car les sentiments ne s’affadissent guère avec le temps, du moment qu’on les abreuve. Alors je te dirais, oui, des « je t’aime » à ne plus avoir de souffle. Et je te le prouverais : qu’importent les paroles si les actes ne suivent guère. Peut-être nous arriverait-il de nous disputer, c’est même sûr. Pour mieux nous retrouver. Je te ferais l’amour aussi, souvent, aussi souvent qu’on le désire. Vivre, vieillir ensemble. Qui sait… Mais voilà, la réalité est toute autre. La réalité est absconse, les médecins, leurs propos, leurs visages déformés, le sont tout autant. Ils m’ont énoncé la sentence. Alors, désormais…

Je désire fuir cette chambre stérile pour cette terre tout aussi stérile là où les corps s’entassent et pourrissent. Ne plus souffrir. Cueillir tes dernières larmes et ne faire plus qu’une avec toi. Le sel et les cendres… Ma tendre, ma belle, ma fleur, je dois surtout t’écrire que…

Je désire qu’au fil des semaines, tes visites s’espacent et que s’effacent tes souvenirs, nos souvenirs. Tu mérites mieux que ça. Mieux que venir sur une tombe, où quelques mètres plus bas ne restera de moi rien qui ne puisse mériter une telle attention. Je ne deviendrais qu’une parenthèse dans ta vie. Pas un point, non, et certainement pas, comme tu l’imagines pourtant, le point final de ton existence.

Je désire que tu m’offres l’oubli. Je me satisferais de ton bonheur, dussé-je ne plus jamais en faire partie. Laisse-moi être égoïste et partir comme je suis rentrée, en silence, sans perte ni fracas.

Je désire finalement que tu ne viennes plus, que je ne te vois plus jamais. Ne me regarde pas mourir ! Je ne t’ai jamais aimée. Laisse-moi te faire croire à cela. Tu n’étais qu’une erreur. Tu m’as fait croire à un futur que je savais ingrat et qui ne serait jamais venu, comme ce bus. Laisse-moi salir tout ce qui fut. La colère, n’est-elle pas plus facile à oublier que l’amour ? Tu me dirais que la colère, c’est encore de l’amour ! Ah ! Tu te trompes. Tu ne peux que te tromper sur ça. Car ma colère dévore tout, même mon amour. De toute manière, de mon vivant, tu n’aurais jamais assumé notre relation. Il a fallu que je meure une première fois pour que ton entourage l’apprenne. L’annonce du crabe. Est-ce que je t’ai fait peur alors ? Voulais-tu que je disparaisse vite pour ne plus avoir à souffrir ? Mais c’est moi qui souffre ! Mes mots… Je suis désolée… Je désire m’arrêter de t’écrire avant que ne soit posé l’impensable, ce qui ne doit pas être lu mais j’en suis incapable… Car en fait, je ne t’aime pas assez pour avoir encore envie de me battre.