23 juill. 2048, 12 h 32
Ma Layla,
Je ne sais pas ce qui est le plus surprenant : moi, m’accrochant à un bout de papier comme une gosse de douze ans, ou que le ciel nous tombe sur la tête en ce moment même. Je ne savais pas que coucher de vulgaires mots sur le papier froissé et jauni de ce vieux carnet allait être mon seul salut dans ce trou à rat. Il me permet de vomir mes pensées avant qu’elles ne me fassent devenir complètement fou. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Je l’ai vu posé sur cette table dans le réfectoire sans personne comme propriétaire, alors je l’ai pris. Tout compte fait, je l’ai peut-être volé, mais bon… Aucun détenu n’est venu me le réclamer depuis.
Dans le fond, j’espérais qu’il te soit remis après ma mort. C’était la seule chose que j’avais à t’offrir. Même si je sais que tu ne veux plus rien de moi. Tu sais, je me souviens encore de l’horreur dans tes yeux quand tu m’as revu pour la dernière fois dans cette salle de parloir. J’osais à peine te regarder, car je n’étais pas prêt à assumer la terreur qui se lisait sur ton visage. Aujourd’hui, si j’avais su que c’était la toute dernière fois que je te voyais, je t’aurais savouré.
Je me serais délecté de tes cheveux bruns réunis en bataille et de ces quelques mèches brunes qui te collaient aux tempes, de ce petit grain de beauté sur ton menton qui tremblait quand tu crispais la mâchoire, de tes petites lèvres roses fendillées qui retenaient bien plus que les quelques mots que tu m’avais adressés. Si seulement j’avais su… j'aurais tout fait pour ancrer ton image en moi jusqu’à la dernière seconde.
À l’heure où je rédige ces quelques lignes, mon destin a pris un tournant inattendu tout comme celui de la planète entière. La première fois qu’ils ont parlé de ce caillou, c’était il y a cinq ans. Ils lui avaient donné un nom incompréhensible… je ne sais même plus.
À l’époque, j’étais mort à l’intérieur. Il semblait que lorsque tu es partie en claquant la porte derrière toi le dernier jour où je t’ai vu, tu as emporté mon âme dans ton sillage. Et cette soupe trouble que l’on me sert chaque soir au réfectoire et qui n’a que le goût de l’eau salée n’y change rien. Pas même le visage alarmé du président à la télé pour annoncer l’échec de la dernière mission nucléaire pour tenter de détourner la météorite ne m’a perturbé. Après tout, j’étais un condamné à mort qui allait mourir de toute façon. Je t’avoue que l’effet de surprise et l’horreur chez les gens me font sourire. Brusquement, eux aussi ont été jugés par un tribunal surnaturel à la même peine que moi. Les gens changent aux portes de la mort. Ce qui n’avait jamais compté avant devient important. Le voile se retire. Les mensonges se lèvent et les masques tombent.
Je n’ai pas peur de mourir, non. Ça m’est égal que le monde brûle. La seule chose qui m’effraie, c’est qu’une fois de l’autre côté, je puisse oublier ton visage. Je t’avoue que l’aigreur d’imaginer que toi aussi tu puisses m’oublier m’afflige et m’irrite de plus en plus. Je t’avais choisi pour que tu puisses venir assister à mon exécution en sachant pertinemment que tu ne viendrais pas. Et maintenant, cette météorite vient tout chambouler. Je me demande comment tu as appris la nouvelle ? Je me demande si toi aussi tu t’es laissé entraîner par la panique ? Je me demande si tu as pensé à moi comme j’ai pensé à toi ?
Jace est venu me rapporter des bruits de couloirs. Il paraît que les prisons d’Estelle Unit et de San Quentin relâchent des détenus pour ne pas avoir à les nourrir jusqu’au dernier jour. Certains gars ici parlent de mutineries ou que sais-je. Je ne pense pas qu’ils abandonneront si facilement leur poste. Ils sont si attachés à leur loi qu’ils ne voient que ça. Mais si j’avais l’opportunité ne serait-ce qu’infime d’être dehors, c’est toi que j’aurais couru retrouver. S’il me reste une seconde de liberté avant que tout s’écrase, je le jure que je la gaspillerais à crever ta porte de mon poing, Layla. Juste pour être la dernière personne que tu vois avant l’impact.
24 juill. 2048, 2 h 53
Oh Layla,
Ce qui est en train de se produire dépasse toutes mes espérances. Comme quoi la fin du monde est peut-être la meilleure chose qui puisse nous arriver à nous, les reclus de la société. La mutinerie n’était pas un mythe. Ils se sont vraiment soulevés. Je n’ai pas eu le temps de tout comprendre. Au début, ça a commencé par une simple coupure de courant. Apparemment, c’était dû à une émeute dans le centre-ville. Ces crétins ont détruit les transformateurs. Je crois que c’est ce qui a motivé les prisonniers pour tenter quelque chose. Les matons se sont ensuite résignés à ouvrir certaines ailes pour éviter le chaos interne, mais les gars se sont attaqués à l’armurerie. Après ça, plus rien ne pouvait les arrêter. Je n’entendais que les cris et les coups de feu, puis plus rien. Ils avaient mis le feu au réfectoire. Les alarmes incendie se sont déclenchées, et bientôt, je ne voyais plus rien. La seule chose à laquelle j’ai pensé, c’était ce carnet. Je l’ai glissé dans mon sac sans réfléchir avant que Jace ne vienne tapoter les barreaux de ma cellule.
Jace Kurtnan. C’était un bon gars. Il faisait partie des seuls gardiens qui me traitaient bien, ici. Il m’a regardé dans les yeux avant de déverrouiller l'électro-verrou. «Va-t’en et prie pour ta vie, dans quelques jours t’en auras plus», m’avait-il dit. Je ne voulais pas le croire, mais la flaque de sang qui grandissait depuis ses pieds était bien trop réelle pour être une blague. Jace avait été touché par une balle. Il m’a aidé à sortir jusque dans la cour avant de s’effondrer près des chambres froides. Il m’avait confié qu’il était père de deux enfants, des petites filles. Il m’avait dit qu’il trouvait la mort moins pénible maintenant qu’il savait que sa famille n’allait pas tarder à l’y rejoindre. Et moi, j’ai couru. Je n’ai pas regardé en arrière, tu sais. Pas une fois, je n’ai laissé mes yeux se poser sur les cadavres qui gisaient au sol. Pourtant, ils étaient partout : policiers comme détenus. Et lorsque j’ai escaladé le grillage pour rejoindre le reste de la ville, le spectacle macabre ne s’était pas tari, bien au contraire. Je n’ai plus reconnu la société. Tout brûlait. On aurait dit les scènes de ces films apocalyptiques de science-fiction. L’armée était dans la rue. Les gens pillaient les magasins. Ils volaient les caisses, braquaient les banques, les voitures. C’était l’anarchie.
Avec Henry, un autre prisonnier, on a réussi à s’emparer d’un 4x4 dans une station-service. Je n’en suis pas fier, mais on lui a roulé dessus. Je parle du chauffeur. C’était le seul moyen de se tirer d’ici. Henry m’a tout de suite demandé où je voulais qu’on aille. Je lui ai répondu Houston parce que je savais que tu y étais. Aux dernières nouvelles, c’était bien là qu’habitaient tes parents, non ? Curieusement, il n’a pas fait d’autres propositions non plus. Il n’a nulle part où aller. Tant mieux, car Dieu seul sait ce que j’aurais pu faire pour continuer ma route vers Houston pour te retrouver.
J’ai réussi à me dégoter un vieux bigo dans l’un des magasins saccagés. Et pour la première fois en sept ans, j’ai entendu ma respiration s’alourdir et mon cœur résonner dans mes tempes lorsque j’ai composé ton numéro, la main tremblante sur la route. J’ai cru qu’il s’était arrêté quand ta voix confuse a timidement résonné au bout du fil. Mes yeux m’ont piqué. J’allais me mettre à chialer comme un gosse. C’était toi, bordel. “Layla ?” c’est tout ce que j’ai eu le temps de dire avant que tu ne raccroches aussi rapidement. Je sais que tu m’as entendu. Et maintenant, je sais par ta réaction que tu ne m’as pas oublié. Et mon Dieu, je l’ai senti cette fois. Ce feu qui crépite au creux de mes entrailles… tu as tout rallumé en un instant.
Je te sens tout près. Je viens te chercher.
25 juill. 2048, 16 h 42
À la fin, Layla,
On est tous des loups déguisés en agneaux. La différence entre eux et moi, c’est que moi, je n’ai jamais essayé de cacher mes crocs. Tout simplement parce que l’horreur réside dans leur cœur à tous. Ce qui me fait rire, c’est qu’ils s’offusquent des actions des pires criminels, mais se mentent sans arrêt devant leur miroir. Nous le savons tous autant que nous sommes, nous avons tous cette partie d’ombre en nous et nous ne pouvons rien y faire. Je ne regrette pas d’avoir tué ton père. C’est au nom de l’amour que j’ai pris la décision de le supprimer pour te rendre à toi ta liberté. Je sais qu’il te faisait vivre un enfer. Et quand tu m’as raconté les horreurs qu’il te faisait plus jeune dans ta chambre de petite fille, il m’a semblé les vivre à ta place. Je ne te demande pas pardon, car je ne m’excuserai pas de l’avoir tué. Je te demande pardon, car j’ai détruit la seule cage que tu connaissais.
Avec Henry, nous avons réussi à atteindre Houston sans encombre, mais c’était une ville à feu et à sang. Les axes routiers principaux étaient saturés par les fuyards de dernière minute pour rejoindre le sud vers le Mexique. Tout était bouché. On n’aurait jamais pu arriver si Henry n’avait pas insisté pour passer par la FM-149. C’est juste une bande de bitume qui se faufile sous les pins noirs de la forêt de Sam Houston. On a fini par perdre la voiture, donc j’écris dans un sous-sol miteux le temps d’une nuit. Ce n’est pas très agréable, mais je n’ai pas le choix.
Lorsque nous sommes arrivés, j’ai à peine reconnu la ville. Notre civilisation n’a pas vraiment besoin de l’impact pour disparaître. Ils sont déjà tous crevés depuis longtemps. Ceux qui sont restés n’ont que très peu de différence avec les animaux à mes yeux. L’instinct primitif a repris le dessus : manger, fuir, voler, survivre, baiser une dernière fois dans une ruelle avant la fin du monde. Des types en profitent pour faire leurs propres lois et contrôler les rations de nourriture près des stations-service. J’ai entendu qu’ils allaient couper Internet et il n’y a déjà plus d’électricité. Une fois que la nuit sera tombée, nous serons plongés dans le noir complet. La survie dévorera les plus faibles. Et ça sera chacun pour soi ou chacun pour son clan. Je te mentirais si je disais que ça ne me plaît pas. Ici, il n’y a plus de faux-semblants, plus de faux-culs, plus de morale à la con. Il n’y a que du vrai et la vérité fait toujours aussi mal.
J’avoue que j’ai un profond ressentiment parce que, pas une fois, on a essayé de me comprendre. Tu sais, Layla, quand j’étais assis sur le banc des accusés et que je croisais le regard des juges, c’était comme si j’étais devenu une bête des enfers qu’il fallait éliminer. Ça me plaît maintenant de voir que la vérité les a remis à leur place. Et qu’au fond, chacun d’eux est… comme moi. Parce que c’est ça la fin du monde. Être capable des pires choses pour ceux que l’on aime. Je sais que toi, tu pouvais me comprendre, mais je ne t’en veux pas. C’était dur pour toi.
Au fait, j’ai revu ta mère. J’avais peur d’avoir oublié le numéro d’appartement de tes parents, mais rien n’avait changé. Elle a failli faire une crise cardiaque lorsqu’elle m’a vu. J’ai dû la calmer à ma manière (j’espère qu’elle me le pardonnera). Elle m’a donné des informations sur toi. C’est vrai que tu t’es remariée tout de suite après moi ? Elle m’a dit qu’il était avocat. Je suis déçu. Tu n’as même pas attendu pour me remplacer. Pour ça aussi, je ne t’en veux pas. Surtout qu’on n’a plus que quatre jours avant la fin. Je l’ai entendu à la radio ce matin.
Je n’ai plus que quatre jours pour te trouver.
26 Juill. 2048, 11 h 12
Ma chère Layla,
Hier soir, j’ai eu l’occasion d’observer cette boule qui avance vers nous dans le ciel. Je la trouve si belle. C’est une sphère encore plus brillante que la lune. On peut même déjà observer la traînée blanchâtre derrière elle quand arrive l’aube. Je me demande si toi aussi tu l’observes la nuit. Est-ce qu’elle te fait peur ?
Sur la route aujourd’hui, Henry et moi avons recueilli une femme qui se faisait agresser par quatre gars qui puaient l’alcool près du centre. Elle s’appelait Ana. Elle te ressemblait un peu sous certains angles. Elle était aussi chétive et fragile d’apparence que toi. C’est moi qui l’ai vue en premier se faire agresser et j’ai pensé à toi, à ton père. Je n'ai pas réfléchi. J’ai bondi. Le souffle court. Elle nous a remerciés, toujours sur ses gardes. Je ne te dirai pas ce qui est arrivé à ses agresseurs. Ce serait dommage d'abîmer mes pages avec ces détails sordides. Je veux juste que tu me pardonnes encore une fois. Elle voulait simplement rejoindre sa famille dans les bunkers du Texas, mais c’était une femme seule. C’était presque du suicide pour elle. Cette Ana a quand même voulu partir malgré les risques. Elle a suivi la masse pour rejoindre les refuges de l'État. À l’heure où je t’écris ce journal, j’ignore si elle est encore en vie. Je l’espère.
Je n’ai de cesse de penser à toi. As-tu l’intention de rejoindre un bunker souterrain toi aussi ? Honnêtement, c’est une solution vaine. Rejoindre les abris souterrains ne fait que nous placer dans des cercueils pré-construits pour le jour de l’impact. Quant aux zones “sûres” qui se trouveraient dans le sud, j’y crois moyen aussi. Tu sais comment mentent les gouvernements. Ils ont fermé Jinstagram, Xutube et Vitter en même temps pour mieux contrôler l’information. Connaissant l’état profond, ils ont sûrement trouvé un moyen quelque part de sauvegarder notre espèce. J’ai eu l’occasion de me rendre à une distribution de nourriture sur la place du marché. J’y ai croisé quelques complotistes. Ils m’ont parlé d’arches spatiales pour riches et de capsules temporelles. Je me suis cru dans un film. C’était fou. Et puis, certains parlaient de “suicides collectifs organisés”.
Henry et moi sommes rentrés dans une sorte de temple. Dedans, il y avait tout plein de cadavres, femmes comme enfants, comme vieux. Ils avaient avalé des mélanges toxiques pour mourir vite et ensemble. De plus en plus de gens adhèrent à ce genre de pratique. Ils disent que c’est toujours mieux que de souffrir par le feu du ciel. Ridicule. Henry m’a dit que tous ceux qui avaient fait le choix de rester ici plutôt que de rejoindre le sud finiraient sûrement par recourir à cette méthode. Je trouve ça pathétique. J’espère sincèrement que cette idée, tu ne l’as pas dans ta tête, Layla.
Parce que quand je te regarde préparer tes derniers repas depuis la fenêtre de ta cuisine, le chignon bas, tu es la plus belle femme qui existe. Tu n’as pas changé. De loin, quand je t’aperçois, tu sembles plus ou moins heureuse. Ta mère m’a donc donné la bonne adresse, mais elle avait omis de me dire qu’avec cet homme tu as eu un fils ?
Mon cœur me fait mal quand je pense à notre histoire. Et dire que tu étais enceinte de moi. Pour ça, je ne me le pardonnerai jamais. Tes mots résonnent encore dans mes pires cauchemars “Je ne vais pas garder cet enfant, Brian”. Tu l’avais lâché si froidement que je n’ai rien trouvé à redire. Et le pire, c’est que je t’ai compris là encore. C’était à cause de moi si tu ne l’avais pas gardé. Tu n’as jamais su comment élever l’enfant d’un monstre, n’est-ce pas ?
27 juill. 2048, 17 h 17
Mon amour,
Si j’écris ceci, c’est dans l’unique but de te le faire lire dès ton réveil en espérant adoucir ta colère.
J’ai longuement hésité à venir te voir parce que je ne savais pas comment tu allais réagir à ma présence. Je suis resté figé pendant des heures dans ta cage d’escalier. Sais-tu que tes voisins avaient déserté ? Je me suis dégonflé à la dernière minute. Je n’en avais pas la force. Il était pourtant évident que jamais tu n’aurais voulu me suivre. Ton mari n’aurait jamais accepté, et ton fils ? Tout ça me rendait malade. D’ailleurs, je vous ai trouvé étrangement calme, comme si la boule qui grossissait au dehors et les premiers fragments qui déchiraient le ciel étaient normaux.
Il est beau ton nouveau mari. Élancé, élégant, propre sur lui mais ses traits tendus ne mentent pas. Ton homme a peur. Il ressemble un peu à ton père, tu ne crois pas ? Je n’ai pas voulu te le dire pour te mettre mal à l’aise, mais c’est la première impression qu’il m’a donnée. L’imaginer poser ses mains sur ton corps alors que moi, je ne le peux plus, me fait entrer dans une jalousie folle. Il est sorti plusieurs fois de l’appartement pour je ne sais quelle raison. Je t’avoue que j’y ai pensé et je n’en suis pas fier. Après tout, il n’y a plus la loi pour me juger de quoi que ce soit, mais l’idée de perdre à jamais ton amour a été la seule chose qui m’a freiné. C’était le père de ton fils, après tout. Je n’aurais pas pu le tuer sans te perdre. Alors, je me suis contenté de le suivre et je l’ai abordé incognito.
Kevin.
Il m’a dit que c’était son nom. Il m’a remis sa carte d’avocat comme si nous n'allions pas mourir dans moins de trois jours. Il est bien élevé et assez sûr de lui, mais il est fuyant. Lorsque je lui ai demandé comment il comptait passer ses derniers jours avec sa famille, c’était le véritable drame. Il m’avait raconté qu’il comptait sur le suicide collectif la veille de l’impact à la mairie de la ville. Mon cœur s’est décroché pour tomber à mes pieds. Ce fou allait te tuer, toi et ton fils.
Tu me connais… j’ai vu rouge. Alors, avec Henry, nous sommes passés à l’action.
Je sais que tu as eu très peur et je m’excuse. Lorsque j’ai passé la porte de ton appartement, tu as laissé tomber la tasse de thé que tu tenais dans ta main. Elle s’est brisée en mille dans un fracas assourdissant. Je l’ai vécu au ralenti. Tu t’es mise à angoisser et tu t’es agitée. Tu semblais avoir vu le diable. Je suis peiné de voir que tu me vois toujours de cette manière après tout ce que j’ai fait pour toi. Henry a assommé le gamin et je me suis occupé de toi. On vous a pris tous les deux et on s’est barré. Hors de question de vous laisser une minute de plus avec ton mari le fanatique.
Je sais qu’à ton réveil, tu me détesteras davantage. Je te demande pardon, Layla. Je n’ai pas tué ton mari. Je l’ai simplement assommé. Il doit dormir sur une parcelle de trottoir dans l’une des nombreuses rues chaotiques de Houston. Tu comprendras que c’était la meilleure chose à faire.
Concernant Henry, il a décidé de rester à Houston parce qu’il ne voyait pas où aller. Moi, j’ai pris une autre voiture pour t'emmener loin du chaos. Si nous devions mourir, autant que ça soit dans un endroit magnifique et en paix. Là où je t’emmène, plus personne ne pourra poser la main sur toi, sauf moi.
P.S : J’ai aussi vu ces ecchymoses sur tes bras et le bleu sur ton cou. Tu vas devoir m’expliquer qui t’a fait ça.
28 Juill. 2048, 22h07
Je ne sais même plus comment écrire dans ce journal alors que mes sentiments s’effritent et se rabibochent à chaque mot jeté dessus. Tu m’as menti, puis trahi. Je sais que c’est tout ce que j’ai mérité pour avoir ôté la vie à ton père si farouchement. Je ne peux même pas t’en vouloir trop longtemps. J’en tremble, Layla. Je t’observe dormir près de moi alors que le ciel prend mille couleurs au-dessus de nous. Il fait un bruit assourdissant et pourtant… tu dors, blottie sereinement contre ton fils. Notre fils, finalement. Pourquoi m’as-tu fait cela ?
Je croyais que tu allais me frapper, me hurler dessus. Mais tu as fait pire. Tu as crié, puis pleuré. Tu t’es effondrée. Sous les yeux de ton fils. Notre fils. Puis, tu m’as demandé pardon encore et encore avant de me diaboliser à nouveau. Au fond, tu m’as dit que j’étais un monstre dont tu ne pouvais pas te passer. J’étais ton sauveur et ton bourreau. Ta mort et ta vie. Je n’ai rien compris à tes réactions. Le voile de tes humeurs changeait si vite. L’éclair dans tes yeux passait de la rage à la joie, de l’anxiété extrême au soulagement. Et puis tu as laissé échapper ces mots : “Je ne l’ai pas avorté, Brian. Dan… est en fait ton fils”.
C’était un choc si puissant. Si terrible. J’ai remis ma vie en question alors que j’étais persuadé que tu avais interrompu cette grossesse. Dans ma cellule, je me morfondais. Je me suis jugé avant les juges et auto-condamné avant les procureurs. J’avais choisi le gaz tueur pour mon dernier jour, car je voulais souffrir avant de mourir. Finalement, je me suis retrouvé à tuer deux personnes. Ton père et notre fils. C’est ce que je pensais. C’est ce que tu m’as fait penser durant toutes ces années. Pour au final me souffler la vérité entre tes sanglots à deux jours de la fin du monde.
J’ai observé ce gosse nous épier dans l’entrebâillement de la porte de la cabane abandonnée. Maintenant que tu le dis, j’ai reconnu dans ses yeux, qui étaient les tiens, cette manière de voir le monde qui ne pouvait être que la mienne. Je ne sais pas trop ce qui s’est produit en moi. C’était comme un liquide chaud dans mes veines qui me brûlait le cœur : de l’amour paternel ? Je l’ai vu, Layla. Le trésor que tu m’avais caché toutes ces années et qui s’est révélé à moi.
Si je ne t’avais pas retrouvé, je ne l’aurais jamais vu. Je suis en colère. C’est peut-être pour cette raison que je me suis laissé faire quand tu as foncé sur mes lèvres. C’est aussi la colère qui m’a fait répondre instantanément à ton baiser fiévreux. C’est l’amertume que nous éprouvons l’un pour l’autre qui a fait que nous avons partagé une fois encore cette dernière couche. J'en ai rêvé de ce moment où ton corps et le mien ne referaient qu’un. Mais je n’avais jamais imaginé que ce serait dans pareilles circonstances. Je t’en veux, Layla. Je te hais autant que je te vénère. Mais te rends-tu compte ? Il ne me reste pas moins de deux jours pour être avec un fils que je n’ai jamais eu le droit de connaître.
29 juillet 2048.
3 :00 AM. J’ai sauvegardé cette date parce que c’est officiellement la dernière journée de toute l’humanité. Et ça me fait bizarre de le concevoir. Je pensais écrire pour Layla mais personne ne le lira jamais. Je ne sais même pas pourquoi je continue à le remplir alors qu’il ne nous reste plus que quelques heures. On dirait un devoir divin… J’ai décidé de le compléter au fil des heures pour suivre les avancées de la fin du monde. Au moins, on sera fixé de mon heure de décès ?
06 :00 AM. Dehors est étrangement calme. Avec Layla et le gosse, on n'a pas bougé de l’endroit où nous étions. C’était une cabane abandonnée, une vulgaire carcasse de bois usé posée au milieu d’un ancien terrain de maïs. Ce n'était pas le luxe, mais c’était un endroit acceptable pour expier nos derniers péchés.
8 :00 AM. Layla n’a pas pu fermer l'œil depuis hier soir 23 h. Elle angoissait et ne faisait que pleurer en serrant notre fils dans ses bras. J’ai essayé de la réconforter comme j’ai pu. Sauf que j’avais oublié comment on faisait. Entre mes quatre murs, je m’étais résigné à mourir.
10 :00 AM. Layla a fini par s’endormir la tête contre ma jambe. Le petit aussi était emmitouflé dans le vieux duvet qui sentait le renfermé. Je pensais entendre des cris et des sirènes, mais c’était le silence de la mort et le hurlement du vent lourd contre les planches de la cabane qui retentissait.
11 :00 AM. J’ai trouvé de vieilles canettes de bière sous le plancher. Elles sont tièdes et dégueulasses, mais leur goût dépassé les rend spéciales. Les premières roches font un bruit pas possible et j’ai l’impression de sentir la terre trembler sous nos pieds par à-coups.
11 :53 AM. Layla m’a dit qu’elle veut bouger, qu’elle ne veut plus rester ici. Elle voulait mourir dehors en tentant de voir la mer pour une dernière fois. Comme un con, j'ai accepté alors qu’on est au milieu du Texas, putain. J’attends qu’elle embarque sur la banquette arrière. Je ne sais même pas si la voiture survivra 2 km.
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