« Que nul n’oublie Aurora, car en son nom furent liés les royaumes, et dans sa chute dort le serment des vivants. »
– Codex des Voies Perdues, Fragment XI

***

La lumière du matin filtrait à travers les immenses vitraux du Mémorium, projetant sur le sol de pierre polie des reflets colorés. La grande salle d’enseignement était silencieuse, seulement troublée par le bruissement des pages que tournaient quelques élèves studieux. Sur les murs, d’anciennes fresques racontaient l’histoire de grandes guerres du continent, des alliances brisées et des empires déchus. Mais, aujourd’hui, c’était un autre sujet qui occupait les esprits.

Une femme aux longs cheveux noirs se tenait au centre de la pièce, droite et attentive, son regard glissant sur l’assemblée de jeunes mages devant elle. Ils étaient une dizaine, certains encore adolescents, d’autres à peine plus jeunes qu’elle, lorsque elle-même suivait ces leçons. 

– Qui peut me dire ce qui s’est passé à Aurora ?

Un silence s’installa, troublé par quelques regards échangés. Finalement, une jeune fille leva la main.

– La ville a été détruite, répondit-elle. Dans un cataclysme de magie incontrôlée.

La professeure hocha la tête.

– C’est ce que racontent la plupart des récits, oui. Mais, ce n’est pas toute l’histoire.

Elle se tourna vers une fresque représentant une cité rayonnante, Aurora dans toute sa splendeur, avant que la guerre ne la réduise en ruines.

– Aurora était un centre de savoir et de puissance. Un royaume où la magie était étudiée, affinée et exploitée. Comme aujourd’hui à Iavirhia. Pour certains, c'était un âge d’or, pour d’autres une erreur.

Un jeune homme assis au fond de la salle croisa les bras.

– S’ils ont joué avec des forces qu’ils ne comprenaient pas, ils ont eu ce qu’ils méritaient. 

Quelques murmures parcoururent l’assemblée. La professeure posa calmement son regard sur lui.

– Et pourtant, nous utilisons toujours la magie, n’est-ce pas ? Sommes-nous en train de commettre la même erreur ? Vous devriez mesurer vos propos jeune homme. Certains de vos camarades sont issus de rescapés d’Aurora, comme moi. 

Le silence qui suivit en disait long.

– Ce qui s’est passé à Aurora, reprit-elle, a marqué à jamais l’histoire du continent d’Osmosium. La chute de la cité n’a pas été un simple accident. Le mal qui a causé sa chute était si terrible qu’il a forcé des royaumes ennemis à s’unir, ne serait-ce qu’un temps. 

Elle s’arrêta un instant, les yeux posés sur une autre fresque, plus sombre. Celle d’une ombre dévorante, d’une silhouette informe au milieu des flammes.

- La Bête… murmura un élève au premier rang.

La professeure inspira légèrement.

– Personne ne sait vraiment ce qu’elle était. Un monstre, une malédiction, un fléau invoqué par mégarde… Mais, ce qui est sûr, c’est qu’elle a changé notre monde.

– Et elle a disparu, non ? Demanda une voix incertaine.

Un frisson parcourut la salle.

– C’est ce qu’on dit, répondit-elle. Scellée par la magie de Celebrian. Mais, ce qui importe, c’est de s’en souvenir, de ne pas oublier ce qu’il s’est passé pour ne pas répéter les mêmes erreurs. 

Elle laissa son regard balayer ses élèves, jaugeant leur réaction. Certains étaient fascinés, d’autres méfiants. Cependant, tous avaient l’air de comprendre l’importance de ses propos.

– Ce sera tout pour aujourd’hui.

Les élèves commencèrent à ranger leurs affaires, et tandis qu’ils quittaient la salle, un garçon s’arrêta un instant au seuil de la porte.

– Merci pour cette leçon, Mademoiselle Walkstone.

Elle releva la tête, prise au dépourvu.

– Reposez-vous, ajouta-t-il avec un sourire. Vous semblez fatiguée.

Il disparut avec qu’elle ne puisse répondre.

Seule, dans la salle désormais vide, elle fixa les fresques du passé, certains évènements résonnants encore dans son esprit.

***

Les vents chauds du sud-est d’Osmosium sifflaient à travers les plaines arides bordant les ruines de la, jadis si prospère, cité d’Aurora. Un silence pesant régnait, entrecoupé seulement par le bruissement des tentes et les chuchotements nerveux des chercheurs royaux d’Amryn. Le campement avait été installé sur ce qui était autrefois la place centrale de la capitale d’Aurora. La ville n’était plus qu’un amas de pierres noircies et de tours brisées, vestiges d’un temps où Aurora brillait encore comme un joyau parmi les royaumes.

Le crépuscule peignait le ciel de nuances de pourpre et d’or, enveloppant les ruines d’une lumière éthérée. Seredin Vael, chef de l’expédition et chevalier d’Amryn, observait les gravats depuis une plateforme de fortune érigée en bordure du site. Ses cheveux d’un blond cendré étaient tirés en arrière, révélant un visage marqué par l’âge et les heures passées à déchiffrer d’anciens manuscrits. Malgré son calme apparent, une inquiétude sourde résonnait en lui.

Il consulta une carte usée, détaillant l’ancienne cité. Le parchemin indiquait plusieurs sites d’intérêt, mais un cercle rouge entourait un lieu précis : la Crypte de Celebrian, supposée contenir des reliques et des secrets oubliés.

– Nous approchons enfin de la vérité, murmura Seredin, comme pour se convaincre lui-même.

À ses côtés se tenait une femme élancée, portant une robe pourpre brodée des armoiries d’Amryn. Erelia Varnith, chercheuse royale et fidèle conseillère du roi Zachariah Humphries, partageait son enthousiasme, bien qu’une ombre, de doute, obscurcissait son regard.

- Vous êtes sûr que cela vaut le risque, Seredin ? demanda-t-elle d’une voix douce. Aurora n’est plus qu’un tombeau. Certains secrets devraient peut-être rester enfouis. Aurora était un royaume mettant cette maudite magie au premier plan, tout ce qui a survécu à cette catastrophe nous créera des ennuis.

Seredin hocha la tête, fixant l’horizon.

- Chaque pierre de ce lieu maudit recèle des leçons. Si nous craignons les ombres du passé, comment pouvons-nous espérer éclairer notre avenir ?

Erelia hésita, mais avant qu’elle ne puisse répondre, un cri perça l’air.

- Chevalier Vael ! Nous avons trouvé l’entrée !

Seredin se redressa d’un bond. Il échangea un regard déterminé avec Erelia avant de se diriger vers l’origine de l’appel.

L’appel de chercheurs s’était rassemblée devant une vaste dalle de pierre incrustée dans le sol, à moitié ensevelie sous des racines noueuses et des débris. Une lueur bleutée émanait des gravures qui ornaient la surface, des runes anciennes formant un cercle parfait.

Seredin s’agenouilla, passant ses doigts sur les symboles. Il reconnut immédiatement l’écriture runique d’Aurora. 

- Celebrian elle-même a scellé cet endroit, murmura-t-il. C’est ici que repose son dernier secret.

Erelia s’approcha, tendant la main au-dessus des runes. Une énergie froide pulsa sous sa paume, suffisamment puissante pour la faire frissonner.

- Ce sceau est encore actif, dit-elle. Il faudrait des jours pour le briser en toute sécurité.

Mais, avant que Seredin ne puisse répondre, une voix s’éleva derrière eux.

– Alors, prenons un raccourci.

C’était Kaldor Fentis, un homme robuste au visage sévère, portant l’insigne des Serviteurs de l’Ombre. Officiellement, lui et ses hommes étaient là pour protéger l’expédition. Officieusement, Seredin savait peu de choses sur lui et ses hommes, si ce n’est qu’ils étaient recommandés par certains hauts gradés d’Amryn. Le chevalier n’avait pas confiance en lui, et si on lui avait laissé le choix, Kaldor et son groupe n’auraient jamais rejoint cette expédition. Seredin se sentait mal à l’aise en sa présence, et une nuit, ils les avaient vus accomplir ce qui ressemblait à un rituel magique, à l’écart du camp. Or, à Amryn, la magie était taboue et ceux qui avaient le don étaient exilés ou exécutés.

Kaldor dégaina une dague noire ornée de runes étranges et s’agenouilla devant la dalle. Avant que quiconque ne puisse l’arrêter, il traça un symbole dans l’air avec sa lame, récitant des paroles gutturales dans une langue que ni Seredin ni Erelia ne surent reconnaitre.

Les runes sur la dalle s’illuminèrent d’un éclat aveuglant, avant de s’éteindre brusquement. La dalle trembla, puis glissa de côté, révélant une ouverture béante menant vers les entrailles de la terre.

Erelia recula, les mains tremblantes.

– Qu’avez-vous fait ?!

Kaldor esquissa un sourire sinistre.

– Ce que vous n’auriez jamais osé.

Seredin échangea un regard inquiet avec Erelia, mais, déterminé à ne pas laisser Kaldor agir seul, il fit signe au groupe de la suivre.

Les escaliers semblaient interminables, creusés à même la pierre et illuminés par une faible lueur bleutée émanant des murs. L’air était froid, chargé d’une énergie oppressante qui pesait sur les épaules de chaque membre de l’expédition.

Ils débouchèrent finalement dans une vaste salle circulaire. Au centre, se trouvait deux statues, figeaient en pleine action. L’une d’entre elles était une femme, ses bras levés comme pour lancer un sort sur la seconde statue. Elle avait une forme humaine, mais était disproportionnée et asymétrique, avec de longues griffes sur les mains.

Seredin s’approcha des statues pour les examiner de plus près.

– C’est…. La reine Celebrian, murmura-t-il avec révérence. Alors…. Cette chose est la Bête….

Avant qu’il ne puisse reculer, Kaldor fit un pas en avant, son visage déformé par un sourire triomphant.

– Vous avez bien travaillé, Seredin. Il est temps de réveiller celui qui nous apportera le salut.

Seredin se tourna brusquement.

– Que faites-vous ?!

Kaldor ne répondit pas et planta sa dague dans la statue informe, libérant une onde de choc magique. Les runes gravées sur les murs s’assombrirent, l’aura bleutée qui entourait les statues.

Un grondement sourd résonna, faisant trembler la crypte. Une énergie noire s’échappa de la statue informe, prenant la forme d’une ombre gigantesque aux contours indistincts.

L’ombre se déploya, remplissant la salle d’une obscurité suffocante. Une voix caverneuse et multiple s’éleva, faisant vibrer les murs.

– Enfin…. Libre.

La créature balaya la pièce d’un geste, projetant les érudits et les Serviteurs de l’Ombre contre les murs. Seredin se releva péniblement, le souffle coupé. Il vit Erelia tenter de porter un coup d’épée, mais l’ombre absorba le coup comme s'il n’était rien.

La créature avança, ses yeux rouges perçant les ténèbres. Elle détruisit les colonnes, réduisant à néant des dernières protections de la crypte, avant de détruire le plafond pour se frayer un chemin vers l’extérieur.

Seredin, malgré sa terreur, se précipita vers Erelia, qui gisait inconsciente. Il jeta un regard rempli de terreur vers l’énorme ouverture dans le plafond.

- Qu’avons-nous fait Erelia…. Nous avons réveillé la Bête…

À l’extérieur, le campement fut ravagé. Les érudits et les gardes qui n’étaient pas descendus dans la crypte virent une ombre titanesque émerger de la terre, détruisant tout sur son passage. Le ciel lui-même sembla se noircir alors que la Bête avançait, semant la destruction sur son passage.

Dans le chaos, seuls quelques survivants purent s’échapper pour porter la nouvelle : Aurora, tombeau silencieux de la dernière guerre, était de nouveau le théâtre d’un cauchemar.